Ambiguïté

    • En latin, ambigere a le sens de « discuter, être en controverse ; être en procès » (Gaffiot, Ambigo). Pour parler du « point en litige », Cicéron utilise l’expression «id de quo ambiguitur», “ce à propos de quoi on diverge [ambiguitur]”.

1. Ambiguïté, ambivalence

Ambigu, ambiguïté peuvent se dire d’un discours ou d’un comportement. En argumentation, un participant à une discussion a une position ambiguë s’il n’opte pas clairement pour un des camps en présence. Il parle tantôt en faveur d’une des parties, tantôt en faveur de l’autre, et certains de ses énoncés ont des orientations argumentatives indéterminées.
Une attitude est dite ambivalente si elle manifeste simultanément des sentiments contradictoires, par exemple de l’attraction et de la répulsion, de l’amour et de la haine.

2. Ambiguïté lexicale

Homonymie, polysémie, paronymie— Deux mots sont homonymes s’ils ont le même signifiant mais des significations bien distinctes.
— Un mot est polysémique si son signifiant recouvre plusieurs significations liées entre elles.
— Deux mots sont paronymes si leurs signifiants sont à peine différents mais ont des significations bien distinctes. Les paronymes sont susceptibles de fonctionner en parole comme des homonymes, et de brouiller le raisonnement.

Homonymie, polysémie et paronymie peuvent amorcer des glissements de sens exploités dans la construction d’objets de discours.
En poésie, elles permettent de mettre en écho des réalités distinctes.

Lorsqu’elle est indésirable, on combat l’ambigüité par le distinguo et la dissociation.

3. Ambiguïté syntaxique

Un énoncé ambigu syntaxiquement (amphibolique, V. Fallacie 3) est défini comme un énoncé qui peut être paraphrasé par deux énoncés n’ayant pas le même sens.
Le célèbre énoncé “la petite porte le voile” peut être paraphrasé par :

Paraphrase 1 : “elle est voilée (= dissimulée) par la petite porte” (si l’on veut bien admettre qu’une porte peut voiler quelqu’un).
Paraphrase 2 : “La petite (personne) porte le voile”

L’ambiguïté syntaxique est un phénomène de surface. Les deux interprétations sont rattachées à deux structures syntaxiques sous-jacentes différentes, qu’on distingue par le jeu des parenthèses :

(La petite porte) (le voile)
(La petite) (porte le voile).

Cette ambiguïté disparaît en contexte. La ponctuation peut avoir le même effet. Le non moins célèbre énoncé “l’instituteur dit l’inspecteur est un âne” est syntaxiquement ambigu : il admet deux structures dont la différence est marquée à l’oral par l’intonation de phrase, et à l’écrit par la ponctuation:

L’instituteur, dit l’inspecteur, est un âne.
L’instituteur dit : “L’inspecteur est un âne”.

L’ambiguïté hérétique
Dans le texte suivant de saint Augustin, la question de la bonne lecture est cruciale pour la conception orthodoxe de la Trinité, qui affirme l’égalité divine du Père, du Fils et du Saint Esprit (le Verbe). La lecture qui attribue une syntaxe de coordination à l’énoncé examiné aboutit à nier l’identité du Verbe et de Dieu. Cette lecture doit donc être doublement rectifiée en tant qu’erreur logico-grammaticale et en tant qu’hérésie ; c’est un péché de langue (présentation modifiée):

La ponctuation [distinctio] hérétique que voici :
                   In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat
                   Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et Dieu était,
changeant le sens de
                    Verbum hoc erat in principio apud Deum
                    Ce Verbe était au commencement auprès de Dieu,
refuse d’admettre que le Verbe est Dieu. Mais c’est une opinion à rejeter, d’après la règle de la foi qui, au sujet de l’égalité des trois Personnes, nous prescrit de dire :
                    Et Deus erat Verbum [Et le Verbe était Dieu],
puis d’ajouter :
                    Hoc erat in principio apud Deum [Il était au commencement auprès de Dieu].
Saint Augustin, De la doctrine chrétienneDe Doctrina Christiana. [De 397 à 426]

La lecture hérétique découpe le texte en deux affirmations, l’une au sujet du Verbe, et l’autre au sujet de Dieu :

In principio [erat Verbum et Verbum erat apud Deum] et [Deus erat]
au commencement, [était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu] [et Dieu était]

— La lecture canonique découpe le texte en trois affirmations au sujet du Verbe :

In principio erat Verbum et Verbum [erat apud Deum] et [Deus erat verbum]
[au commencement était le Verbe], et [le Verbe était auprès de Dieu] et [le Verbe était Dieu]

Soit: Le verbe était Dieu, et il était auprès de Dieu au commencement.

