Doute

Pour Descartes, une idée incertaine doit être rejetée comme le serait une idée fausse. Les sceptiques considèrent le doute comme l’état normal de la pensée. Pour Perelman, l’argumentation est le mode de traitement des idées par essences incertaines avancées dans les affaires humaines.
Dans le dialogue l’absence de ratification jette le doute sur une proposition.


1. Doute cartésien et doute sceptique

En philosophie, on oppose le doute cartésien au doute sceptique. Descartes rejette « toutes les connaissances qui ne sont que probables et [déclare] qu’il faut se fier seulement à ce qui est parfaitement connu et dont on ne peut douter » ([1628], Règle II). Sur cette base, il reconstruit un système de croyances certaines sur la base de la seule certitude du cogito « je pense, donc je suis ». Cette forme de doute s’oppose au doute sceptique :

Le doute cartésien ne consiste pas à flotter, incertain, entre l’affirmation et la négation ; il démontre au contraire, avec évidence, que ce que la pensée met en doute est faux, ou insuffisamment évident pour être affirmé vrai.

Le doute sceptique considère l’incertitude comme l’état normal de la pensée, au lieu que Descartes le considère comme une maladie dont il entreprend de nous guérir. Même lorsqu’il reprend les arguments des sceptiques, c’est donc dans un esprit tout opposé au leur.
Gilson, dans Descartes, Discours de la méthode, [1628][1]

2. Doute argumentatif

Le doute argumentatif s’oppose au doute sceptique en ce qu’il ne privilégie pas la suspension indéfinie de l’assentiment par rapport à la résolution du différend. Perelman oppose le doute cartésien, où la présence d’un doute suffit à éliminer une proposition, à la pratique argumentative, où la présence d’un doute entraîne un traitement spécial du problème, par les moyens de l’argumentation, qui permet au moins de réduire le doute.

Le déclencheur de l’activité argumentative est la mise en doute d’un point de vue, V. Désaccord.

1) Du point de vue psychologique, le doute s’accompagne d’un sentiment d’inconfort et d’inquiétude. L’argumentation est une activité coûteuse des points de vue cognitif, émotionnel et interactionnel. On peut être réticent à s’engager dans une situation argumentative, où il faudra affronter la résistance de l’autre partie et mettre ses faces sociales, voire son identité, en danger.

2) Sur le plan cognitif, douter, c’est ne pas choisir, être dans un état de suspension de l’assentiment vis-à-vis d’un jugement.

3) Du point de vue langagier, dans les termes de la théorie de la polyphonie ducrotienne, cette suspension de l’assentiment se manifeste par la non-prise en charge par le locuteur de la proposition qu’il énonce ; le locuteur ne s’identifie pas à l’énonciateur. Dans les termes de Goffman, le locuteur (Speaker) est au plus l’auteur (Author) de la proposition, il n’en est pas l’énonciateur (Principal), V. Rôles.

Le dialogue externalise ces diverses opérations en leur donnant une forme langagière et une configuration microsociale. La mise en doute est un acte réactif d’un interlocuteur L2 qui refuse de ratifier un tour de parole son partenaire L1, ou qui s’y oppose ouvertement, créant ainsi une question argumentative.
Le premier effet de ce rejet est d’amener L1 à s’expliquer, ce qu’il fait en développant un discours de justification à propos d’un jugement qui pouvait aller de soi auparavant. D’autre part, le doute ne peut rester “gratuit”. L2 doit expliciter et argumenter sa réserve, en développant ses bonnes raisons de mettre en doute ce que vient de dire L1, ou en apportant des arguments orientés vers un autre point de vue.

Dans une situation argumentative, les parties ne doutent pas forcément de la pertinence de leurs arguments, ni du bien fondé de leurs conclusions. Le doute est pris en charge par le Tiers.


 [1] Texte établi et commenté par É. Gilson, Paris, Vrin, 1970, note 1, p. 85