Analogie (4): Analogie structurelle

1. Terminologie

L’analogie structurelle met en relation deux domaines complexes articulant chacun un nombre indéfini et illimité d’objets et de relations entre ces objets. Elle combine analogie catégorielle (propriété des objets) et analogie proportionnelle (propriété des relations).
On pourrait également parler d’analogie de forme (analogie formelle), ou emprunter aux mathématiques le terme d’isomorphisme.
On parle d’analogie matérielle pour désigner la relation entre deux objets dont un est la réplique de l’autre. La notion couvre des phénomènes différents, comme la relation entre une maquette et l’original, ou la relation entre un prototype et l’objet à réaliser. Certains raisonnements faits sur la maquette ou le prototype sont directement transposables sur l’objet fini.

On peut distinguer deux types de situations, correspondant à deux affirmations distinctes mettant en jeu l’analogie structurelle. Les accolades rappellent qu’il s’agit ici non pas d’individus mais de domaines complexes.

(i) {A} et {B} sont analogues — Dans le premier cas, il s’agit de comparer les deux domaines {A} et {B} afin de déterminer s’il existe ou non une analogie entre eux, c’est-à-dire si la proposition “A et B se ressemblent” est vraie ou non. On peut se demander si la crise de 1929 a des caractéristiques communes avec celle du Japon dans les années 1990, ou avec celle de l’Argentine au début des années 2000, afin d’établir une typologie des crises économiques, sans trop d’idées préconçues sur l’utilisation que les politiques feront des résultats de cette recherche.
Les domaines sont symétriques du point de vue de l’investigation, qui ne porte pas sur l’un des domaines mais exclusivement sur leurs relations. Aucun des domaines n’étant privilégié par rapport à l’autre, ils ne peuvent être désignés que dans leur spécificité.

(ii) {A} est analogue à {B} — On voit a contrario l’importance de la situation précédente lorsqu’on fait intervenir dans la série la crise de 2008 ; il s’agit alors, à coup presque sûr, de voir s’il est possible de “tirer des leçons” des crises précédentes. Si quelqu’un se sert de l’analogie 1929 ~ 2008 pour prédire une troisième guerre mondiale, on détruira son argumentation en montrant que les domaines ne sont pas analogues, et qu’on ne peut donc pas s’appuyer sur l’un pour dire quelque chose sur l’autre (voir infra § 6).

La différence de statut entre les deux domaines a été notée de différentes façons :

{A} est analogue à {B}.
Tenor ressemble à Vehicle (Richards 1936) (Ang. Tenor = le sens, le contenu ; Vehicule = l’instrument, le vecteur, le support)
— Le Thème ressemble au Phore (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 501)
— Le Thème ressemble à son Analogue.
— Le Comparé est comme le Comparant.
— La Cible ressemble à la Source, ou Ressource.

L’argumentation par analogie fonctionne sur l’asymétrie des domaines comparés ; c’est pourquoi ces deux domaines seront désignés par les lettres d’alphabets différents, {∏} et {R}. Le domaine {∏} est le domaine Problématique, domaine Cible de, ou Ciblé par l’investigation. Le domaine {R} est la Source ou la Ressource sur laquelle on s’appuie afin de modifier le statut épistémique du domaine Ciblé, {∏}, pour déduire certaines conséquences touchant {∏}.

Autrement dit, le domaine Ressource {R} a le statut de domaine argument et le système Ciblé {∏} de domaine Conclusion. Les deux domaines sont différenciés des points de vue épistémique, psychologique, langagier et argumentatif :

— En termes épistémiques, le domaine Ressource est le domaine le mieux connu ; le domaine Ciblé est le domaine en cours d’exploration, sur lequel porte la recherche.
— En termes psychologiques, l’intuition et les valeurs qui fonctionnent sur le domaine Ressource sont invitées à fonctionner dans le domaine Ciblé.
— En termes langagiers, le domaine Ressource est couvert par un langage stable ; le domaine Ciblé ne dispose pas d’un langage stabilisé propre.
— En termes argumentatifs, le domaine Ressource est reconnu comme légitime / illégitime, donc légitimant / délégitimant pour le domaine Ciblé.
— En termes de méthode et d’action, on connaît des procédures dans le domaine Ressource, mais pas dans le domaine Ciblé.

2. Analogie explicative

Dans la célèbre analogie d’Ernest Rutherford entre l’atome et le système solaire, le domaine Ressource est le système solaire, le domaine Ciblé par l’analogie est l’atome :

L’atome est comme le système solaire.
[Le domaine Ciblé, où se pose le problème], est comme [le domaine Ressource].

