Déduction

Dans le langage ordinaire, on parle de déduction pour désigner tout type d’inférence. En sciences et en philosophie, une déduction est le processus par lequel on tire une conclusion nécessaire d’autres choses connues avec certitude (Descartes). La déduction en discours naturel s’appuie sur des prémisses explicites ainsi que sur des conditions contextuelles qui ne sont pas exprimées linguistiquement.


1. Dans le langage ordinaire

Dans la langue ordinaire, les mots déduire, déduction peuvent signifier :
— “Soustraire, soustraction”.
— “Dériver de, dérivation effectuée par un calcul ; implication”, sens utilisé en argumentation.
Cette homonymie n’est pas périlleuse car les contextes d’usage sont bien distincts.

Déduction fonctionne comme un terme couvrant, pour désigner toute espèce de discours où une conclusion est dérivée, ou présentée comme dérivée, d’un ensemble de données prises comme point de départ.

Sherlock Holmes décrit comme suit sa célèbre “méthode déductive” :

Sherlock Holmes converse avec son ami Watson, qui lui rend visite.
[Holmes] […] Vous ne m’aviez pas dit que vous comptiez reprendre le collier de misère ?

[Watson] — Mais comment le savez-vous ?
— Je le vois, ou je le déduis plutôt de ce que je vois. Vous avez été souvent mouillé ces temps derniers et vous avez une servante extrêmement maladroite et négligente.
— Mon cher Holmes, dis-je, ceci est trop fort. Il y a quelques siècles on vous aurait sûrement brûlé vif comme sorcier. Il est parfaitement exact que j’ai dû faire jeudi dernier une longue course dans la campagne, et que je suis rentré trempé et couvert de boue ; mais comme je ne porte pas aujourd’hui les mêmes vêtements, je ne comprends pas ce qui vous l’a fait découvrir. Quant à Marie-Jeanne, elle est incorrigible et ma femme lui a donné son congé ; mais une fois de plus, je ne vois pas comment vous avez pu le deviner.
Il esquissa un petit sourire moqueur et frotta l’une contre l’autre ses longues mains osseuses.
— C’est enfantin, dit-il ; je vois d’ici que sur le rebord de votre soulier gauche, éclairé en ce moment par le feu, le cuir est sillonné de six coupures parallèles. Il est clair que ces coupures ont été faites par quelqu’un qui a gratté très négligemment le tour des semelles afin d’en enlever la boue desséchée. De là, vous le voyez, ma double déduction que vous étiez sorti par un très mauvais temps et que vous aviez chez vous un très fâcheux spécimen de la domesticité londonienne. Quant à votre profession, il est bien évident que quand quelqu’un entre chez soi avec sur  lui une forte odeur d’iode, qu’il a sur l’index une tache de nitrate d’argent et que son chapeau haut de forme est déformé là où il cache son stéthoscope, il faudrait être stupide pour ne pas en déduire qu’il est médecin.
Arthur Conan Doyle, Un scandale en Bohème. 1891.[1]

Le raisonnement de Holmes est “déductif” au sens où il part d’un indice constaté, et l’associe à une histoire vraisemblable dont la conclusion est ratifiée par Watson. Il s’agit d’une forme d‘abduction où l’histoire reconstruite joue le rôle d’hypothèse explicative.

2. Déduction et démonstration

    • Grec apodeixis, ἀπόδειξις “preuve, preuve déductive, argument” (LSJ)

La connaissance obtenue par démonstration, ou connaissance apodictique est produite au moyen d’une déduction valide. Descartes définit la déduction comme

Toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec certitude. […] On sait la plupart des choses d’une manière certaine sans qu’elles soient évidentes, pourvu seulement qu’on les déduise de principe vrais et connus, au moyen d’un mouvement continu et sans aucune interruption de la pensée qui voit nettement par intuition chaque chose en particulier. (Descartes [1628], p. 16).

La déduction part de propositions mathématiques :

— Vraies parce qu’elles ont été établies par une démonstration antérieure
— Admises à titre d’hypothèse.

Kleene établit la distinction suivante entre démonstration et déduction ([1967], p. 41) :
— La démonstration prouve des théorèmes à partir de propositions vraies. Ces propositions sont des axiomes ou ont été établies par une démonstration antérieure.
— La déduction déduit des conséquences de propositions admises à titre d’hypothèses.

