Ab —, ad —, ex — : les noms latins des arguments

Le latin est toujours utilisé pour nommer certains arguments ou certaines fallacies. Cet usage, quoique peu systématique, est bien présent dans les textes modernes, et il en reste des traces dans la pratique contemporaine. Certaines de ces dénominations, peu nombreuses, sont même passées dans le vocabulaire courant : argument ad hominem, a fortiori, a contrario, a pari… On trouve également des doublons terminologiques français-latin, parfois transparents :

argument e silentio, ou Argument du silence

parfois totalement opaques pour le non-latiniste :

Argument ad crumenam ou argument du portefeuille,

parfois enfin l’équivalent proposé est problématique : ainsi, “argument ad verecundiam” est souvent traduit par “argument d’autorité”, alors que le latin verecundia signifie “modestie” ; pour Locke, qui a proposé cette étiquette, l’argument ad verecundiam est un sophisme non pas d’autorité mais de soumission à l’autorité, V. Modestie.

Cette pratique terminologique est excluante pour le non-latiniste. Dans de nombreux cas, ce latin d’occasion apparaît comme gratuit, voire ridicule, particulièrement lorsqu’il existe des termes français dont l’usage est bien établi pour désigner le même type d’argument ; en tout cas il n’est plus spontanément compris.
Son usage s’explique cependant par l’importance qu’a longtemps conservée le latin comme langue du droit, de la philosophie et de la logique. Le maintien de ce système de désignation n’est pas plus étrange que celui, bien établi, qui est utilisé pour les figures de rhétorique. Il tendait à doter l’étude critique du raisonnement langagier d’un langage technique, tout en introduisant dans le discours théorique un parfum d’autorité cicéronienne ; cet usage du latin est entièrement comparable à celui qui est fait actuellement de l’anglais.

Morphologiquement, les locutions latines utilisées pour nommer les types d’arguments sont principalement des étiquettes prépositionnelles, et également quelques locutions diverses

1. Les étiquettes prépositionnelles : prépositions ab, ad et ex

Certains arguments ou fallacies sont désignés, dans les textes contemporains, par des syntagmes prépositionnels de la forme :

Argument + préposition latine + substantif latin.

Parfois, le mot latin argumentum remplace argument.

Le latin est une langue à déclinaisons ; les mots latins figurent dans les dictionnaires au cas sujet. Lorsque ces mots entrent dans des locutions prépositionnelles, la préposition leur impose un cas précis, marqué par une variation morphologique en fin de mot.

Les trois prépositions les plus utilisées sont ab ; ad ; ex :
— La préposition ab (a devant consonne) signifie “à partir de, tiré de” :

“Argument a contrario” : argument tiré des contraires, topos des contraires.

— La préposition ad signifie “vers, à” :

“Argument ad personam” : argument visant la personne.

— La préposition ex marque “l’origine, la provenance” ; les étiquettes en ex sont les moins nombreuses :

“Argument ex datis” : argument fondé sur ce qui est admis (par l’interlocuteur, le public).

On rencontre accessoirement les prépositions :

Per : argument per analogiam, par analogie
In : argument in contrarium, par les contraires
Pro : argument pro subjecta materia, sur le sujet en question.

Ab, ad et ex peuvent entrer en concurrence pour la désignation de certains arguments ; on trouve :

“Argument ab auctoritate”, ou “argument ad auctoritatem
“Argument ab absurdo”, ou “argument ad absurdum” ou “argument ex absurdo”.

Du point de vue sémantique, il y a un contraste directionnel origine / but entre les prépositions ab et ex d’une part, et ad d’autre part :

argument ab, ex + substantif latin = argument tiré de, sur, faisant appel à
argument ad + substantif latin = argument visant —.

Les types d’arguments désignés par chacune de ces étiquettes sont hétérogènes. Nombre d’étiquettes en ad ont été introduites à l’époque moderne, pour désigner des contenus parfois très précis ; elles servent notamment à désigner des appels à l’émotion ou à une position subjective, alors que étiquettes ab et ex ne sont jamais utilisées dans ce sens.