C’est une analogie didactique, qui vise à faire comprendre ce qu’est l’atome à partir de ce qu’est le système solaire. L’asymétrie des domaines est évidente. Le domaine Ressource, le système solaire, est bien connu, depuis longtemps. Le domaine Ciblé est nouveau, mal compris, énigmatique.
L’analogie explicative conserve ses mérites pédagogiques même si elle est partielle. On peut toujours comparer les deux systèmes afin de mettre en évidence les limites de la comparaison, voir §4 infra.
L’analogie a valeur explicative dans la situation suivante :

    1. Dans le domaine {∏}, la proposition π n’est pas comprise.
    2. Dans un domaine{R}, il n’y a pas de débat sur p : elle est comprise.
    3. {∏} est isomorphe de {R} (analogie structurelle, systémique).
    4. La position de π dans {∏} est identique à celle de p dans {R}.
    5. π est un peu mieux comprise.

On établit une relation d’analogie entre deux faits, on intègre (situe) l’inconnu sur la base du connu. Comme l’explication causale, l’explication par analogie jette des ponts, brise l’insularité des faits.

3. Puissance de l’analogie structurelle

L’analogie est une invitation concevoir le domaine problématique à travers un domaine Ressource considéré comme un modèle du domaine Ciblé. Pour faire entendre sa vision de l’épistémologie, Otto Neurath utilise une analogie métaphorique maritime :

Il n’y a pas de tabula rasa. Nous sommes comme des marins en pleine mer, qui doivent rebâtir leur bateau sans jamais pouvoir l’amener sur un dock pour le démonter et le reconstruire avec de meilleurs éléments.
Otto Neurath, Protokollsätze, 1932/3. [1]

L’analogie peut se traduire mot à mot : “il n’y a pas de fondement ultime des connaissances, à partir desquels nous puissions, sans aucun présupposé, montrer qu’elles sont valides”. Cette ressource est extrêmement puissante ; l’image pourrait aussi bien s’appliquer à la vie relationnelle : “il n’y a pas de ‘bonne explication’ qui permette de reconstruire une relation endommagée et de repartir de zéro”, à la vie sociale, “il n’y a pas de Grand Soir”.

Un langage est attaché au domaine des ressources. Par exemple, au corps humain est attaché un langage qui peut être incomplet et parfois assez incohérent, mais généralement bien compris : langages du flux des matières organique, de l’anatomie et de la physiologie populaire, de la bonne santé et de la maladie, de la vie et de la mort. Ce langage synthétise et construit une intuition commune du corps. D’autres domaines moins concrets, comme la société, ne sont pas dotées d’un langage aussi dense, efficace et fonctionnel. L’analogie projette le langage du corps humain sur le domaine problématique, la société, qui devient “le corps social”. Dès lors, par exemple, les convulsions sociales peuvent être discutées, par exemple, en termes dysfonctionnement organique. L’analogie est une invitation à voir le problème à travers la lentille de la ressource ; la métaphore complète nous permet d’oublier les lunettes.

La ressource ne doit pas nécessairement préexister à l’analogie ; l’analogie peut créer ex nihilo une ressource dont l’évidence s’impose instantanément à l’intuition.
C’est cette possibilité qu’exploite l’analogie proposée par Heisenberg en 1955 où le comparant est « un bateau construit avec une si grande quantité d’acier et de fer que la boussole de son compas, au lieu d’indiquer le Nord, ne s’oriente que vers la masse de fer du bateau ». Le danger dont il est question à la première ligne est celui dans lequel se trouvait l’humanité au moment de la Guerre froide.

Une autre métaphore rendra peut-être encore plus évident ce danger. Par cet accroissement apparemment illimité du pouvoir matériel, l’humanité se trouve dans la situation d’un capitaine dont le bateau serait construit avec une si grande quantité d’acier et de fer que la boussole de son compas, au lieu d’indiquer le Nord, ne s’orienterait que vers la masse de fer du bateau. Un tel bateau n’arriverait nulle part ; livré au vent et au courant, tout ce qu’il peut faire, c’est de tourner en rond. Mais revenons à la situation de la physique moderne ; à vrai dire, le danger existe tant que le capitaine ignore que son compas ne réagit plus à la force magnétique de la terre. Au moment où il le comprend, le danger est déjà à moitié écarté. Car le capitaine qui, ne désirant pas tourner en rond, veut atteindre un but connu ou inconnu, trouvera moyen de diriger son bateau, soit en utilisant de nouveaux compas modernes qui ne réagissent pas à la masse de fer du bateau, soit en s’orientant par les étoiles comme on le faisait autrefois. Il est vrai que la visibilité des étoiles ne dépend pas de nous et peut-être à notre époque ne les voit-on que rarement. Mais, de toutes façons, la prise de conscience des limites de l’espoir qu’exprime la croyance au progrès contient le désir de ne pas tourner en rond, mais d’atteindre un but. Dans la mesure où nous reconnaissons cette limite, elle devient le premier point fixe qui permet une orientation nouvelle.
Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine [1955][2]

