Contraires, Arg. par les —

1. Topos des contraires

En anglais, “topic from the opposite” (Freese et Rhys Roberts) ; “from the contrary” (Ryan). Comme le topos joue sur deux paires d’opposés, on peut utiliser le pluriel “topos des contraires”.
On dit avec le même sens argument a contrario.

Cicéron considère que l’enthymème fondé sur les contraires est l’enthymème par excellence ; le topos des contraires est le premier dans la liste des topoï rhétoriques d’Aristote :

Un lieu des enthymèmes démonstratifs se tire des contraires : il faut examiner si le contraire d’un sujet a un prédicat contraire à celui du premier ; réfuter dans la négative, confirmer dans l’affirmative. (Rhét., II, 23, 231397a7 ; Dufour, p. 115)

Cet énoncé abstrait définit le topos des contraires et son contexte d’usage, l’examen d’une question. Il y a un doute à propos de la vérité d’un jugement.

Jugement : S (sujet) — P (prédicat)
Question d’enquête : “Est-ce que S est P ?” ; “la chose S a-t-elle la qualité P ?”   “P est-il prédicable de S ?

« Examiner si le contraire d’un sujet a un prédicat contraire à celui du premier »
Le contraire du sujet S est non S. Le contraire de la qualité P est non P
On regarde si “non S est non P

Conclusion :
sinon S est non P” est vraie, alorsS est P” est vraie”
sinon S est non P” est fausse, alorsS est P” est fausse.

En bref, le topos des contraires permet de tester la proposition “S est P” :

si non S n’est pas non P, alors S n’est pas P       =>  Réfutation
si non S est non P, alors S est P                            => Confirmation

De même, si “S est P” est (tenu pour) vraie, le topos légitime la conclusion “non S est non P” :

si S est P alors non S est non P

Le topos des contraires produit des argumentations comme la suivante, qui suggère une action concrète.

Si respirer la poussière de charbon noir l’a rendu malade, alors en buvant du lait blanc il retrouvera la santé.
Si la pluie froide l’a enrhumé, une tisane chaude lui fera du bien.

Le topos des contraires correspond à la loi de négation opérant sur les échelles argumentatives

1.1. Un topos transculturel

L’application du topos des contraires est un réflexe sémantique. Raisonner à partir d’opposés est un mode de pensée fondamental, tout comme le raisonnement causal, le raisonnement par analogie ou par définition. Comme le topos a fortiori, le topos des contraires une validité transculturelle. Les deux exemples suivants proviennent de la tradition chinoise.

68, 1 Les gens se conforment communément à quatre interdits. Le premier commande de ne pas construire d’annexe à l’ouest de la maison. On estime que cela porte malheur et peut être fatal. […].
68, 2 Bâtir une aile à l’ouest porterait malheur : cela signifie-t-il que démolir une telle annexe, ou en construire une à l’est, soit au contraire source de chance ?
Wang Chong. Discussions critiques, “De quatre interdits”[1].

 [Les épouses] souhaitent ardemment la mort du roi. Ce qui me le fait croire ? Les épouses n’ont aucun lien de sang avec le souverain, aussi ne lui sont-elles chères que tant qu’elles sont désirables. Et du proverbe qui dit fort justement “À mère aimée, fils chéri” on peut déduire la réciproque “À mère délaissée, fils méprisé”.
Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Les précautions contre les siens.[2]

1.2 Formes générique et forme logique du topos des contraires

Le topos des contraires est exprimé par Aristote dans une langue à la fois ordinaire dans sa construction et technique par l’usage qu’elle fait d’un vocabulaire spécialisé, termes rhétoriques comme topos ou enthymème, ou relevant d’une ontologie grammaticale comme sujet ou prédicat. Ces termes sont indéterminés, “un sujet (un être), une propriété (un prédicat)”. Il s’agit d’une formulation générique du topos.
Le topos exprimant une structure commune à un ensemble d’enthymèmes, on parle également du topos comme d’une forme logique. La forme logique du topos des contraires est très simple (ce n’est pas le cas de tous les topoï) ; selon la formulation de Ryan (1984, p. 97), elle s’écrit :

1A — Si A est le contraire de B, et C le contraire de D,
Alors, si C n’est pas prédiqué de A, alors D n’est pas prédiqué de B.