4. Ambiguïté entre sens propre et sens figuré

Dans la métaphore “Pierre est un lion”, l’interprétation littérale doit manifestement être éliminée, et seule subsiste l’interprétation figurée. Dans le cas suivant, l’interprétation littérale est en compétition avec l’interprétation figurée. Face à l’invasion Perse, les Athéniens consultent la Pythie de Delphes. Elle leur répond que :

Jupiter qui voit tout [leur] accorde une muraille de bois qui seule ne pourra être ni prise ni détruite. (Hérodote, Histoire, VII, 141)

La réponse provoque une stase d’interprétation, ce qui la rend énigmatique ; elle est ambiguë au sens étymologique du mot. Cette stase oppose le sens littéral au sens métaphorique :

Quelques-uns des [Athéniens] plus âgés pensaient que le dieu déclarait par sa réponse que la citadelle ne serait point prise, car elle était anciennement fortifiée d’une palissade. Ils conjecturaient donc que la muraille de bois dont parlait l’oracle n’était autre chose que cette palissade. D’autres soutenaient, au contraire, que le dieu désignait les vaisseaux, et que sans délai il en fallait équiper. (Id., 142)

Thémistocle fait triompher cette seconde interprétation, et les mesures prises conduiront à la victoire de Salamine (480 av. J.-C.).

5. Ambiguïté et productivité discursive

Comme un énoncé, un texte est ambigu s’il est possible de lui attacher plusieurs interprétations. Alors que l’ambiguïté est bannie du discours scientifique, la multiplicité des sens et la diversité des orientations est considérée comme un facteur de productivité sémantique et comme une richesse dans le texte littéraire.

Dans le domaine diplomatique, un texte négocié (traité, accord, convention…) est ambigu si chacune des parties qu’il concerne peut lui donner une interprétation propre, qui va dans le sens de ses intérêts, et de fait ne règle rien définitivement. L’ambiguïté joue alors un rôle essentiel, soit parce que chacune des parties peut signer le traité, soit parce qu’elle permet à la partie perdante de sauver la face :

En 1883 lorsque Robert Cordier, commandant du Sagittaire signa avec le roi Mani Makosso Tchicousso le traité ambigu qui plaçait son territoire sous le protectorat et la suzeraineté de la France, le roi du Loango était-il encore un vrai souverain, ou simplement était-il devenu depuis longtemps un roi de village ?
Etanislas Ngodi, Résistances à la pénétration et à la conquête coloniale au Congo (XIXe-XXe siècles). 2016.[2]

6. Fallacies d’ambiguïté

Dans le cadre d’une théorie logique de l’argumentation, l’ambiguïté syntaxique et l’ambiguïté lexicale sont des fallacies liées au discours. Employés dans une même argumentation ou un même raisonnement, deux mots homonymes produisent une fallacie d’homonymie, V. Fallacieux (3). Il en va de même pour les paronymes et pour les termes polysémiques.

L’ambiguïté s’oppose à l’univocité, V. Indétermination. Le discours scientifique exige que les mots et les énoncés soient univoques, c’est-à-dire aient un sens et une valeur de vérité, et conservent ce même sens dans toute l’argumentation, . Un énoncé ambigu peut recevoir autant de valeurs de vérité qu’il a d’interprétations. Il est donc exclu d’un discours scientifique, si ses diverses significations sont possibles dans le champ concerné ; si l’une n’est pas possible, l’ambiguïté est inoffensive.

Le langage argumentatif n’est pas, par essence, condamné à l’ambiguïté. La désambiguïsation fait partie du programme critique de l’argumentation, qui la traite soit par le moyen d’une critique méta-argumentative (théorie des fallacies), soit, si l’on préfère une définition immanente de la critique, par un travail de distinguo et de dissociation opéré par les participants eux-mêmes. Alors que l’univocité est posée en préalable du travail scientifique, elle apparaît, le cas échéant comme construite par un travail argumentatif.


[1] Introd. et trad. de M. Moreau – Annotation et notes complémentaires d’I. Bochet et G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 237.

[2] Connaissances et savoirs, 2016