Comme le montrent ces exemples l’analogie structurelle tourne spontanément vers la fable et cette vision hypnotique de l’objet que la rhétorique des figures nomme hypotypose (« description animée, vive et frappante, qui met, pour ainsi dire, la chose sous les yeux », Littré, Hypotypose). Elle est puissante car elle permet une compréhension, peut-être illusoire, fondée sur la matérialisation et la visualisation de situations indécises et d’objets lointains. Son modus operandi est celui de l’argumentation visuelle.

4. L’analogie structurelle comme obstacle épistémologique

Mais la force de l’analogie fait sa faiblesse. Elle créée un obstacle épistémologique lorsque l’explication qu’elle propose, très satisfaisante pour l’intuition, fait obstacle à des recherches plus approfondies :

Par exemple, le sang, la sève s’écoulent comme l’eau. L’eau canalisée irrigue le sol ; le sang et la sève doivent irriguer eux aussi. C’est Aristote qui a assimilé la distribution du sang à partir du cœur et l’irrigation d’un jardin par des canaux (Des parties des Animaux, III, v, 668a 13 et 34). Et Galien ne pensait pas autrement. Mais irriguer le sol, c’est finalement se perdre dans le sol. Et là est exactement le principal obstacle à l’intelligence de la circulation.
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie [1952] .[3]

L’analogie est féconde pour stimuler la découverte ou l’invention, elle est utile dans l’enseignement et la vulgarisation, mais du point de vue scientifique, elle est incapable de prouver. Cette observation fonde le rejet de principe de l’analogie.

5. L’argumentation par analogie structurelle

Dans la parole ordinaire, l’analogie est utilisée argumentativement dans les cas de figure suivants :

    1. Une question se pose dans un domaine {∏} : La vérité d’une proposition α ou la pertinence d’une ligne d’action β sont en débat.
    2. Dans un domaine Ressource {R}, la proposition a est tenue pour vraie ou l’action b pour adéquate. Dans ce domaine, les représentations sont stabilisées, font l’objet d’un consensus.
    3. Il existe une relation d’analogie entre domaine Ressource {R} et domaine Problématique {∏}.
    4. Donc, tenons α pour vraie, considérons que faire α serait efficace.

L’opération argumentative consiste à attirer l’attention du douteur sur le fait que “si les domaines sont analogues, alors leurs éléments correspondants le sont”, en particulier a et α, b et β, ainsi que les relations qui les unissent. L’analogie donne à penser, mais ne prouve rien : la conclusion peut se révéler fausse, V. Métaphore; Exemple ; Imitation.

6. Réfutation des analogies structurelles

6.1 Analogie vaine

De même que dans une explication, l’explication fournie (explanans) doit être plus accessible que la chose à expliquer (explanandum), et que dans une définition, la définition (definiens) plus claire que le terme défini (definiendum), pour qu’une analogie soit intéressante pédagogiquement, il faut que le domaine Ressource soit plus familier que le domaine Ciblé. Lorsque le domaine Ressource est de fait encore moins connu, moins clair que le domaine sous exploration, l’analogie est vaine du point de vue du partage des connaissances.
L’analogie vaine peut servir à bluffer le jobard, c’est-à-dire non pas à faire comprendre le domaine ciblé par le destinataire mais à faire admirer les compétences supposées de son auteur, qui se présente comme familier du domaine Ressource ; le théorème de Gödel a beaucoup servi à cet effet (Bouveresse [1999]).

6.2 Fausse analogie

On réfute une argumentation par l’analogie en rejetant l’analogie qu’elle exploite. On montre pour cela que le domaine Ressource présente des différences cruciales avec le domaine ciblé, ce qui interdit de tirer à partir de l’une des leçons ou des explications, des inférences… applicables à l’autre. Par exemple, la comparaison de la crise de 2008 avec la crise de 1929 est mise en échec par le fait que, dans le paysage européen de 2009, on ne trouve rien à mettre en correspondance avec Hitler et la situation de l’Allemagne en 1929. C’est une réfutation sur le fond.