1B — Si A est le contraire de B, et C le contraire de D,
Alors, si C est prédiqué de A, alors D est prédiqué de B.

Selon la formulation de Walton & al. (2008, p 107) l’argumentation “from opposites” a deux formes :
Forme positive :

L’opposé du sujet S a la propriété P
donc S a la propriété non-P (l’opposée de la propriété P)

— Forme négative:

L’opposé du sujet S a la propriété non-P
donc, S a la propriété P (l’opposé de la propriété non-P)

En pratique, on voit que la “forme logique” s’obtient en remplaçant les indéfinis (les variables), par des lettres. La proposition de départ est notée sous la forme standard des propositions analysées “A est C” (Ryan), ou “S est P” (Walton). Il s’agit d’une abréviation d’écriture, très utile car elle permet d’éviter les formulations tortueuses parfois nécessaires pour bien exprimer la coréférence.
Néanmoins, une réelle “forme logique” serait une expression pouvant entrer dans un calcul ; en fait, ici, le seul calcul nécessaire est de l’ordre de l’actualisation de la forme générique (topos) dans une forme spécifiée (enthymème).

2. Une ressource dialectique

Le topos des contraires est une ressource dialectique. Si le proposant soutient que “A est B”, l’opposant peut examiner ce qu’il en est de la relation du contraire de A avec le contraire de B. Sous forme de dialogue :

— Confirmation :

Proposition : Le courage est une vertu
Topos des contraires :  Contraire de courage : couardise, lâcheté ;

               Contraire de “— être une vertu” : “— être un vice”.
Argumentation : “Le courage est (bien) une vertu, puisque la lâcheté est (indiscutablement) un vice”.

C’est dans cette fonction de confirmation que le topos des contraires sert à l’amplification oratoire ou poétique.

— Réfutation

Proposition : l’agréable est bon (les choses agréables sont toujours bonnes)
Topos des contraires : contraire de agréable : désagréable ; contraire de bon : mauvais.
Nouvelle question : “Le désagréable, est-il (toujours) mauvais ?” Non, car l’huile de foie de morue est désagréable, mais elle est bonne pour la santé. Donc on en déduit que l’agréable n’est pas toujours bon, et la proposition “l’agréable est bon” est réfutée.
Argumentation : Ce qui est agréable n’est pas toujours bon, puisque ce qui est désagréable n’est pas toujours mauvais.

Il s’ensuit que “agréable” n’est pas un trait définitoire de “bon”. “Être bon” n’est pas un prédicat propre ou essentiel de “être agréable”, V. Classification. Les choses agréables ne sont bonnes que par accident. En revanche “être une vertu” est un trait définitoire de courage; le courage est une espèce du genre vertu. Le topos des contraires est l’instrument permettant de construire une définition essentialiste.

3. Le topos des contraires est-il intrinsèquement fallacieux ?

3.1 Le topos des contraires est logiquement invalide

Appliqué à l’implication logique, “P implique Q”, le topos valide la conclusion “non P implique non Q”. Cette conclusion n’est pas “quasi-logique”, mais simplement fausse, une condition suffisante étant prise pour nécessaire et suffisante.
La négation logique s’applique à un prédicat en tant qu’il affirme quelque chose d’un sujet, mais pas à un nom. Une bouteille et une sombre pensée sont des non-vaches : Comme le topos est formulé en langue naturelle, l’application de la négation sous l’une ou l’autre de ses formes à un terme quelconque sera toujours discutable. Mais celui qui demande qu’on précise les choses devient vulnérable à l’accusation de “chercher des querelles sémantiques”.

3.2 Le topos des contraires est valide sous condition

Considérons un univers dont on sait qu’il contient deux sortes d’objets, des cubes et des balles ; que ces objets sont rouges ou verts (ou exclusif) ; que les objets de même forme sont de même couleur. Situation : l’observateur ne peut voir qu’un seul objet, par exemple une balle, qui est verte. Dans ce cas, une balle est un non cube ; et le non vert est le rouge. On voit que les balles sont vertes ; on peut donc conclure que les non balles (les cubes) sont non verts (c’est-à-dire rouges).

