Composition et division

      • Lat. fallacia compositionis, de fallacia, “tromperie ; enchantement” ; compositio “appariement, préparation composition” .
        Ang. composition of words, division of words.

La fallacie de composition et division fait partie de l’ensemble des fallacies “en dépendance du discours” (vs fallacies indépendantes du discours) : c’est une fallacie de mots, non pas de choses ou de méthode, V. Fallacieux 3 : Aristote.
Aristote examine la question des “paralogisme de composition et division”,
— En lien avec l’argumentation dans la Rhétorique (II, 24 ; p. 128).
— Sur le plan de la grammaire et de la logique dans les Réfutations sophistiques (p. 11-12)  : Dans quelles conditions les jugements portés sur des énoncés pris isolément restent-ils valides lorsqu’on les compose ? dans quelles conditions le jugement portés sur un énoncé pris isolément reste-il valide lorsqu’on divise cet énoncé en plusieurs énoncés ?

L’étiquette argumentation par la division est parfois utilisée pour désigner l’argumentation au cas par cas.

En philosophie du langage, la question de la composition et de division se rattache à l’étude des expressions fallacieuses, “misleading expressions”, V. Expression.
La fallacie de composition / division a sa source dans une mauvaise compréhension d’une forme linguistique, liée au fait que le sens peut suivre la forme ou ne pas la suivre. Deux expressions peuvent avoir la même forme de surface sans admettre les mêmes implications et les mêmes paraphrases.
La réflexion sur la composition et la division est une initiation à la complexité des faits de langage. Le langage est trompeur seulement au sens où une route est dangereuse et cesse de l’être lorsqu’on adapte sa conduite.

1. Grammaire de la composition et de la division

La composition et la division mettent en jeu la conjonction et, qui coordonne des noms ou des verbes comme dans les constructions suivantes. On dit que
— (3) et (4) sont obtenus par division à partir de (1) et (2) respectivement.
— (1) et (2) sont obtenus par composition à partir de (3) et (4) respectivement.

Énoncé Composé
  Énoncés Divisés
(1) Pierre et Paul sont venus  <=> (3) Pierre est venu et Paul est venu
(2) Pierre a fumé et prié  <=> (4) Pierre a fumé et Pierre a prié

Les énoncés “composés” et “divisés” sont parfois équivalents sémantiquement et parfois non.

Les énoncés composés et divisés sont équivalents

Les énoncés (1) et (3) d’une part, (2) et (4) d’autre part sont en gros équivalents, même si on peut se demander si (1) n’implique pas que Pierre et Paul sont venus ensemble, alors que (3) pas forcément.
Dans ce cas, on dit que la composition et la division sont possibles. La coordination des syntagmes sujets permet d’éviter la répétition.

Les énoncés composés et divisés ne sont pas équivalents

Parfois il n’y a pas équivalence entre l’énoncé où les sujets sont coordonnés et la coordination de deux énoncés. Les phénomènes en jeu sont liés au sens des mots, et peuvent très différents.

Les significations de l’énoncé divisé et celle de l’énoncé composé ne sont pas les mêmes :

Énoncé Composé Énoncés Divisés
(5) Pierre et Marie se sont mariés  <=> (6) Pierre s’est marié et Marie s’est mariée

À défaut de plus d’information, on comprend (5) “Pierre et Marie se sont mariés l’un avec l’autre” et (6) “Pierre et Marie se sont mariés chacun de leur côté”. La composition / division produit un nouveau sens.
Si le locuteur parle de ses enfants, la coutume étant ce qu’elle est la composition / division n’est pas trompeuse.

Dans les exemples suivants, (7) et (9) sont normaux, mais (8) est par défaut contradictoire et (9) est incompréhensible.

(7) Le drapeau est rouge et noir   ≠≠  (8) *le drapeau est rouge et le drapeau est noir
(9) B est entre A et C ≠≠ (9) * B est entre A et B est entre C.

Parfois une opération syntaxique appliquée à un énoncé produit un énoncé qui le paraphrase, parfois la même opération appliquée à un autre énoncé ayant apparemment la même structure que le premier, produit un énoncé n’ayant aucun sens ou un sens et des conditions de vérité différents de ceux de l’énoncé de départ.

Les sophistes historiques utilisent les jeux de la composition et de la division pour jeter leurs interlocuteurs dans la confusion, comme le montre l’exemple suivant :

Ce chien est ton chien (est tien, est à toi) ; et ce chien est père. Donc ce chien est ton père, et toi le frère des petits chiens.
(D’après  Platon, Euth., XXIV, 298a-299d ; p. 141-142, V. Sophisme §1)

L’interlocuteur est désorienté, et tout le monde trouve cela très drôle.

Le jeu sur la composition et la division est une manœuvre radicale de destruction du discours qui va jusqu’à affecter la capacité de l’interlocuteur à s’exprimer, en le poussant au bégaiement et à l’exaspération, afin de le ridiculiser devant l’auditoire.