Démonstration et déduction formelles se présentent comme des listes de formules, telles que chaque ligne de la liste :

— soit correspond à une formule vraie (cf. supra)
— soit est déduite d’une paire de formules qui la précèdent par une règle unique, la règle de détachement (modus ponens) (Id. p. 42)

Implication, règle de détachement, déduction valide

L’implication est un connecteur logique, permettant de former à partir de deux expressions bien formées, A et B, une nouvelle expression bien formée AB, dont la validité est définie par la table de vérité du connecteur “→”.

Sur cette base, la règle de détachement permet de déduire B des deux prémisses A → B et A par une déduction en trois pas :

(1)     A → B               Prémisse (1)
(2)     A                       Prémisse (2)
(3)     B                       Prémisse (1), Prémisse (2), détachement

Le même raisonnement peut s’exprimer comme une implication correspondant à une loi logique, “si l’implication est vraie et l’antécédent vrai, alors le conséquent est vrai” :

[(AB) & A] → B

La règle de détachement assure la transmission de la vérité depuis ce stock de propositions jusqu’à une conclusion qui hérite de cette vérité.

Une suite de formules est une déduction logiquement valide (valid) si elle respecte les règles de la déduction ; elle est correcte (sound) si elle part de propositions vraies.

Dans le raisonnement par l’absurde, la proposition sur laquelle opère le calcul a le statut d’une hypothèse (vérité provisoire). Elle perd son statut de vérité provisoire lorsqu’il est montré qu’elle conduit à des conséquences absurdes.

3. Validité, correction (soundness), productivité

La notion de validité formelle n’est pas suffisante pour rendre compte du processus de raisonnement. Pour qu’un raisonnement (une déduction) soit non seulement valide (conformité aux règles) et correcte [sound, vérité des prémisses) mais aussi productif, il doit respecter d’autres conditions plus complexes.
En premier lieu, le raisonnement correct doit se dérouler dans un même espace sémantique En pratique, cela signifie que les données sur lesquelles le raisonnement s’appuie relèvent d’un même domaine scientifique ou expérientiel. Par exemple, l’inférence “la lune est un fromage mou, donc Napoléon est mort à Saint Hélène” est valide, puisque le faux implique le vrai, mais le raisonnement est absurde, il part d’une proposition portant sur un être du cosmos et en déduit une vérité historique.
À l’intérieur d’un domaine cohérent, le raisonnement doit combiner les données de façon productive. La conclusion doit apporter une instruction, accroître les connaissances, ou du moins réduire l’incertitude. Si l’on peut considérer que l’implication est une forme de raisonnement, l’implication “P, donc P” est un raisonnement logiquement valide (le vrai implique le vrai, et le faux implique le faux). Mais cette inférence est vide, elle n’apporte rien de nouveau ; sa conclusion n’est qu’une répétition de la prémisse ; le raisonnement “n’avance pas”.
Le raisonnement doit partir de d’affirmations vraies ou en principe vérifiables, ou du moins plus probables que leurs contraires ; il doit prouver, montrer quelque chose. Le raisonnement hypothético-déductif introduit dans la démonstration des éléments de réalité, correspondant au contenu de propositions vraies.

4. Condition nécessaire et condition suffisante

L’argumentation par la définition rappelle le raisonnement déductif procédant à partir de propositions vraies a priori. Les multiples formes de l’argumentation par l’absurde permettent de rejetet une hypothèse admise à titre exploratoire.
La distinction entre condition nécessaire et suffisante définit le concept d’implication et la règle de détachement. Elle est de première importance pour le raisonnement naturel, où elle opère telle quelle, tout en étant soumise à des conditions contextuelles.

Considérons l’implication vraie “s’il pleut, la pelouse est mouillée”, notée P → M

— M est une condition nécessaire (CN) pour P.
S’il pleut, la pelouse est nécessairement mouillée

— P est une condition suffisante (CS) pour M.
Il suffit qu’il pleuve pour que la pelouse soit mouillée.

Par ailleurs, on sait que “Si on arrose, la pelouse est mouillée” : la pluie est une autre condition suffisante pour que la pelouse soit mouillée. Ni la pluie ni l’arrosage ne sont des conditions nécessaires pour que la pelouse soit mouillée.

4.1 Déductions valides

— Si une condition suffisante de M est satisfaite, alors M est le cas (est vraie)

La déduction utilise la règle dite du modus (ponendo) ponens. Elle procède en affirmant (ponendo, “en posant”) la vérité de l’antécédent A pour affirmer, (ponens) la vérité du conséquent B. On parle également d’affirmation de l’antécédent (voir supra, règle de détachement) :

P →: P est une condition suffisante pour M ; s’il pleut, l’herbe est mouillée
P : cette condition suffisante est réalisée : Il pleut
Donc M est réalisée : l’herbe est mouillée

La même déduction par modus ponens peut s’effectuer à partir de la conjonction “non (A & non B)” : l’implication est vraie si et seulement si on n’a pas à la fois l’antécédent vrai et le conséquent faux. Cette vérité correspond par exemple au fait qu’une situation où il pleuvrait sans que l’herbe ne soit mouillée n’est pas concevable dans un monde régi par les lois physiques telles que nous les connaissons.