4. Topos des contraires en littérature

Dans ses fonctions de confirmation et de réfutation, le topos des contraires permet de développer une amplification oratoire poétique sans perdre sa valeur argumentative de confirmation. L’exemple suivant est tiré du Paradis perdu de Milton.

Satan mène la guerre contre les anges, et vient de subir une cruelle défaite. Il « appelle de nuit ses potentats au conseil » et leur explique comment une nouvelle arme de son invention — la poudre et le fusil — leur permettra de prendre leur revanche.

He ended, and his words their drooping cheer
Enlighten’d, and their languish’d hope reviv’d
Th’invention all admir’d, and each how he
To be th’inventor mifs’d; so easy’ it feemed
Once found, which yet unfound moft would have thought
Impossible.

Milton, Paradise Lost, [1667], Book VI, 498-501;

Il dit : ses paroles firent briller leur visage abattu et ravivèrent leur languissante espérance. Tous admirent l’invention ; chacun s’étonne de n’avoir pas été l’inventeur ; tant paraît aisé, une fois trouvée, la chose qui non trouvée aurait été crue impossible !
Milton, Le Paradis perdu [1667]. Livre 6, v. 498-501

La même conclusion vaut pour l’œuf de Christophe Colomb : “ce qui semblait impossible avant paraît facile après”.

5. Comment s’applique le topos

Dans les exemples précédents, le topos transforme de manière assez transparente une structure “S est P” en “non-S est non-P”. Dans d’autres cas, le sujet est plus profondément enraciné dans le discours, sa perception et sa reconstruction sont plus complexes. Considérons le passage suivant :

It took billions of years and ideal conditions before humans appeared on the planet, maybe one global warming will be enough to make it disappear (texte original)
Il a fallu des millions d’années avant que les humains n’apparaissent sur la planète, peut-être suffira-t-il d’un seul réchauffement global pour qu’elle disparaisse

Dans tous les cas, une argumentation est nécessaire pour montrer que tel passage correspond à tel type d’argument, V. Type d’argumentation. Ce passage composé de deux énoncés juxtaposés est-il structuré par le topos des contraires ?

1) On a affaire à une structure inférentielle bien marquée, qui part d’une affirmation catégorique portant sur le passé, pour proposer une affirmation restreinte, modalisée sur le futur :

E1, maybe (futur) E2

Dans le langage de Toulmin, on est dans une structure “Data, so, Modal, Claim”. Les énoncés corrélés ont la même structure, et expriment des consécutions. Ce parallélisme laisse bien augurer d’une occurrence du topos des contraires.

La structure à prendre en considération pour l’opération n’est pas la structure grammaticale simple “S est P”, mais la structure consécutive “Conditions, Résultat”, “C a abouti à R”, “C (résultatif) R” :

It took billions of years and ideal conditions before humans appeared on the planet
it took B before A = B has been necessary for A
[condition C1] billions of years and ideal conditions [résultat R1]
humans appeared on the planet

May be one global warming will be enough to make it disappear
May be W will be enough for D
[condition C2] one global warming [résultat R2] [makes] it disappear

2) On recherche donc de possibles contraires sur les éléments fondamentaux de la structure
C (résultatif) R”.
— Les résultats appear / disappear sont clairement opposés :

humans appeared on the planet / to make [humanity] disappear

— Les conditions sont-elles dans une relation d’opposition ? La condition C2, one global warming n’est pas quelque chose de simple, qu’on puisse opposer directement à la condition de C1, it took billions of years and ideal conditions. Néanmoins, C1 et C2 ont clairement des orientations argumentatives opposées.

a) C1, « it took billions of years and ideal conditions before … » :

billions of years est orienté vers “c’est très long” ;
ideal conditions est orienté vers “c’est très rare et difficile à obtenir” ;
— la construction “it takes X to Y” est orientée vers “il a fallu beaucoup pour réaliser Y”.

