Dialectique

La dialectique ancienne est un jeu de dialogue à deux locuteurs où un partenaire tente de réfuter une proposition affirmée par l’autre et jouissant d’une certaine acceptation sociale. Cette dialectique a été renouvelée par la pragma-dialectique dans le sens de l’élimination des différences d’opinion.
La dialectique hégélienne procède non pas par élimination du faux mais par synthèse des opinions en présence.


Dialectique et dialogue ont la même étymologie grecque “dia + legein”, “à travers” + “dire”. Ce préfixe dia- est différent du préfixe di- signifiant “deux”. Étymologiquement, un dialogue n’est pas une conversation à deux personnes (qui pourrait être désignée comme un dilogue) ; la condition n’est pas sur le nombre de personnes entre lesquelles la parole circule, mais sur le fait qu’elle circule. Cependant, la notion historique de dialectique renvoie bien à un dialogue réglé mettant aux prises deux partenaires.

1. La méthode dialectique ancienne

La méthode dialectique ancienne théorisée par Aristote part d’une question “P ou non-P ?” ; “être riche, est-ce une bonne chose ou non ?”, et se propose de la résoudre méthodiquement par la méthode dialectique, qui permet d’éliminer l’un des termes de l’alternative, à l’aide d’un instrument, le syllogisme dialectique, mis en œuvre dans une interaction normée.
La dialectique est une méthode philosophique employée notamment dans la recherche a priori de la définition des concepts fondamentaux. Dans cette fonction de clarification des premiers principes, elle a été remplacée par l’axiomatisation.

1.1 Raisonnement dialectique

Comme la science mathématique et l’argumentation rhétorique, le raisonnement dialectique procède par syllogisme ou par induction (Aristote, S. A., I, 1, 5-15 ; p. 2).

Le syllogisme dialectique a pour particularité d’être fondé sur des prémisses qui ne sont pas vraies et premières, comme celles du syllogisme logique, mais de simples endoxa (Aristote, Top., I, 1, 100a30 ; p. 2

Tricot traduit endoxa par « prémisses probables » (ibid.) et Brunschwig par « idées admises » (Aristote, Top. Brunschwig, ibid., p. 1).
Les règles de déduction strictes sont remplacées par des topoï.

D’après les Seconds analytiques, le raisonnement dialectique « [prend] les prémisses comme comprises par l’adversaire » (Aristote, S. A., i, 1, 5 ; p. 2). Le jeu se déroule entièrement dans le système de croyance du Répondant, il a pour fonction de tester la cohérence de ce système, V. Ad hominem.

1.2 Interaction dialectique

Elle se joue entre deux partenaires, le Répondant (ou Répondeur) et le Questionneur (Brunschwig 1967, p. 29). C’est une interaction bornée, régie par des règles strictes, qui procède par questions et réponses, avec un gagnant et un perdant : on peut parler de “jeu dialectique”. L’un de ces partenaires, le Répondant, choisit d’asserter soit P soit non-P. Le Questionneur doit réfuter la proposition que le Répondant a choisi de soutenir, par le biais de questions totales, c’est-à-dire auxquelles le Répondant répond par oui ou par non. Sur la base de ces réponses, le Questionneur doit amener le Répondant à affirmer la proposition contradictoire de celle qu’il a acceptée au début du jeu. S’il y parvient, alors il a gagné la “partie de dialectique” ; s’il échoue, c’est le Répondant qui l’emporte. La pratique dialectique correspond donc à un test ad hominem de l’affirmation défendue par le Répondant.

La réfutation dialectique par les conséquences contradictoires a la forme suivante:

Pierre affirme “S est P”.
D’une part, S possède l’attribut Q : la doxa le dit et l’adversaire l’admet.
D’autre part les P possèdent les attributs non-Q.
Si S était P, il devrait posséder l’attribut non-Q.
Donc Pierre affirme des choses incompatibles à propos de S.

