Causalité 2 : Arg. établissant et réfutant l’existence d’un lien causal

1. Argumentation causale

L’argumentation causale établit l’existence d’un lien causal entre deux types de faits. Par exemple, on constate d’une part, que (1) l’utilisation des pesticides s’intensifie, et d’autre part que (2) les abeilles disparaissent. Existe-t-il une relation causale entre ces deux faits, autrement dit des affirmations comme les suivantes sont-elles vraies ?

L’utilisation des pesticides cause la disparition des abeilles.
L’utilisation des pesticides est en train de faire disparaître les abeilles.
On utilise les pesticides et les abeilles disparaissent.

Il peut y avoir désaccord sur l’existence d’une causalité, alors même qu’il y a accord sur les faits considérés :

On utilise des pesticides et les abeilles disparaissent, c’est entendu. Mais…

L’investigation causale part d’un fait saillant, comme “les abeilles disparaissent”, “le climat change”, dont on recherche la cause. En général, plusieurs faits sont évoqués comme des causes possibles, qui fonctionnent comme des explications du phénomène. On aboutit ainsi à des stases de causalité, qui se manifestent par la confrontation de ces deux hypothèses :

L1 :    — C’est l’augmentation de l’activité solaire qui provoque le changement climatique
L2 :    — C’est l’émission croissante de gaz à effet de serre qui provoque le changement climatique

Ces causes explicatives s’intègrent elles-mêmes à de plus vastes théories sur l’équilibre climatique du globe terrestre ; à travers de telles affirmations causales locales, ce sont des conceptions du monde physique et social qui s’affrontent.

L’affirmation d’une relation causale repose sur le report d’observations et sur le montage d’expérimentations, selon une méthodologie dépendant du domaine.

L’expérimentation causale se pratique dans la vie ordinaire. Je souffre d’une allergie. Quel sont les allergènes possibles ? Hier je suis allé à la piscine et j’ai mangé des fraises. Deux candidats possibles au statut de cause allergisante, les fraises ou les produits d’entretien pour la piscine. Vérification : manger des fraises sans se baigner, se baigner sans manger de fraises. Si je n’ai pas de chance, je dois approfondir l’enquête, et avoir recours à un spécialiste, qui procédera fondamentalement de la même manière. Si j’ai de la chance, l’allergie se manifeste dans un cas et pas dans l’autre, et j’ai trouvé l’allergène. Comme l’état de crise allergique est indésirable, je raisonne pragmatiquement par la conséquence négative, et j’élimine la cause.

2. Réfutation des affirmations causales

L’existence d’une relation causale est la conclusion d’une argumentation causale. Une telle argumentation est sous-jacente aux argumentations exploitant la cause, c’est-à-dire l’argumentation par la cause et l’argumentation par l’effet (dont relève l’argumentation pragmatique).

Le souci de la détermination correcte de la relation causale est à la base de la pensée aristotélicienne. Il y a fallacie de causalité (dite de la “fausse cause”) lorsqu’une relation causale est affirmée entre deux phénomènes qui n’en ont aucune. C’est une fallacie considérée par Aristote comme indépendante du discours, qui est parfois désignée par son nom latin non causa pro causa, “non-cause” prise pour une cause, V. Fallacieux (III).

Fumer donne le cancer” : en toute rigueur, l’existence positive d’une telle relation ne peut être montrée ou démontrée ; on ne peut que la considérer que comme une forte corrélation, un “reste”, persistant lorsque toutes les autres possibilités ont été exclues, c’est pourquoi on préfère dire “fumer accroît les risques de cancer”. L’imputation causale est révisable. Pour pouvoir affirmer que tel lien entre deux faits est effectivement de type causal, il faut répondre au discours “contre l’existence d’une relation de causalité”, dont les grands traits sont les suivants.

1) Le prétendu effet n’existe pas
Les faits ne sont pas clairement établis : on réfute l’affirmation causale “l’emploi des pesticides est la cause de la disparition des abeilles” en montrant que les abeilles disparaissent peut-être de telle zone, mais qu’à l’échelle de la région, il y en a toujours autant. Elles n’ont pas disparu, elles se sont déplacées. On recherchait la cause d’un effet qui n’existait pas.
C’est le cas de la dent d’or de Fontenelle (1657-1757)

Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. Ce malheur arriva si plaisamment, sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine à l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or ; et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eût examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.
Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux.
Fontenelle, Histoire des Oracles [1686][1]

2) Le prétendu effet existe indépendamment de la prétendue cause
La cause déterminante agit à tout coup ; si “C est cause de E”, on ne peut pas avoir C sans E ; si on chauffe un métal, il se dilate forcément. On peut donc réfuter une affirmation causale en montrant que l’effet persiste alors que la cause est absente : si on peut démontrer que les abeilles disparaissent aussi de zones où l’on n’emploie pas de pesticides, les pesticides sont mis “hors de cause”, dans tous les sens du terme cause.

