Critique – Rationalités – Rationalisation

D’après Edgar Snow, le monde contemporain est marqué par la coexistence de deux cultures structurée par deux types de raison, la rationalité démonstrative, fondée sur l’expérience et façonnée par les mathématiques, et la rationalité raisonnable du monde des choses humaines dont l’argumentation serait l’instrument.
Cette opposition a été fortement réaffirmée par Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], V. Persuasion, Preuve.
Ces rationalités coexistent sous diverses formes dans le discours ordinaire.

1. Rationalités

2.1 Thèmes généraux

Rationalité comme bon sens
La rationalité comme bon sens ou sens commun correspond à l’art de penser se conformant aux règles et intuitions incarnées dans la logique traditionnelle et adaptées aux nécessités sociales par l’argumentation rhétorique.
La valeur scientifique de cette rationalité a été ébranlée par le développement de la pensée axiomatique, comme en témoignent les géométries non euclidiennes ou par l’invention de l’unité imaginaire i, telle que i2 = -1. En sciences humaines, l’invention freudienne de l’inconscient et le développement des études sur les idéologies et les déterminismes sociaux ont remis en cause la vision d’un sujet souverain transparent à lui-même, maîtrisant consciemment son calcul, ses intentions, projets, discours et actions. Cette double crise affecte directement la vision classique de l’orateur rhétorique comme être moral rationnel.

Rationalité comme adéquation d’une conduite à un objectif
Cette forme de rationalité couvre toutes les formes d’action guidées par un script, une recette ou un plan préétabli. Si l’on veut réussir une crème anglaise, il est plus rationnel de verser le lait chaud sur les œufs que de mettre les œufs dans le lait chaud, la crème sera plus homogène.
Ce principe de rationalité se confond avec l’exigence de cohérence (non-contradiction) entre conduite et objectif. Il est exploité par toutes les formes de réfutation qui décèlent une contradiction chez l’adversaire, V. Ad hominem; Cohérence.
Comme il est normal de courir plusieurs lièvres à la fois, c’est-à-dire de poursuivre plusieurs objectifs, la rationalité résultante est perpétuellement déstabilisée.
Cette forme de rationalité est compatible avec le crime ; Sade est un argumentateur hors pair. D’où la possibilité de rationalités délirantes et despotiques au service de buts de même nature.

Rationalité liée à un domaine
La rationalité dépend des domaines. Un comportement est dit rationnel s’il est conforme aux bonnes pratiques reconnues dans un domaine, un domaine technique, un paradigme scientifique, une tradition de pensée, V. Règles.

Rationalité démocratique
C’est une qualité des sociétés et des groupes disposant d’institutions et de lieux où l’information est accessible, où fonctionne l’examen libre et contradictoire des positions et des oppositions, dans la perspective d’une prise de décision effective ; où il existe un droit de réponse, dans un format identique à celui de l’attaque, et où la sécurité des opposants est assurée. C’est une forme de société où les détenteurs du pouvoir et de la violence légale sont amenés à rendre compte de l’usage qu’ils en font.

Au vu des pratiques de rationalités précédentes, si on postule que la rationalité est gouvernée par des règles, ces règles devront être de nature très différente, et leur articulation sera difficile.

2.2 Rationalités discursives

2.1 Rationalité monologale

Rationalité langagière
Du point de vue langagier, un discours rationnel est d’abord un discours sensé, ayant un sens linguistique et un sens contextuel, en relation avec le problème discuté ou la tâche en cours. Un discours sensé est doté d’une signification accessible à ses destinataires, le locuteur le soutient et il peut en rendre compte, expliquer pourquoi il dit cela et pas autre chose ; en anglais, on résume tout cela en disant que le discours se rend accountable.
Le paradoxe créé dans une situation argumentative pilotée par une question est que chacune des réponses prises isolément est sensée mais qu’elles sont globalement contradictoires. C’est pourquoi les théoriciens de l’argumentation recherchent parfois, pour discriminer ces réponses, un critère de validité qui serait plus fort que le sens simplement sensé, et introduisent pour cela, dans leurs modèles la notion de discours rationnel. On peut lier les différentes familles de théories de l’argumentation à différentes visions de la rationalité.

Rationalité et genre discursif
La rationalité du discours est habituellement considérée en relation avec le discours argumentatif. Mais chaque genre discursif est gouverné par une forme de rationalité ; Il y a non pas une mais des rationalités : rationalité argumentative, rationalité narrative, rationalité descriptive, etc. ; on le voit a contrario dans les descriptions et les récits incohérents et délirants. Un guide d’utilisation mal conçu donc inexploitable est irrationnel.

Discours rationnel et rhétorique efficace
La rationalité de l’efficacité est du type rationalité comme adéquation d’un comportement à un but. Comme elle, elle peut se passer de justification, elle est compatible avec la manipulation verbale et non verbale, elle peut même être insensée.

Discours rationnel et affirmations justifiées
La définition du discours rationnel comme discours justifié élabore l’idée qu’un discours est raisonnable dans la mesure où les propositions qu’il avance ne sont pas affirmées sur la base d’une certitude individuelle, quelle que soit son fondement, mais ouvertement étayées sur d’autres propositions liées à la conclusions défendue par quelque règle sinon valide, du moins reconnue dans la communauté de parole, V. Évidence; Évidentialité; Schéma de Toulmin.