Pierre affirme que le pouvoir est un bien.
Or tout le monde est d’accord pour dire que le pouvoir corrompt.
Or la corruption est un mal.
Or le bien est incompatible avec le mal.
Pour être un bien, le pouvoir devrait exclure la corruption.

Ou encore : tu dis qu’Untel est un super champion ; tu admets, comme tout le monde, qu’un super champion ne se dope pas ; or Untel se dope, il n’est donc pas un super champion.

Ce topos met en contradiction les dires avec les conséquences de ces mêmes dires ; il correspond à : Tu affirmes les contraires à propos d’un même être (il se dope et il est un super champion) Cette forme de réfutation exploitée dans l’échange dialectique philosophique est à la racine de la réfutation ordinaire.

Du point de vue langagier, tout l’art est dans la construction de non-P. En fait, ce qui est dit par le proposant, c’est quelque chose comme S est X ; son opposant construit X comme non-P, par une série de paraphrases argumentatives, V.  Contraires ; Absurde.

1.3 Autorité et dialectique

Les Topiques définissent le débat dialectique comme la “mise en question” d’un endoxon, d’une “opinion probable” ou “idée admise”, c’est-à-dire étayée par une autorité sociale :

Sont des idées admises [endoxa], les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée, et pour ces derniers par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus et les mieux admis comme autorités. (Aristote Top. Brunschwig, i, 1, 100b20 ; p. 2)

Cette autorité de l’opinion n’est pas une question de tout ou rien. Elle est dérivée de l’autorité des différents groupes sociaux, selon une gradation qui va du quantitatif au qualitatif, de l’opinion du genre humain (le consensus universel) à l’autorité de « l’opinion éclairée » jusqu’à celle d’une personne illustre, V. Doxa.

En établissant ce continuum, Aristote valorise les différents ordres d’endoxa ; on est loin des problématiques de la doxa comme cliché ou stéréotype comme du “prêt-à-penser” donc, de façon tout aussi mécanique, du “prêt-à-dénoncer”. Les endoxa sont des idées “dignes d’être discutées”, elles définissent a contrario ce qu’est une thèse :

Une thèse est un jugement contraire à l’opinion courante, émis par quelque philosophe notable […] (j’ajoute notable) car ce serait une sottise que de se préoccuper des opinions contraires aux opinions courantes professées par le premier venu. (Aristote, Top., i, 11, 104a15-25 ; p. 26)

En d’autres termes, « si c’était le premier venu qui émettait des paradoxes, il serait absurde d’y prêter attention » (Aristote, Top. Brunschwig, i, 1, 100b20 ; p. 17). L’autorité entrant dans le débat est clairement référencée socialement.

Il est remarquable de voir ainsi la diversité et la mise en compétition des autorités — et non pas l’appel à l’autorité — mis à la base du débat intellectuel par excellence. L’autorité n’est pas là pour clore la discussion mais pour l’ouvrir : dire qu’une proposition est soutenue par une autorité, ce n’est pas dire qu’elle est vraie, mais qu’elle est discutable : elle mérite d’être discutée.

1.4 La dispute scolastique

La dispute scolastique (disputatio) correspond à la pratique médiévale du jeu dialectique. C’est un instrument de recherche et d’enseignement. On part d’une question précise, conçue par un maître. Deux participants, maîtres ou étudiants, dans les rôles de proposant et d’opposant, soutiennent l’un une réponse à la question et l’autre attaque cette réponse. Au terme de la discussion, le maître propose une solution et réfute les arguments qui vont à son encontre (Weijers 1999).

2. Renaissance de la dialectique : la pragma-dialectique

La méthode dialectique ancienne qui avait décliné depuis la Renaissance (Ong 1958) a été reconstruite dans le cadre des jeux de dialogue, et est revenue au tout premier plan des études d’argumentation avec la nouvelle dialectique, la pragma-dialectique de van Eemeren & Grootendorst (1996, etc.)