Les trois orientations déterminées par C1 convergent sur la conclusion “c’est un processus très complexe”.

b) C2, “one global warming will be enough

— le déterminant “one” oriente vers l’unicité, “just one”, et la simplicité ;
— will be enough signifie “as much as needed” pour un certain accomplissement. La condition est suffisante, alors que pour la production de l’humanité, il a fallu la conjonction de deux conditions.
— will be enough est orienté vers une limitation, “no more than”, peut-être “less than expected”, pour l’obtention de tel ou tel résultat.

Les deux orientations déterminées par C2 convergent sur la conclusion “c’est un processus très simple”.

Selon cette reconstruction, la structure du discours analysé correspond bien au topos des contraires :

Produire A a été très difficile — so — may bedétruire A sera très simple.

De tels exemples suggèrent que la formulation classique du topos est très simplifiée.

6. Conclusions triviales et non-triviales produites par le topos des contraires

Le raisonnement par les contraires peut produire des conclusions banales, de vaines reformulations analytiques de l’énoncé originel. Lorsque argument et conclusion ont exactement le même degré d’évidence, il n’y a pas de réduction de l’incertitude et la règle semble tourner à vide.
Néanmoins, il peut être utile de clarifier le sens des mots, et le topos des contraires peut y contribuer :

Il est bon d’être tempérant, attendu qu’il est nuisible de manquer de contrôle (Aristote, Rhét., II, 23 ; Chiron, p. 376)

Il existe cependant des cas où l’inférence réflexe vers les opposés peut ou doit être inhibée. Appliqué à la prière de demande “Paix à ceux qui vous aiment”, le topos des contraires conclut quelque chose comme “Guerre à ceux qui ne vous aiment pas”.

Considérons l’argumentation :

Si la guerre est cause des maux présents, c’est avec la paix qu’il faut les réparer. (Ibid.)

Cette conclusion se heurte à l’argument suivant, “nous avons échoué par manque de détermination et de radicalité” :

Si nous avons en effet de gros problèmes, c’est parce que nous avons mené une guerre limitée ; c’est la guerre totale, et non la paix qui résoudra nos problèmes.

L’opposant utilise toujours le topos des contraires. Il oppose toujours “maux présents / plus de problèmes” ; il n’oppose plus la paix à la guerre, mais deux types de guerres “guerre limitée (problèmes) / guerre totale (plus de problème)”.

Le topos des contraires peut réfuter une proposition de renouvellement du leadership politique:

Ceux qui ont plongé le pays dans la crise ne sont peut-être pas les mieux placés pour nous sortir du pétrin.
Nous ne pouvons pas faire confiance aux mêmes mécanismes de marché défaillants pour réussir à sortir le pays de cette crise. (d’après Linguee, 25-10-2015)

De même, les conclusions suivantes ne sont pas triviales :

S’il n’est pas juste de se laisser aller à la colère envers qui nous a fait du mal contre son gré, celui qui nous a fait du bien parce qu’il y était forcé n’a droit à aucune reconnaissance. (Aristote, Rhét., II, 23; 1397a10-15 ; Dufour, p. 115)

Autrement dit, “pour faire réellement le bien, il faut avoir la capacité de faire le mal”, V. Réfutation par l’impossibilité du contraire.

Mais si les mensonges débités aux mortels les peuvent persuader, tu dois aussi admettre le contraire : combien de vérités ne trouvent chez eux aucune créance ! (Id.)

Le réflexe des opposés est un exemple typique de la façon dont l’argumentation conduit, par des formulations différentes, à voir les choses sous un nouvel angle, ou, comme dirait Grize, sous un nouvel éclairage, V. Schématisation.

7. L’opposition a contrario vs a pari

V. A pari


[1] Wang Chong, Discussions critiques. Trad. du Chinois, présenté et annoté par Nicolas Zuffery. Paris, Gallimard, 1997, p. 200-201. Wang Chong a vécu de 27 à 97 (environ).
[2] Chap. 17Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Présenté et trad. du chinois par J. Levi. Paris, Le Seuil. 1999