Éthos et identité discursive

La distinction entre divers modes de présence de la personne à son discours est fondée sur l’idée d’un sujet divisé par la langue, et selon différents rôles socio-discursifs. Sur ce point, à travers la notion d’éthos, se noue le contact entre études du discours argumentatif et études littéraires en narratologie, qui opposent l’auteur et le narrateur, le lecteur réel et le lecteur implicite (Amossy 1999), ou en linguistique avec la problématique de la « subjectivité dans le langage » (Benveniste, 1958 ; Kerbrat-Orecchioni 1980). Comme n’importe quel discours, le discours argumentatif articule trois éléments constitutifs de l’identité discursive:

— L’éthos proprement dit
— La réputation
— La représentation de soi.

1 Éthos, autoportrait, réputation

1.1 L’éthos proprement dit :
Une facette de soi construite “par l’entremise du discours actuel”

Ducrot intègre la notion d’éthos rhétorique à la théorie de la polyphonie énonciative. L’éthos technique est un attribut du « locuteur en tant que tel » (opposé au locuteur tel que le désigne le pronom je, et au sujet parlant) (Ducrot 1984, p. 200) :

Dans ma terminologie, je dirai que l’éthos est attaché à L, le locuteur en tant que tel : c’est en tant que source de l’énonciation qu’il se voit affublé de certains caractères qui, par contrecoup, rendent cette énonciation acceptable ou rebutante. (Ibid., p. 201)

Dans la terminologie de Goffman, l’éthos correspond à l’Image (Figure) que le locuteur donne de lui-même V. Rôles.

1.2 Des éléments explicites d’autoportrait

Ducrot mentionne une seconde facette constitutive de l’identité discursive, « ce que l’orateur pourrait dire de lui-même en tant qu’objet de l’énonciation » (1984, p. 201). Le locuteur thématise sa personne : “Moi aussi j’ai dû travailler pour gagner ma vie”. Cette autoreprésentation orientée, ou argumentation de soi est une activité déclarative, contrôlée. Ces éléments explicites d’autoportrait sont bien distincts à la fois de l’éthos rhétorique comme de tout ce qu’il peut révéler indirectement sur lui-même, intentionnellement ou non. Ce n’est pas la même chose d’avoir un accent et de le revendiquer “Oui, j’ai un accent et j’en suis fier !”.

En situation argumentative, les participants valorisent systématiquement leurs personnes et leurs actes, afin de se légitimer. Les exigences de cette situation priment sur les principes de politesse linguistique, notamment sur le “principe de modestie”.

1.3 La réputation

Dans sa définition de l’éthos, Aristote mentionne un élément extra-discursif, antérieur au discours, de l’ordre de la réputation, du prestige, voire du charisme. Cet éthos “pré-jugé” est appelé éthos « préalable » par Amossy :

On appellera donc ethos ou image préalable, par opposition à l’ethos tout court (ou ethos oratoire, qui est pleinement discursif), l’image que l’auditoire peut se faire du locuteur avant sa prise de parole. […] L’ethos préalable s’élabore sur la base du rôle que remplit l’orateur dans l’espace social (ses fonctions institutionnelles, son statut et son pouvoir) mais aussi sur la base de la représentation collective ou du stéréotype qui circule sur sa personne. […] En effet, l’image que projette le locuteur de sa personne fait usage de données sociales et individuelles préalables, qui jouent nécessairement un rôle dans l’interaction et ne contribuent pas peu à la force de la parole. (Amossy 1999, p. 70)

En ce sens, on peut également parler d’un éthos “pré-discursif ” (Maingueneau 1999). La réputation est construite à partir d’actes et de paroles ; l’éthos est dit pré-discursif non parce qu’il serait constitué hors langage, mais parce qu’il préexiste à l’intervention considérée. La réputation est une construction sociale. Sa construction délibérée, sa gestion et sa réparation relèvent de l’activité professionnelle des agences de communication, pour lesquelles, tout comme les produits, les humains ont des images (Benoit 1995) qu’il faut gérer en permanence et parfois réparer de toute urgence.