Les termes Proposant et Opposant utilisés pour désigner les partenaires principaux d’une argumentation sont empruntés à la théorie dialectique. Comme en dialectique, en pragma-dialectique il s’agit de valider ou de retirer une proposition
Le Répondant du jeu dialectique n’a pas à construire une preuve positive de la proposition qu’il soutient, mais doit simplement éviter de se laisser piéger dans une contradiction.
L’argumentation concrète se distingue sur distingue sur des points importants de l’argumentation dialectique au sens historique. D’une part, les partenaires mêlent argumentation étayant leurs positions propres et réfutation de celle de l’opposant. D’autre part, les propositions avancées ne sont pas soutenues simplement par un étayage rationnel, mais par les investissements personnels des participants.

Dans le prolongement d’une définition générale de la dialectique comme « pratique du dialogue raisonné, [l’art] d’argumenter par questions et réponses » (Brunschwig 1967, p. 10), on peut considérer que le processus conversationnel se “dialectise” dans la mesure où il porte sur un problème précis et défini d’un commun accord ; où il se joue entre partenaires égaux, mus par la recherche du vrai, du juste ou d’un bien commun, entre lesquels la parole circule librement, dans le respect de règles explicitement établies et auxquelles souscrivent les partenaires.

Le journaliste interviewant une personne ayant des responsabilités et des capacités de décision et s’efforçant de la mettre en difficulté est proche de la situation du Questionneur dialectique.

3. Dialectique aristotélicienne et dialectique hégélienne

À la différence de la dialectique aristotélicienne, la dialectique hégélienne ne procède pas par élimination du faux, mais par synthèse des positions en présence. L’opposition n’est pas résolue mais dépassée.
Cette dialectique a pour objet non pas le monde fixe des essences mais le monde mouvant de l’histoire des sociétés.
La dialectique aristotélicienne est fondée sur le principe de non-contradiction, alors que la dialectique hégélienne tend vers un “au-delà” de la contradiction.

Cette dernière est vivement attaquée, au moins sous ses versions opportunistes :

[Hl] proclame “puisque le monde est déchiré de contradictions, seule la dialectique (qui admet la contradiction) permet de l’envisager dans son ensemble et d’en trouver le sens et la direction”. Autrement dit, puisque le monde est contradiction, l’idée du monde doit être contradiction ; l’idée d’une chose doit être de même nature que cette chose ; l’idée du bleu doit être bleue.
Julien Benda, La trahison des clercs, 1927 / 1975 p. 63.[1]

Le dialogue fait de négociations et d’ajustements, permet le sauvetage des faces, alors que la dialectique aristotélicienne correspond à une dialectique logique d’élimination du faux, sans considération pour les questions de personnes.

4. Rhétorique et dialectique

L’usage de la déduction syllogistique est le propre de la science ; la dialectique est législative, elle sert la discussion des fondements a priori qui serviront de prémisses à la déduction scientifique ; la rhétorique a une fonction exécutive : elle s’occupe des affaires courantes, publiques, relevant du droit, de la politique, et, avec le développement du christianisme, de la croyance religieuse. Elle traite aussi du renforcement des principes qui régissent cette pratique, par le biais de l’épidictique.

Selon leur définition ancienne, dialectique et rhétorique sont les deux arts du discours. La rhétorique argumentative est « le pendant [antistrophos] de la dialectique » (Aristote, Rhét., i, 1, 1354a1 ; Chiron, p. 113).
— La dialectique est une technique de la discussion entre deux partenaires, procédant par (brèves) questions et réponses. La rhétorique a pour objet le discours monologal (possiblement monologique) long et continu adressé à un auditoire.

— Rhétorique et dialectique utilisent les mêmes fondements d’inférence, les topoï, appliqués à des énoncés plausibles, les endoxa, composantes d’une doxa, (Amossy 1991 ; Nicolas 2007).

— La rhétorique est à la parole publique ce que la dialectique est à la parole philosophique.

— La dialectique porte sur des thèses d’ordre philosophique. La rhétorique s’intéresse à des questions particulières, d’ordre social ou politique.


[1] Julien Benda, La trahison des clercs 1927. Extrait de la Préface à l’édition de 1946. Paris, Grasset, 1975, p. 63.