2. Argumentation par composition et de la division

Aristote examine ces saillies des sophistes dans les Réfutations sophistiques et dans la Rhétorique, où la notion de composition est présentée sur plusieurs exemples dont on voit clairement la portée argumentative.,

Accord
Composition / Division dans les Réfutations sophistiques

On peut argumenter par composition et division « en combinant ce qui est séparé ou en séparant ce qui est combiné » (Rhét., II, 24, 1401a20-30 ; trad. Chiron, p. 405-406), ce qui permet de présenter les choses sous un aspect plus ou moins favorable. C’est une technique de schématisation au sens de Grize.
Cette technique d’argumentation met en jeu des énoncés construits autour des prédicats appréciatifs et modaux comme — est bon ; — est juste ; — est capable de — ; — peut — ; — connaît — ; — sait que —, etc.
L’exemple suivant est emprunté au drame de Sophocle Électre : Clytemnestre tue son mari, Agamemnon. Oreste, leur fils, tue Clytemnestre pour venger son père. Mais avait-il le droit légal et moral de tuer sa mère ?

Il est juste que celle qui a tué son mari meure, et il est juste aussi, assurément que le fils venge son père ; ces deux actions ont donc été accomplies justement ; mais peut-être que, réunies, elles cessent d’être justes. (Rhét., II, 24,1401a35-b5 ; p. 407).

Réunir les deux actions signifie qu’elles n’en font plus qu’une. Oreste soutient que cette composition est licite :

Composition : X est juste et Y est juste => X et Y sont justes
(X) “venger son père” est juste et “ (Y) exécuter la femme qui a tué son mari” est juste

Or si “venger son père” est juste, “tuer sa mère” est un crime. Pour les accusateurs d’Oreste, le fait qu’il soit le fils de Clytemnestre bloque la composition, car il n’est pas possible de composer une action vertueuse et une action criminelle. La stase dramatique se noue autour de l’argument de la composition.

Cette technique de décomposition d’une action douteuse en une suite d’actes louables, ou au moins innocents est argumentativement très productive : voler, ce n’est jamais que prendre le sac qui se trouve là, le déplacer ailleurs et négliger de le remettre à la même place. La division bloque l’évaluation globale.

La Rhétorique présente un second exemple où on voit clairement que fallacie et argument sont bien l’avers et le revers d’une même médaille :

Puisque deux fois une quantité rend malade, on ne peut affirmer qu’une fois cette quantité soit bonne pour la santé ; car il est absurde que si deux sont des biens, un soit un mal.
Utilisé ainsi, l’argument est réfutatif ; mais comme il suit il est démonstratif :
[… car] il n’est pas possible que si un est un bien, deux soient des maux.
C’est un lieu complètement paralogique. (
Rhét., II, 24, 1401a30 ; Chiron, p. 406)

Par division, c’est l’argument des abstinents, par composition celui des permissifs. Les partisans de la prohibition partent d’un accord sur le fait que “vider beaucoup de verres rend malade”, et ils divisent :

Vider (1+1+1+…) verre rend malade.
Donc vider 1 verre rend malade et vider 1 verre rend malade et vider 1 verre rend malade …

Les permissifs partent d’un autre accord : “boire un verre est bon pour la santé”, et ils composent.

3. Argumentation par composition et division
et argumentation par le tout et les parties

3.1 Argumentation fondée sur le Tout

L’argumentation fondée sur le Tout (ou par Division) attribue à chacune des Parties qui le composent une propriété observée sur le Tout

Si le tout est P, est-ce que chacune de ses parties est P ?

Un pays a une population de N millions de personnes.
Sachant que le pays est riche, peut-on conclure que chacune de ces personnes est riche ?

La Syldavie est riche, donc les Syldaves sont riches.
Il l’a attaqué lui parce que c’est un Syldaves, et que les Syldaves sont riches

Mais il se peut que la Syldavie ne soit pas riche, et que les Syldaves non plus. V. Généralité.

3.2 Argumentation fondée sur les Parties

L’argumentation fondée sur les Parties (ou par Composition) attribue au Tout qu’elles composent les propriétés vérifiées sur chacune des parties :

Si chacune des parties d’un tout est P, alors le tout est P.
Si chacun des joueurs est bon, alors l’équipe est bonne (?).

Les deux étiquettes “composition et division” et “tout et partie” sont, en pratique, considérées comme équivalentes).
L’argumentation par composition / division couvre en effet le cas de la structure additive qui est celle de l’argumentation tout / partie. Elle traite cependant de problèmes sémantiques plus complexes que ceux qui concernent la seconde, comme le montrent les exemples cités.
Dans le cas de la composition de “Pierre est venu et Paul est venu” en “Pierre et Paul sont venus”, “Pierre et Paul” ne forment pas un tout dont Pierre et Paul seraient les parties. au sens ou la Syldavie est un tout dont l’ensemble de ses ressortissants est une partie.

4. Effet de composition

N’importe quel ensemble d’objets ou d’actions en simple relation de voisinage, sans connections entre eux constitue une totalité mécanique ou accidentelle (cas de la totalité Pierre et Paul, supra). La réunion de ces objets en un tout accidentel ne modifie en rien leurs propriétés et ne crée aucune propriété nouvelle.
Dans les totalités organiques ou complexes la conjonction des parties fait émerger une nouvelle propriété, qui fait l’unité du tout et le distingue d’une juxtaposition inerte d’éléments constituants. Le degré de complexité de l’ensemble est supérieur à la simple addition arithmétique des propriétés de ses parties. Pour désigner l’irréductibilité du Tout à la somme de ses Parties, on parle d’un effet de composition ; pour un exemple d’un tel effet, V. Ad populum.

On retrouve au niveau de l’argumentation une question traitée en théorie des figures de rhétorique, le problème de la métonymie et de la synecdoque, la première reposant sur le simple voisinage, la seconde sur une unité substantielle.