Discours rationnel et anticipation des objections
Un discours est plus rationnel s’il exhibe ses points faibles, en s’offrant à la réfutation. Le discours toulminien répond à cette exigence : la conclusion est établie à partir d’une donnée, en fonction d’une loi étayée d’un support, et dûment modalisée. L’instance critique est représentée par sa trace, le rebuttal, indiquant le point de réfutation potentielle, notion poppérienne où le discours exhibe son point faible, et indique quelle direction on doit prendre pour l’améliorer. Inversement, plus une argumentation dissimule ses points faibles, moins elle sera dite rationnelle.

2.2 Rationalité dialogale

Les modèles de l’argumentation fondés sur le dialogue mettent l’activité critique au centre de leurs préoccupations. La pragma-dialectique et la logique informelle développent une critique de l’argumentation fondée sur un système de règles qui redéfinissent le concept de de fallacie. La logique informelle utilise plutôt la technique des questions critiques
V.  Fallacieux ; Paralogisme ; Sophisme.

La pratique de l’argumentation dialoguée, en face à face ou à distance, peut être considérée comme l’exercice de la fonction critique du langage. Critiquer ne veut pas dire “dénigrer” ni “rejeter”, mais “examiner, porter un jugement”, positif ou négatif, sur une activité quelconque. L’observation des données montre que les partenaires engagés dans une argumentation passent leur temps à évaluer, les arguments des autres (Finocchiaro 1994, p. 21). La parole argumentative est évaluée dans un métadiscours, produit aussi bien en face à face qu’à distance, dans l’espace et dans le temps. Toute approche du discours argumentatif soucieuse d’adéquation empirique doit prendre en compte cette dimension critique, à un moment ou à un autre.

Un discours est plus rationnel s’il a été critiqué. Son degré de rationalité augmente avec le nombre de rencontres contradictoires auxquelles il a été soumis et dont il est sorti vivant, toujours tenable. Comme le dit Bachelard, il n’y a pas de vérité, il n’y a que des erreurs rectifiées ou en cours de rectification.
La nouvelle rhétorique pose la question critique à deux niveaux.
— D’une part, à la suite de la rhétorique ancienne, elle accorde toute leur place aux mécanismes de réfutation, qui constituent une critique de premier niveau.
— En second lieu, elle considère que le travail d’évaluation est celui de l’auditoire, V.  Persuader — convaincre, défini comme l’ensemble des participants ratifiés à l’adresse rhétorique C’est un contraste considérable avec les visions qui confient l’évaluation aux soins d’un juge rationnel, qui, dans la pratique se confond avec l’analyste.

3. Théories généralisées de l’argumentation et critique du discours

Toutes les théories de l’argumentation ne s’engagent pas dans la tâche de définir une forme quelconque de rationalité : c’est le cas de la théorie de l’argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot et de la logique naturelle de Grize. Dans leur principe, elles ne sont pas irrationnelles mais a-rationnelles ; tout discours étant argumentatif, l’idée de rectifier un discours pour améliorer son argumentativité ou sa rationalité n’a pas de sens, par quelque méthode que ce soit. Elles rappellent cependant que la première des conditions pour qu’un discours soit rationnel c’est qu’il soit sensé.

Pour la logique naturelle, la théorie de l’éclairage accorde à chaque discours, une validité certaine, mais partielle. Il y a une sorte d’impossibilité critique : « l’orateur ne fait jamais que construire une schématisation devant son auditoire sans la lui “transmettre” à proprement parler » (Grize 1982, p. 30).

La théorie de l’argumentation dans la langue voit dans la conclusion un développement sémantique de l’argument ; l’argumentation est en fait une reformulation. L’argumentation est entièrement soumise aux orientations de la langue, que le discours ne fait que se développer selon ses « biais » — qui sont précisément dénoncés par les théories des fallacies, en quête d’un langage référencé, neutre, objectif. En fait, la théorie de l’argumentation dans la langue propose une théorie critique radicale du discours dans sa prétention à atteindre la, ou une, rationalité. Si on reformule cette théorie dans le langage de la théorie des fallacies, on dira que toute argumentation en langue naturelle est radicalement fallacieuse par pétition de principe.
Il s’ensuit que l’argumentation est un « rêve du discours » (Ducrot 1993, p. 234). On pourrait filer cette métaphore, qui ramène la prétention rationnelle de l’argumentation à une “rationalisation du rêve”, théorisation illusoire, fondamentalement idéologique, au sens dénonciateur du terme. Proposer une critique des argumentations, serait s’enfermer dans une “critique du rêve”, alors qu’on ne peut, au mieux, que l’interpréter, V Démonstration; Biais.

4. Rationalité et rationalisation

En psychanalyse, on parle de rationalisation ou d’intellectualisation pour désigner les processus discursifs à prétention rationnelle par lesquels un sujet rend compte et revendique ses actes, ses représentations, ses sentiments, ses symptômes ou son délire (Laplanche et Pontalis, 1967, Rationalisation) alors que leur source véritable lui reste opaque ;

[Le Moi] s’efforce, autant que possible, à rester en bonne entente avec le soi, en illustrant les commandements inconscients de celui-ci par ses propres rationalisations conscientes. (Freud [1923], p. 230 )[1].
Étant donnée la situation intermédiaire qu’il occupe entre le Ça et la réalité, il ne succombe que trop souvent à la tentation de se montrer servile, opportuniste, faux, à l’exemple de l’homme d’État qui, tout en sachant à quoi s’en tenir dans certaines circonstances, n’en fait pas moins un accroc à ses idées, uniquement pour conserver la faveur de l’opinion publique. (Id.)


 [1] http://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:UM6H8KERZA4J:emc.psycho.free.fr/livres-freud/Freud_le_moi_et_le_ca.doc+&cd=2&hl=fr&ct=clnk&gl=fr