3) Il y a non pas causalité mais concomitance
Ce n’est pas parce que A accompagne ou précède régulièrement B qu’il est la cause de B. Le coq chante régulièrement avant le jour, mais il n’est pas la cause du lever du soleil. La prise d’un antibiotique s’accompagne d’un sentiment de fatigue, or la cause de cette fatigue n’est pas l’antibiotique mais l’infection qu’il combat. Le principe général de vérification d’une relation causale est toujours le même : on supprime l’agent dont on pense qu’il est la cause, et on voit si l’effet est toujours là. Si on élimine le coq, le soleil se lève toujours ; si on ne prend pas d’antibiotique, on est encore plus fatigué, et plus longtemps.

L’emploi de pesticides est en effet concomitant de la disparition des abeilles ; mais dans les zones où l’on a supprimé les pesticides, les abeilles ont continué à disparaître au même rythme. La cause est à chercher ailleurs : peut-être ne supportent-elles pas les changements climatiques?

Ces erreurs d’imputation causale sont bien repérées dans la théorie ancienne des fallacies, qui les désigne par deux expressions latines :

    • Cum hoc, ergo propter hoc : “avec, donc à cause de” : A vient avec B, donc A est cause de B.
    • Post hoc, ergo propter hoc : “après, donc à cause de” :
      B apparaît après A, donc A est cause de B.

4) Une autre cause peut avoir le même effet
L’infection n’est pas forcément la source de la fatigue ; on peut aussi être fatigué parce qu’on s’est dépensé physiquement ou parce qu’on est déprimé.

5) On a affaire à une causalité complexe,
La conjonction de plusieurs causes est nécessaire pour produire un certain effet ; c’est le cas des crises économiques, ou du cancer du poumon.
La détermination des causes permet d’établir la responsabilité des agents humains qui ont mis en branle la machinerie causale. Si la causalité est complexe, il est possible aux accusés de soutenir qu’ils ne sont responsables que d’un des multiples facteurs causaux qui, à lui seul, n’aurait pas eu d’effet. Une personne décède lors de son arrestation, dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle a été menée de façon virile ; l’autopsie montre que cette personne souffrait d’une faiblesse cardiaque :

L’avocat : — Si la police ne l’avait pas rudoyé, il ne serait pas décédé. La police est responsable.
La police : — S’il n’avait pas été malade avant, il ne serait pas décédé. La police n’est pas responsable.

En cas de forte pollution, les autorités municipales s’excusent de la même façon auprès des personnes souffrant d’affections respiratoires : “les gens normaux n’ont pas de problème”.

6) C’est l’effet qui nourrit la cause
Le feed back est une sorte de cercle vicieux causal. Dans le domaine social, ce genre de mécanisme est invoqué pour rejeter une proposition d’action particulière, arguant qu’elle va non pas combattre mais aggraver ce qu’elle prétend combattre :

L1 : — Pour combattre la récession, il faut renforcer / réduire les services publics.
L2 : — Mais le renforcement / la réduction des services publics va renforcer la récession.

L’argumentation pragmatique permet de réfuter une mesure en affirmant qu’elle aura telles et telles conséquences indésirables (certaines) qui l’emportent sur ses (prétendus) avantages. Dans le cas précédent, la réfutation est radicale, l’effet pervers étant non pas un quelconque effet latéral de la proposition resté inaperçu par son auteur, mais exactement l’inverse de l’effet qu’il en attend. C’est un cas d’inversion pure et simple de la causalité (voir infra), fréquent dans le discours polémique.

7) Dans le cas des prophéties auto-réalisatrices, l’annonce d’un événement est cause de cet événement :

L1_1 : — En vérité, je vous le dis : il va y avoir une pénurie alimentaire !
Paniqués par la prophétie, les gens se ruent dans les magasins et il y a pénurie alimentaire.

L1_2 : — Alors, je vous l’avais bien dit !
L2 : — Si vous n’aviez pas semé la panique, il n’y aurait pas eu de pénurie.

La prophétie auto réalisatrice est voisine de la manipulation :

— Nous allons certainement vers la guerre, donc nous devons réarmer et conscientiser la population.
[…]
— Maintenant, nous sommes les plus forts, et notre peuple est derrière nous. Nous pouvons faire la guerre.

8) Conversion de la cause et de l’effet.

Le retournement de la cause et de l’effet est une forme de réfutation utilisée dans l’argumentation ordinaire sur les affaires humaines. On prend acte de l’existence d’une relation entre deux faits qui varient de façon concomitante. Pour rendre compte de cette concomitance, les uns affirment que la causalité va de A vers B, les autres de B vers A ; les protagonistes défendent les propositions converses “A est cause de B” et “B est cause de A”.
Pleure-t-on parce qu’on est triste ou est-on triste parce qu’on pleure ? L’agression provoque-t-elle la peur ou la peur l’agression ?

L1 : — J’ai peur des chiens, ils mordent !
L2 : — Non, ils mordent parce qu’ils sentent que tu as peur.

L1 : — Si je suis agressif c’est parce qu’on me persécute !
L2 : — Non, on te persécute parce que tu es agressif.

