Ad judicium

Lat. iudicium, “faculté de juger, tribunal, sentence”.

Dans les Essais philosophiques sur l’entendement humain (1690), Locke distingue quatre types d’arguments

dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire.

Ces quatre types d’arguments sont désignés par les étiquettes latines:

ad ignorantiam, argument fondé sur l‘ignorance,
ad verecundiam,
arg. fondé sur la modestie,
ad hominem, réfutation fondée sur la mise en contradiction
ad judicium, argument faisant appel au jugement.

De ces différents arguments, Locke considère que seul est valide, l’argument ad judicium, défini comme suit :

[L’argument ad judicium] consiste à employer des preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité. […] C’est le seul de tous les quatre qui soit accompagné d’une véritable instruction, et qui nous avance dans le chemin de la connaissance. (Ibid., p. 573sq)

Locke précise ensuite que la vérité est construite non seulement sur la base « des preuves, des arguments », mais aussi

d’une lumière qui [naît] de la nature des choses elles-mêmes. (id., p. 574)

L’argument “instructif” est donc le produit 1) d’un raisonnement 2) soumis aux seules contraintes émanant des choses sur lesquelles il s’exerce. Cette seconde condition exclut toute considération subjective, intérêts, valeurs, émotions — entre autres émotion esthétique liée aux usages non littéraux,  poétiques ou éloquents, du langage, V. Ornement et argument.

Le raisonnement ad judicium n’est donc pas un schème d’argument comme, par exemple, l’argumentation par l’ignorance ou par les contraires. L’étiquette réfère typiquement à l’ensemble des procédures scientifiques guidant le jugement et permettant de développer des connaissances à propos des objets.

Ad judicium, une étiquette polysémique

D’autres définitions sont attachées à l’étiquette ad judicium, ce qui crée une certaine confusion.

(1) Faisant sans doute référence à Locke, Whately considère que l’étiquette ad judicium désigne « très probablement la même chose » que l’argument ad rem ([1832], p. 170), V. Fond. On aurait donc affaire à une simple redondance terminologique.
Néanmoins il semble que, comme l’argument sur le fond, l’argument ad rem se rapporte plutôt à un contexte de débat, alors qu’ad judicium renvoie davantage au raisonnement scientifique monologal.

(2) Par ailleurs, selon un dictionnaire de théologie [1], l’étiquette ad judicium désigne « une argumentation faisant appel au sens commun [common sense] et à l’opinion générale [judgment of people] pour valider une position » ; ce qui correspond à l’argument du consensus universel, V. Foi ; Autorité.

(3) Enfin, Bentham utilise l’étiquette ad judicium pour désigner la série des fallacies qui brouillent le jugement et plongent l’esprit dans la confusion (Bentham [1824]), V. Topique politique.

Le champ terminologique et conceptuel couvert de fait par l’étiquette ad judicium peut donc se ranger comme suit :
— Au sens de Locke, raisonnement scientifique, fondé sur les choses (et non sur la subjectivité).
— Au sens de Whately, ad rem, argument sur le fond (d’une discussion).
— En théologie, argument fondé sur le consensus des nations.
— Au sens de Bentham, fallacie ad judicium, qui obscurcit le jugement.

L’opposition ad judicium VS ad ignorantiam, ad verecundiam, ad hominem

Tout comme l’argument ad judicium proprement dit, les arguments ad ignorantiam, ad verecundiam et ad hominem font appel à des formes de jugement psychologique, respectivement :

ad ignorantiam suppose une évaluation des preuves présentées ;
ad verecundiam, une évaluation des forces en présence, qui fonde, à tort ou à raison, un sentiment d’humilité ou d’insuffisance personnelle ;
ad hominem, une évaluation de la cohérence (de la stabilité) du discours et des croyances.

Ces arguments sont donc dits fallacieux non pas parce que ne faisant pas appel au jugement ils seraient arbitraires, mais parce qu’ils sont marqués par la subjectivité des locuteurs. Ils ne disent rien d’universel car ils tiennent compte des locuteurs et des conditions d’interaction :

— des états de savoir des locuteurs (ignorance) ;
— du conditions psychologiques des locuteurs en interaction (modestie) ;
— de la cohérence des croyances des locuteurs (ad hominem).

L’argumentation ainsi conçue est aux antipodes de ce que Grize appelle « une logique des sujets », V. Schématisation.


[1] http://carm.org/dictionary-argumentum-ad-judicium (20-09-13).