Balisage de l’argumentation

1. Principes généraux

Faire une analyse argumentative, c’est construire une représentation d’un texte ou d’une interaction, du point de vue d’une théorie ou d’une synthèse de théories de l’argumentation. Cette représentation dépend en premier lieu des buts de l’analyse et du type de données écrites ou orales envisagé. Les distinctions proposées ici visent seulement à fournir un canevas élémentaire permettant d’organiser les observations de  base.
Pour construire une représentation, il faut baliser ce texte ou cette interaction, c’est à dire le découper de façon explicite et motivée, à différents niveaux. En prenant pour point de départ le flux de données, on peut distinguer les niveaux.

1. Structuration des données

      • Découper les séquences, et déterminer lesquelles sont argumentatives
      • Établir les liens nécessaires avec les séquences qui les bornent
      • Extraire le trait essentiel qui permet de parler de séquence argumentative.

2. Structuration des séquences argumentatives

      • Question argumentative principale — Questions argumentatives dérivées
      • Participants — Rôles — Positions
      • Type d’argumentativité

3. Structuration des interventions argumentatives

      • Argument(s), conclusion(s)
      • Schème(s) argumentatif(s)

L’analyse d’une séquence argumentative selon les précédents niveaux doit reposer sur des critères relativement objectifs, c’est-à-dire stables et partageables, même s’ils ne sont pas toujours décisifs. En d’autres termes, l’analyse d’un passage argumentatif est une activité argumentative, dont les affirmations doivent être justifiées et critiquées.
Dans un langage idéal, on disposerait de marqueurs univoques, c’est-à-dire d’éléments matériels non ambigus dans leur forme et leur fonction, automatiquement repérables, qui permettraient des conclusions certaines, par exemple :

— Présence de la marque S : tel passage marque le début ou la fin d’une séquence argumentative.
— Présence de la marque R : tel participant est dans tel rôle
— Présence de la marque A : tel segment est un argument.
— Présence de la marque C : tel segment est une conclusion.
— Présence de la marque T : telle argumentation relève de tel type.

L’argumentation en langage naturel ne présente pas de tels marqueurs. Ceux qu’on peut relever sont quasi systématiquement polysémiques et polyfonctionnels et leur fonction proprement argumentative doit être appréciée en fonction du contexte ; c’est autant le contexte qui désigne telle marque comme argumentative que la marque qui désigne le texte comme argumentatif, V. Connecteurs argumentatifs.

2. Structuration des données
et extraction des séquences argumentatives

Si l’on postule que, la langue étant argumentative, tout dans la parole doit être argumentatif, le problème d’identifier ce qui est séquence argumentative et ce qui est séquence d’un autre type ne se pose pas.
Si l’on postule que seules certaines séquences de paroles sont argumentatives, il faut en premier lieu découper le donné langagier macro (texte, interaction) en séquences, plus ou moins articulées autour de leurs frontières, et justifier les raisons pour lesquelles on considère telle séquence comme argumentative. La mise en œuvre correcte de cette opération suppose des incursions dans les domaines plus larges de la construction de cas et de corpus.
Par exemple, si l’on veut étudier “L’argumentation chez d’Alembert”, il faut, à un moment ou à un autre se poser la question de déterminer les séquences qui constitueront le corpus étudié.

2.1 La séquence, unité d’analyse

La séquence est l’unité analytique pertinente. Les passages argumentatifs qui sont exploités dans les manuels ainsi que dans les présentations scientifiques sont le produit de cette première opération de séquençage, d’un texte ou d’une interaction. Cette opération est souvent passée sous silence, mais il peut être nécessaire de l’expliciter et de la justifier. Une séquence mal découpée peut compliquer l’analyse et la rendre peu compréhensible.
Le travail d’identification de la séquence par l’analyste correspond au travail définissant la position interactionnelle de participant :  comprendre ce qu’on est en train de dire d’une part, savoir ce qu’on est en train de faire d’autre part.

Par exemple, dans une interaction en salle de classe on distinguera la séquence “résolution de problème” de la séquence “travaux et consignes pour la leçon suivante”.
Les séquences qui se succèdent au cours d’une réunion de travail sont extrêmement nombreuses et diverses, elles correspondent aux grandes actions qui s’y déroulent : “ouverture et prise de contact” ; “ordre du jour” ; “discussion et décision sur le premier point de l’ordre du jour” ; “communication et échanges d’informations” ; “gestion de l’interaction” ; “relevé des conclusions et des décisions” ; “détente, blagues et digressions”, “fixation de la prochaine réunion”, etc.
Les niveaux et types d’argumentativité de ces épisodes peuvent être extrêmement variés.

2.2 Borner et caractériser la séquence

La séquence est définie en externe et en interne.