2. Autres expressions latines

On utilise parfois divers syntagmes latins pour désigner certaines fallacies aristotéliciennes classiques.
— Fallacie d’omission des qualifications (circonstances) pertinentes, ou de “généralisation indue d’une affirmation restreinte” :

Fallacie “a dicto secundum quid ad dictum simpliciter”, de dictum “mot ; maxime ; “affirmation” ; secundum quid “d’un certain point de vue” ; simpliciter, “simplement”, de simplex, “simple”.
Sophisme de passage d’un jugement qualifié (à portée limitée) à un jugement catégorique.

Cette formule est abrégée en fallacie “secundum quid”, V. Circonstances.

— Fallacies de la fausse cause, c’est-à-dire de mauvaise construction de la relation causale, V. Causalité 2 :

Non causa pro causa, “non cause (prise pour) cause”.
On affirme que E1 est cause de E2, alors que tel n’est pas le cas.

Cum hoc, ergo propter hoc, “en même temps que, donc à cause de” :
E1 et E2 sont concomitants, on en déduit à tort que E1 est cause de E2

Post hoc, ergo propter hoc, “après, donc à cause de” :
E1 se produit toujours avant E2, on en déduit à tort que E1 est cause de E2

— Fallacie de cercle vicieux, petitio principii, “pétition de principe”

On utilise, notamment en droit, des expressions latines, qui désignent des principes argumentatifs, ainsi que certaines expressions pour désigner des formes particulières d’arguments, par exemple :

Eiusdem generi lat. idem, “le même” ; genus, “genre” ; adage latin exprimant à la clause du genre, V. Topique juridique.

3. Des formes parodiées

Dans Tristram Shandy, Sterne joue avec le latin et mentionne les arguments ad verecundiam, ex absurdo, ex fortiori, ad crumenam ainsi que l’argumentum baculinum (ad baculum) et demande qu’on ajoute à la liste l’argumentum fistulatorium, dont il revendique la paternité.
L’échange suivant porte sur le sort des familles, « [des] milliers d’entre elles périssent chaque année […] dont on se soucie comme d’une guigne » :

— À mon simple point de vue, répondait mon oncle Toby, ce sont là, pour parler net, autant de meurtres. Les commette qui voudra.
— Voilà où gît votre erreur, répliquait mon père, car en foro scientiæ, il n’y a rien qu’on puisse appeler meurtre : il y a, mon frère, la mort.
À quoi mon oncle Toby n’opposait jamais d’autre argument que le sifflotement de douze mesures de Lillabullero. Telle était, le lecteur doit l’apprendre, la soupape ordinaire de ses passions chaque fois qu’il était choqué ou surpris, mais particulièrement lorsqu’il se trouvait nez à nez avec une absurdité ! […] Je décide donc et ordonne strictement par les présentes que ledit argument soit désormais reconnu et défini par le nom et le titre d’Argumentum Fistulatorium et aucun autre.
Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, 1760[1]

Lillibullero est une célèbre marche irlandaise. La fistula est une flûte de Pan (Gaffiot [1934], Fistula). Le comportement de l’oncle Toby correspond exactement à celui que décrit l’expression française faire fi : faire fi, c’est faire pfff  !, crachotement qui se prolonge en un sifflotement « dénotant un comportement indifférent ou insolent » (TLFi, Siffloter), V. Destruction du discours.
L‘argumentum fistularium est l’argument du pipeau, au sens de “celui qui dit “Pipeau !”, c’est-à-dire l’argument du mépris. Il est du même type que l’argument ad lapidem du Dr Johnson.


[1] The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman [1760]. Trad. française de Ch.Mauron, Paris, Robert Laffont, 1946. Cité d’après l’édition 10 x 18, 1975, p. 95-96.