Jean-François Mondot — La crise économique ne contribue-t-elle pas à rendre notre civilisation plus fragile que jamais ? On entend parfois certains intellectuels ou éditorialistes faire des analogies avec la crise de 1929 qui a débouché sur la Seconde Guerre mondiale.
Pascal Boniface — On commet très souvent l’erreur de penser que l’histoire se répète, ou qu’elle bégaie, pour s’autoriser des comparaisons très risquées. La Russie tape du poing sur la table, et l’on parle aussitôt du retour de la guerre froide. Une en 1929crise économique et financière éclate à Wall Street, et l’on s’empresse de faire une analogie avec 1929 en imaginant qu’un Hitler pourrait arriver au pouvoir à la faveur de ces difficultés. Or, les circonstances politiques sont évidemment très différentes, dans la mesure où il n’y a pas, en Europe, de grand pays qui ait été humilié, comme l’Allemagne en 1918, et qui veuille prendre sa revanche. Cette comparaison est facile et parlante mais elle n’est pas fondée ni stratégiquement, ni intellectuellement.
Le choc des civilisations n’est pas une fatalité, interview de Pascal Boniface par Jean-François Mondot[4]

La réfutation repose sur le repérage d’une différence cruciale entre les deux événements. Cette différence interdit d’exploiter ce qui s’est passé en 1929 pour prédire ce  qui va se passer après 2008.

6.3 Analogie partielle

L’analogie partielle (boiteuse) est une analogie qui a été critiquée et limitée (« misanalogy », Shelley 2002, 2004), comme on le voit pour l’analogie entre le système solaire et l’atome :

Similitudes fondatrices de l’analogie :

Une masse centrale : le soleil, le noyau.
Des éléments périphériques : les planètes, les électrons.
Une masse centrale plus importante que les masses périphériques : la masse du soleil est plus importante que celle des planètes, celle du noyau est plus importante que celles des électrons, etc.

Différences (ruptures d’analogie) :

La nature de l’attraction : électrique pour l’atome, gravitationnelle pour le système solaire. 
Il y a des atomes identiques, chaque système solaire est unique.
 Il peut y avoir plusieurs électrons sur la même orbite, il n’y a qu’une seule planète sur la même orbite, etc.

L’analogie partielle conserve toute son utilité pédagogique, mais interdit toute transposition mécanique d’une connaissance acquise sur un domaine dans l’autre domaine.

6.4 Analogie réorientée

La même analogie conduit à des résultats incompatibles avec la conclusion qu’on prétend en tirer (« disanalogy », Shelley, ibid.). À partir du même domaine Ressource, une autre analogie réfute l’analogie primitive.
Ce mode de réfutation est particulièrement efficace, car il se place sur le terrain de l’adversaire. L’opposant “pousse plus loin” l’analogie avancée dans le discours de proposition, afin de la retourner pour la mettre au service de son propre discours d’opposition. Il admet que tel domaine Cible admet bien tel domaine Ressource ; en focalisant sur un aspect de la Ressource inaperçu du proposant, il en tire une conclusion au service de son contre-discours. Cette stratégie est exploitée pour la réfutation des métaphores argumentatives.

Argument : — Ce domaine se situe au cœur de notre discipline.
Réfutation : — C’est vrai. Mais une discipline a aussi besoin d’yeux pour y voir clair, de jambes pour avancer, des mains pour agir, et même d’un cerveau pour penser.
Autre réfutation — C’est vrai. Mais le cœur peut très bien continuer à battre, conservé dans un bocal.

Un partisan de la monarchie héréditaire parle contre le suffrage universel :

Argument : — Un président élu au suffrage universel, c’est absurde, on n’élit pas le pilote.
Réfutation : — Mais on ne naît pas non plus pilote.

Les deux parties filent la même métaphore. Cette forme d’analogie a la force d’une réfutation ad hominem, sur les croyances de l’interlocuteur : “tu es ton propre réfutateur”.

6.5 Contre-analogie

Comme pour toute argumentation, à une argumentation par l’analogie, on peut opposer une contre-argumentation, c’est-à-dire une argumentation dont la conclusion est contradictoire avec la conclusion originelle, V. Contre-discours. Cette contre-argumentation peut être de type quelconque, notamment une autre argumentation par analogie, tirée d’un autre domaine ressource ; on parle alors de contre-analogie.

Argument : — L’université est (comme) une entreprise, donc…
Réfutation : — Non, l’université c’est (comme) une garderie, une abbaye..


[1] Erkenntnis 3 (1932/3), p. 206. Cité dans Ansgar Beckermann, “Zur Inkohärenz und Irrelevanz des Wissensbegriffs”, Zeitschrift für philosophische Forschung 55, 2001, p. 585.

[2] Trad. de l’allemand par A.E. Leroy, Paris, Gallimard, 1962, p. 35-36.

[3] Paris, Vrin, 1965, p. 26-27.

[4] Les Cahiers de Science et Vie, février-mars 2009. http://www.iris-france.org/Tribunes-2009-03-04.php3 (20-09-13)