1.4 L’identité discursive, une résultante de trois forces

On aboutit ainsi à une opposition entre deux modes de construction de l’éthos : une image de soi explicitée, déclarative et un éthos implicite, inférable à partir d’indices discursifs. Les deux peuvent être contradictoires, comme ils peuvent l’être avec la force de la réputation (des préjugés) constitués sur la personne.

    explicite
  personne de discours  
    implicite
personne    
     
image, réputation  

 On peut partir d’autres oppositions, par exemple en opposant (a) la construction dite (personne de discours explicite), explicitement gérée par le locuteur, à (b) l’éthos structurel implicite et à (c) aux phénomènes de réputation, d’une tout autre nature, soit :

    éthos
  personne implicitée  
    réputation
personne    
     
personne explicitée  

Ces présentations séparent artificiellement des éléments qui sont en interaction permanente dans la parole.

2. Ethos généralisé et naturalisé

La notion d’éthos a été mise au point dans le champ de la rhétorique argumentative ; mais elle peut aussi être utilisée pour désigner, de façon générale, l’image qu’une personne donne d’elle-même dans sa parole ordinaire (Kallmeyer 1996), son identité discursive. Ce processus de généralisation est typique de certaines théories modernes de l’argumentation, comme celle de l’argumentation dans la langue ou de la logique naturelle. Cette généralisation de l’éthos s’accompagne de sa naturalisation, au risque d’oublier que, comme le pathos et le logos, l’éthos est une ressource stratégique à la disposition du sujet parlant ; on perd l’élément fonctionnel, spécifique de l’éthos rhétorique.

L’orateur déployant sciemment des stratégies éthotiques complexes se distingue du sujet parlant de base non parce qu’il utilise quelque moyen dont il aurait l’exclusivité, mais dans la mesure où il élabore une capacité générale de parole partagée par tous les humains (Lausberg [1960], §3). Tout discours, spontané ou élaboré, contient des caractéristiques subjectives. Ce fait est transparent pour les participants. Le locuteur sait que ses interlocuteurs savent (qu’il / elle le sait, etc.) qu’il produit nécessairement de tels traits de subjectivité, de tous niveaux. Il sait que ses interlocuteurs exploiteront certains de ces traits, considérés comme des signes naturels pour en tirer des conclusions sur son identité “réelle” ou “profonde”. Le locuteur peut donc, plus ou moins intentionnellement, produire et arranger ces indices par des manœuvres éthotiques généralisées afin de canaliser ces interprétations selon ses objectifs et ses perspectives.

Les indices discursifs susceptibles de fournir les bases d’inférences sur la personne du locuteur sont non seulement d’ordre linguistique, mais aussi bien de type encyclopédique. Les uns et les autres sont exploitables à l’infini, les seules restrictions sont celles de l’expertise et des biais interprétatifs du récepteur ; la personne du locuteur est dans l’œil et dans l’oreille du récepteur. L’auteur parle des régimes totalitaires : donc il se réclame d’Arendt (intertextualité) ; il parle des totalitarismes nazis et staliniens mais pas de totalitarismes nazis et communistes : donc il a des penchants communistes (suspicion d’une stratégie de la “part du feu”). Les connaissances sur les pratiques langagières peuvent fournir matière à déduction : il utilise le passé simple et il vouvoie sa femme ; donc c’est quelqu’un de très vieille France.

Du côté de la production, la rhétorique de l’éthos se propose d’exploiter ces inférences comme moyen de persuasion. Du côté de l’interprétation, l’analyste de l’éthos doit décider quelle méthode il se donne pour reconstruire l’éthos argumentatif. Le problème est de définir la spécificité du programme de reconstruction de l’éthos de l’orateur par rapport à d’autres programmes, par exemple, ceux de la stylistique, de la sémiotique du texte ou de la psychanalyse. L’éthos n’est pas l’ego, et étudier l’éthos argumentatif ce n’est pas psychanalyser le locuteur.