Auto-argumentation

1. L’argumentation comme composition d’énoncés

Les compositions d’énoncés suivantes correspondent à différentes formes de la séquence de base argumentative telle qu’elle se manifeste dans un texte oral ou écrit.

— Argument, conclusion, topos, modalisateur
Cette combinaison correspond au modèle de Toulmin, qui articule la cellule argumentative monologique autour de cinq éléments, la donnée (l’argument), la conclusion, la loi de passage (ou topos), elle-même accrochée à un support, et enfin un modalisateur qui renvoie aux conditions de réfutation de l’argumentation ([1958], chap. 3), V. Modèle de Toulmin.

— Argument, conclusion, topos
Le modèle de Toulmin combine une composante positive, démonstrative et une composante réfutative, souvent sous-entendue. L’argumentation a alors la forme argument – topos – conclusion, comme c’est le cas dans l’argumentation indicielle suivante :

L1   — Tiens, un serpent ! Il va sûrement pleuvoir !
L2   — Ah bon, et pourquoi ça ?
L11   — Ici, quand les serpents sortent, c’est qu’il va pleuvoir.

On dit qu’il y a plus dans l’argument que dans la conclusion, dans la mesure où l’argument est plus assuré que la conclusion, qui n’est qu’une projection hypothétique de l’argument. On peut aussi dire qu’il y a moins, dans la mesure où la conclusion ne fait pas que développer analytiquement l’argument, elle est le produit de cet argument enrichi et structuré par sa combinaison avec un principe général ou topos.

— Argument, conclusion
La loi de passage est fréquemment sous-entendue, ce qui réduit l’argumentation à une paire d’énoncés {Argument A, Conclusion C}.
Une suite d’énoncés {A, C} est argumentative si l’on peut la paraphraser par des énoncés comme les suivants :

A appuie, étaye, motive, justifie… C
A
, donc, d’où… C
C, puisque, étant donné que… A

Du point de vue logique, pour être valide et instructive une argumentation doit s’exprimer par une séquence coordonnée “argument + conclusion”, telle que la conclusion n’est pas une pure reformulation de l’argument. Il faut pour cela que les deux énoncés soient distincts et évaluables indépendamment l’un de l’autre. C’est le cas dans “le vent s’est levé, il va pleuvoir”. On a affaire à deux faits constatables, le fait qu’il y ait du vent à un certain moment et de la pluie un peu plus tard. Le premier fait est mesurable par un anémomètre, le second par un pluviomètre, deux appareils dont les principes de fonctionnement n’ont rien à voir.

— Argument
Enfin, la conclusion peut elle-même être sous-entendue, lorsque le contexte permet sa reconstruction. La théorie de l’argumentation dans la langue formule la même relation sous un mode qui s’est avéré extrêmement fertile : la conclusion, c’est ce que le locuteur veut dire, ce qu’il a en vue, ce à quoi il veut en venir quand il énonce l’argument :

Si le locuteur énonce E1, c’est dans la perspective de E2
La raison pour laquelle il énonce E1, c’est E2
Le sens de E1, c’est E2.

et, à la limite, “E1, autrement dit, c’est-à-dire E2” :

L1 : — Ben moi j’peux pas venir, j’ai du travail…
L2 : — Ah bon, d’accord, t’as du travail… autrement dit tu ne veux pas sortir avec nous ?

On voit qu’autrement dit, connecteur dit de reformulation, permet à L2 de substituer une conclusion polémique, à la conclusion avancée par L1. La conclusion, c’est ce qui donne sens à l’énoncé ; seule la saisie de la conclusion caractérise une authentique compréhension de l’énoncé.

2. De la composition d’énoncés à l’énoncé auto-argumenté

L’énoncé seul peut être considéré comme indice d’une argumentation dans la mesure où il pointe vers une certaine conclusion correspondant à l’intention du locuteur telle que le contexte, c’est-à-dire la situation argumentative, permet de la reconstruire.
Dans un tel contexte, énoncé seul peut répéter la conclusion d’une argumentation encore proche dans la mémoire discursive.
D’autre part, considérer que toute affirmation doit être justifiée à la demande revient à accorder à tout énoncé le statut d’une conclusion potentielle, les arguments qui la soutiennent restant à déterminer.

Le cas de l’énoncé auto-argumenté est beaucoup plus clair. Les règles de subordination et de nominalisation permettent d’intégrer l’énoncé argument, tel qu’il figure dans une séquence textuelle à l’énoncé conclusion correspondant.
L’énoncé argument est enchâssé dans l’énoncé conclusion sous forme de subordonnée, ou de déterminant d’un des termes de l’énoncé conclusion :

Ces gens viennent pour travailler dans notre pays, accueillons-les.
→ Accueillons ces gens qui viennent pour travailler.

L’argument peut se nominaliser et s’intégrer à la conclusion, qui est alors de fait, auto-argumentée :

→ Accueillons ces travailleurs !

Dans ce cas, l’argument est inclus dans le mot (Empson [1940]).

L’énoncé unique résultant exprime à la fois la conclusion et la bonne raison qui la sous-tend : l’énoncé est auto-argumenté, il exprime un point de vue complet, qui se donne pour évident.