Dans le premier cas, les responsables et les coupables sont le mordeur et le persécuteur, dans la seconde, le mordu et le persécuté.
Les célibataires se suicident plus que les gens mariés : ont-ils des problèmes parce qu’ils sont célibataires, ou sont-ils célibataires parce qu’ils ont des problèmes ?

Cette réfutation par permutation de la cause et de l’effet est simple et radicale, lorsqu’elle peut s’appliquer, ce qui n’est pas possible par exemple dans le cas des abeilles et des pesticides. C’est sans doute pour cette raison qu’elle est particulièrement prisée de l’argumentation causale ordinaire, illustrant ainsi la force de tous les topoï jouant sur la permutation des termes. Il est plus excitant de soutenir que c’est la politique qui détermine la morale, ou que c’est la morale qui détermine la politique, qu’il n’y a pas vraiment de lien entre morale et politique.

9) Causalité, subjectivité, responsabilités : “Vous découpez mal la chaîne causale
L’expression de la problématique causale sous la forme “A est cause de B” est une simplification qui peut être excessive. Toute cause est elle-même causée — sauf Dieu, qui serait à la fois sa propre cause et cause de tout ce qui s’ensuit. Le phénomène agissant comme cause peut être lui-même construit comme l’effet d’une cause plus profonde, et ses effets sont de nouvelles causes pour de nouveaux effets. On n’a donc pas affaire à un lien entre deux termes, mais à une véritable chaîne causale, de longueur potentiellement infinie. L’imputation causale nécessite que la chaîne soit coupée, et selon qu’elle est coupée en tel ou tel point, on affirme telle ou telle cause.
L’exemple suivant montre que la causalité ordinaire est construite comme tout autre objet de discours.

On lisait en première page de L’Équipe du lundi 17 avril 1988 :

L’horreur ! Quatre-vingt-quatorze personnes ont trouvé la mort, samedi, dans le stade de Sheffield, où devait se dérouler la demi-finale de la Cup Liverpool-Nottingham.

La catastrophe provoque une inquiétude qui stimule la recherche d’explications causales, sous le signe de la question Pourquoi ? sur laquelle titre Le Figaro du même jour :

Football : Pourquoi tant de morts ?

Quatre explications pour le drame :

    • La folie des supporters • L’incurie de la police
    • La vétusté du stade • L’insuffisance des secours

Les réponses apportées par le journal à sa propre question relèvent, la première, d’une causalité large, les suivantes d’une causalité étroite. Le journal Libération affirme une causalité large :

94 morts dans la tribune du stade de Sheffield
L’odieux du stade
Écrasés par la pression d’autres supporters, les victimes qui étaient venues assister au match de foot Liverpool-Nottingham Forest ont payé un tribut dramatique au sport-roi du pays de Thatcher.

Le journal L’Humanité combine des causes locales et des causes dites “plus profondes” :

Après le drame de Sheffield, Liverpool en deuil
Le dernier stade de l’horreur

9 morts et 170 blessés, au moins, tel est l’effroyable bilan de la catastrophe de Hillsborough. Les victimes sont, dans leur grande majorité, des enfants et des adolescents de milieux populaires, venus supporter debout leur équipe. La vétusté et le caractère ségrégatif des stades, la mainmise de l’argent sur le monde du football sont au banc des accusés. La destruction du tissu industriel et la désorganisation des loisirs qui en résulte ont leur part de responsabilité dans la transformation du sport et du jeu en activité à hauts risques.

L’examen de la chaîne causale mobilise des spécialistes sur chacun de ses segments : policiers et juges sur les causalités et responsabilités étroites, sociologues, économistes, politiciens et historiens sur les causalités et responsabilités longues, journalistes sur les deux. En résumé, quelle est la cause ? La fragilité de la cage thoracique des victimes, la mauvaise qualité des soins reçus, la lenteur des services de secours, l’impéritie des services de police, la vétusté du stade, l’avidité financière des organisateurs, la folie des supporters, les mouvements sociaux, le chômage, l’exclusion sociale, le système capitaliste… ? Désigner une cause, c’est désigner un responsable à l’action judiciaire et à la vindicte publique.

En outre, par le phénomène de causalité multiple, les chaînes causales s’entremêlent et les “fils causaux” s’enchevêtrent en un “tissu des causes”. L’argumentation, à partir de ce tissu, tire des “fils causaux”, et pose des causes en coupant ces fils en certains points. Ces points sont déterminés en fonction des intérêts et du programme d’action du locuteur, qui peut ainsi désigner ses responsables et ses coupables préférés.

Le locuteur est tout entier dans le découpage de la chaîne causale qu’il opère, et dans la cause qu’il isole. Il serait donc illusoire de considérer que les argumentations s’appuyant sur des liens de causalité sont tout de même plus rigoureuses, moins subjectives que les argumentations s’appuyant, par exemple, sur l’analogie ou sur le caractère du locuteur.


[1] Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Histoire des Oracles [1686], Londres, 1785, p. 21-23.