  • En externe, elle est définie par les frontières qui la détachent et l’articulent dans une donnée macro. On trouve à ces frontières des formules de transition où on note des changements de thème, des formules de clôture et d’ouverture spécifiques ainsi que des réaménagements du format d’interaction.
  • En interne la séquence est définie par sa structure et son contenu : type d’activité langagière, format d’interaction, cohérence sémantico-thématique, qui, globalement, définissent un principe de complétude de la séquence. Ce qu’est une séquence complète dépend du type de séquence envisagée : le principe de complétude de la séquence “présentation de l’ordre du jour” n’est pas le même que celui de la séquence “discussion du point numéro trois de l’ordre du jour”.

Dans un monologue, les frontières de séquence sont délimitées par des expressions cadratives, des clôtures et des ouvertures thématiques.

La rhétorique argumentative classique propose une excellente description des principaux éléments d’une séquence argumentative monolocuteur, dont elle propose, par défaut, l’arrangement suivant : introduction, présentation de soi et de la question ; faits, lieux, participants ; réfutation des adversaires ; position propre ; argumentations ; conclusion générale, propositions d’action.

2.3 Déterminer l’argumentativité de la séquence

Pour déterminer si telle séquence est argumentative, on recherche s’il s’y manifeste des désaccords ; des contradictions explicites (thématisées) ou non ; et s’il émerge de ces oppositions, une question, sachant que questions et oppositions se déterminent mutuellement.
Dans le cas d’un texte monologal, les mêmes relations se manifestent entre les voix dialogiquement ou polyphoniquement mises en scène.

La séquence argumentative peut émerger spontanément dans n’importe quel type de séquence, par exemple, quelqu’un peut manifester un désaccord durant la lecture de l’ordre du jour. La limite gauche (ouverture) d’une séquence argumentative émergente est caractérisée par la concrétisation d’une opposition en une question argumentative. La limite droite (clôture) peut être de n’importe quel type, tout est une question de contraste avec la séquence suivante : le président de séance regarde l’horloge et dit : “Eh bien, je vous suggère de discuter davantage de ce point très intéressant pendant la pause-café. Merci de votre participation”.
L’argumentation peut être l’activité principale de la séquence ; on s’attend à ce que la séquence “Discussion et décision sur le point n° 19 de l’ordre du jour” soit fortement argumentative. La structuration interne et les frontières d’une telle séquence institutionnalisée dépendent des règles en vigueur dans l’institution dans laquelle elle se déroule.

Lorsqu’il s’agit d’une question préexistante dont la discussion est à l’ordre du jour, la discussion actuelle est un épisode dans le développement plus large de la question telle que discutée dans divers sites argumentatifs et cristallisée dans un script spécifique. La question a une histoire et la discussion actuelle ne va pas forcément permettre d’en finir avec elle.

3. Structuration des séquences fortement argumentatives

3.1 Question et sous-questions argumentatives

Les rôles argumentatifs se distribuent en fonction des questions, et chaque question impose aux arguments qu’elle attire ses principes de pertinence, internes et externes.
Une même question peut engendrer plusieurs sous-questions, déterminant des sous-séquences.
La question fait l’unité de la séquence.  Étant déterminés par la question, les rôles et positions sont en principe relativement stables.

3.2 Participants, rôles et positions

Qu’il s’agisse d’un dialogue réel ou mis en scène dans un texte, où interviennent argumentations et contre-argumentations, il faut en priorité attribuer son dû à chaque participant, c’est-à-dire les positions qu’il tient, les rôles qu’il joue dans la discussion, et dans quel système d’alliance il entre. Les positions sont identifiées comme les segments apportant une réponse à la question débattue.
L’expérience montre que cette tâche apparemment élémentaire peut être assez complexe.

3.3 Type d’argumentativité

Le type d’argumentativité est caractérisé par :

  • Le type d’opposition (ratifiée / non ratifiée) qui domine la séquence, et la caractérise comme émergente ou pleinement argumentative.
  • Les modes de traitement des contre-discours (par reprise directe des autres discours, évocations, reformulation, etc.), caractérisent le type de critique et d’évaluation mutuelles mis en œuvre,
  • Les lignes argumentatives formées par les interventions co-orientées avec celles d’autres partenaires alliés peuvent mettre en œuvre des stratégies globales organisées (affirmatives ou réfutatives).

4. Structuration locale de l’argumentation

Une fois les opérations précédentes menées à bien, on est en mesure d’analyser plus précisément la structuration locale de l’argumentation, notamment :
— au niveau des orientations
— au niveau des types d’argumentation exploités.
Ces tâches, prennent en compte les connecteurs et les morphèmes argumentatifs éventuellement présents dans le passage.

Pour vérifier si on a bien affaire à tel ou tel type d’argumentation, on recherche s’il existe une relation de paraphrase acceptable entre le discours topique générique définissant ce type d’argumentation et le discours argumentatif actuel.
Pour un exemple détaillé, V. Type d’argumentation. Il se peut qu’un même discours argumentatif concret soit paraphrasable selon plusieurs schèmes.

L’observation de la relation entre les arguments développés par les participants dans une rencontre particulière et les éléments du script associé à la question, lorsqu’il est disponible, est toujours très instructive.