— Si une condition nécessaire de P n’est pas satisfaite, alors P n’est pas le cas (est fausse)

La déduction utilise la règle dite du modus (tollendo) tollens. En “enlevant” (tollendo), c’est-à-dire en niant, le conséquent M, elle permet “d’enlever”, c’est-à-dire de nier l’antécédent P,

P →: M est une condition nécessaire pour P ; s’il pleut, l’herbe est mouillée
Non M : cette condition nécessaire n’est pas réalisée ; l’herbe n’est pas mouillée
Donc non P : donc P n’est pas réalisée ; donc il ne pleut pas.

4.2 Déductions non valides (paralogismes de la déduction)

Selon la définition de la déduction (supra §2), si une ligne de la déduction n’est pas un axiome et n’est pas obtenue par application de la règle de détachement modus ponens, alors la liste a la forme d’une déduction, mais n’est pas une déduction valide ; elle est paralogique. C’est le cas des déductions suivantes.

Paralogisme de négation de l’antécédent

L’absence de réalisation d’une condition suffisante du conséquent ne permet pas d’affirmer la fausseté de ce conséquent. La déduction suivante est non valide :

P → M : P est une condition suffisante pour M ; s’il pleut, l’herbe est mouillée
Non-M : cette condition suffisante n’est pas réalisée ; il ne pleut pas
*donc non-P : *donc P n’est pas réalisée ; *l’herbe n’est pas mouillée

Paralogisme d’affirmation du conséquent

La réalisation d’une condition nécessaire de l’antécédent ne permet pas d’affirmer la vérité de cet antécédent. La déduction suivante est non valide :

P → M : P est une condition nécessaire pour M ; s’il pleut, l’herbe est nécessairement mouillée
M : cette condition nécessaire est réalisée ; l’herbe est mouillée
*donc P ; *donc P est réalisée ; *donc il pleut

Dans le premier cas, une condition suffisante pour que l’herbe soit mouillée (la pluie) a été indûment considérée comme nécessaire ; dans le second cas, une condition nécessaire pour (qu’on puisse dire que) il pleut (à savoir : l’herbe est mouillée) a été indûment considérée comme suffisante.

4.3 Pragmatique de la déduction

Les notions de paralogismes d’affirmation du conséquent et de négation de l’antécédent sont bien définies dans le cadre d’un système logique, où toutes les composantes du raisonnement sont explicitées. Le langage ordinaire autorise ellipses et sous-entendus, son interprétation repose sur des connaissances contextuelles. Supposons que le sol ne puisse être mouillé que si l’une au moins des quatre conditions suffisantes sont remplies : 1) on a arrosé, 2) il a plu, 3) il y a une fuite de canalisation, 2) il y a de la rosée. S’il est contextuellement évident que l’on n’a pas arrosé (je sais ce que j’ai fait, et personne ne s’amuse à venir arroser mon jardin), qu’il n’y a pas de fuite d’eau (pour la bonne raison qu’il n’y a pas de canalisation dans le jardin), et qu’il n’y a pas de rosée (parce que l’heure est passée), alors je peux dire en toute sécurité que si l’herbe est mouillée, c’est parce qu’il pleut ou qu’il a plu.

C’est seulement la forme superficielle du raisonnement qui est paralogique. Son évaluation doit tenir compte du raisonnement implicite complet, au cas par cas, qui a permis d’éliminer les autres conditions suffisantes, transformant la dernière de celles-ci en condition nécessaire et suffisante. De tels raccourcis correspondent à la mise en pratique des règles de quantité et de manière de Grice, V. Coopération.

Cette conclusion ne montre aucune incapacité de “la logique” à exprimer de telles situations, elle montre seulement que la mise en forme logique de la déduction telle qu’on croit la lire dans une paire d’énoncés est plus complexe que ne le laisse penser leur forme apparente.


[1] Arthur Conan Doyle, Un scandale en Bohème. 1891, Strand Magazine. Cité d’après la trad. de J. de Polignac. https://www.atramenta.net/lire/un-scandale-en-boheme/34808. P. 3-4.