Conduction

La notion d’argumentation conductive [conductive argument] est définie par Carl Wellman [1] pour rendre compte d’argumentations comme les suivantes (ma numérotation) :

(1) Vous devez emmener votre fils au cirque, parce que vous le lui avez promis.
(2) C’est un bon livre, car il est intéressant et suscite la réflexion.
(3) Bien qu’il soit maladroit et non conformiste, il reste un homme moralement bon en raison de sa profonde gentillesse et de sa réelle intégrité. (1971, p. 52)

Au vu de tels exemples, Wellman note que « il est tentant de définir le raisonnement conductif [conductive argument] comme un raisonnement [argument] qui n’est ni déductif ni inductif » (1971, p. 51 ; voir Blair 2011 [2] ; Possin 2016 [3] ).
Les exemples (1) et (2) sont composés de deux propositions, “argument — conclusion” liées par un connecteur logique ; (3) ajoute une concessive. Ceci montre que, comme il est courant, le mot anglais argument peut se traduire par “argumentation”, ou par “argument”. La conductivité apparaît comme une qualité de l’argumentation et pas de l’argument au sens strict (opposé à “conclusion”).

L’argumentation conductive est définie comme

une forme de raisonnement où 1) on tire de façon non concluante 2) une conclusion à propos d’un cas précis 3) à partir d’une ou plusieurs prémisses relatives à ce cas 4) sans faire appel à d’autres cas (Wellmann 1972, p. 52). [4]

1. Structure de l’argumentation conductive

1.1 Une structure argumentative dialogique

Quoi qu’il en soit, Wellman distingue trois types d’argumentations conductive (ibid., p. 55-57).

(A) « Une seule raison est donnée pour la conclusion », par exemple :

(4) Vous devez l’aider parce qu’il a été très gentil avec vous.
(5) La pièce est bonne, parce que les personnages sont très bien construits.

(B) « Dans le deuxième modèle de conduction, la conclusion est motivée par plusieurs raisons », par exemple :

(6.) Vous devriez emmener votre fils au cinéma, car vous le lui avez promis, c’est un bon film et vous n’avez rien de mieux à faire cet après-midi.
(7.) Ce n’est pas un bon livre, car il est ennuyeux, les descriptions sont vagues et l’intrigue invraisemblable.

Alors que le premier cas correspond à une argumentation élémentaire, le deuxième correspond à une argumentation convergente.

(C) « Le troisième type de conduction est la forme d’argument dans laquelle la conclusion est tirée à la fois de considérations positives et négatives »,ar exemple :

(8.) Malgré une certaine dissonance, cette musique est belle en raison de sa qualité dynamique et de son mouvement final.
(9.) Bien que votre pelouse ait besoin d’être tondue, vous devriez emmener votre fils au cinéma car le film est parfait pour les enfants et demain il ne sera plus à l’affiche. p

Ce troisième cas est celui de l’anticipation des objections ou prolepse. (6.) pourrait  également relever de ce cas, la bonne raison « Vous n’avez rien de mieux à faire cet après-midi » pouvant aussi bien être vue comme un rejet anticipé de possibles excuses.

Ces argumentations sont formellement conformes aux schémas standards de l’argumentation appuyant une conclusion sur une ou plusieurs bonnes raisons, et phagocytant les objections potentielles.

1.2. Les liens argumentatifs

L’inférence conductive s’exerce en matière d’esthétique (théâtre, roman, musique, cinéma) et de morale (jugement moral ou impératif moral), c’est-à-dire dans le domaine des valeurs.

Dans 2., 5., 7., 8., le jugement esthétique est exprimé en termes généraux (le livre est / n’est pas bon, la pièce est bonne, la musique est belle), et réfracte l’évaluation portée dans l’argument. L’argument est fortement orienté vers la conclusion, la conclusion explicite cette orientation.

— Bon parce qu’intéressant (2.)
— Bon parce que (personnages) bien construits (5.)
— Pas bon parce qu‘ennuyeux (7.)
Bon parce que qualité dynamique et son (bon) mouvement final) (8.) 

Le jugement moral (3.) s’analyse comme les jugements esthétiques précédents,

— Bon parce que gentil et intègre (3.) — Gentil et intègre sont orientés vers moralement bon.

Les exhortations (1.), (4.), (6.), (9.) reposent sur divers mécanismes argumentatifs:

— Devoir faire parce que engagement (1.) — Définition de promesse

— Devoir aider parce que (très gentil) (4.) — Principe de réciprocité

— Devoir faire parce que (bon) et (possible, modalité du faire) (6.) —
Rappel d’un engagement, orientation de bon, pas de contre-argument.

— Devoir faire parce que (parfait) et (possible) (9.) — Orientation de parfait, double prolepse éliminant 1) le contre-argument de la pelouse à tondre et 2) la possibilité de remettre à plus tard.

Ces argumentations reposent sur des schèmes argumentatifs classiques

2. Conduction et valeurs

Dans les exemples précédents, les bonnes raisons invoquées expriment des goûts dont l’articulation relèverait typiquement de l’argumentation et non de la démonstration, et on rejoint ainsi les positions de Perelman (Guerrini, 2019 [5]). L’inférence conductive (sur les valeurs)  ne correspond à aucune détermination logique ou matérielle. Elle invoque des arguments qui ne sont pas des faits objectifs élémentaires, au sens où ils ne sont pas le résultat d’évidence observationnelles, de mesures ou de calculs, et ne sont pas susceptibles d’être testés empiriquement. À la différence du raisonnement par défaut, l’argumentation conductive n’est pas révisable par un apport de nouvelles informations. Sa révision est plutôt liée à une transformation de la perception esthétique ou morale, structurée par les valeurs sur lesquelles elle s’appuie. V. Subjectivité.

Les structures proleptiques proposées sous (C) sont convertibles. Avec les mêmes raisons, mais à partir de valeurs et de choix esthétiques différents, un autre locuteur pourrait tirer des conclusions opposées :

(8) Malgré une certaine dissonance, cette musique est belle en raison de sa qualité dynamique et de son mouvement final.
(8.1) Malgré une certaine qualité dynamique et sa conclusion finale, cette musique est laide à cause de sa dissonance.

Cette conversion n’est pas toujours possible

(i) Bien qu’il pleuve, je me promène
(ii) Bien que je me promène, il pleut

Le fait qu’il pleuve ou non n’est pas une question de préférence. (ii) est une variante d’une argumentation pathétique.

V. Connecteur argumentatifs, §3, Mais
Échelle argumentative — Lois de discours


[1] Wellman, C. 1971. Challenge and Response: Justification in Ethics. Carbondale, IL: Southern Illinois University Press

[2] Blair, J.A. and R.H. Johnson, eds. 2011. Conductive Argument: An Overlooked Type of Defeasible Reasoning. London: College Publications.

[3] Kevin Possin 2016. Conductive Arguments: Why is This Still a Thing? Informal Logic, 36, 4, pp. 563-593.

[4] “Conduction can best be defined as that sort of reasoning in which 1) a conclusion about some individual case 2) is drawn nonconclusively 3) from one or more premises about the same case 4) without any appeal to other cases” (p. 52)

[5] Jean-Claude Guerrini 2019. Les Valeurs dans l’argumentation. L’héritage de Chaïm Perelman. Paris, Garnier.