Évaluation des argumentations

Évaluer un discours argumentatif c’est porter sur ce discours un “jugement de valeur”, positif ou négatif, justifié. L’activité d’évaluation est une activité argumentative, qui peut être elle-même tout aussi fallacieuse ou tout aussi bien fondée que l’argumentation qu’elle approuve ou rejette. Les méthodes, critères et échelles d’évaluations utilisées doivent être précisés. Comme pour n’importe quelle autre argumentation, l’évaluation doit, idéalement préciser ses défauts (ses conditions de réfutation, V. Raisonnement par défaut), en tout cas rester elle-même ouverte à la critique.

Lorsque l’argumentation se rapporte aux affaires humaines, l’analyste est une personne impliquée dans les enjeux sociaux sur lesquels il se prononce, et cela peut influencer son jugement.

1. Dimensions de l’évaluation

1.1 Échelles d’évaluation

L’évaluation peut se faire selon différentes dimensions, notamment l’efficacité et la validité.

­— Efficacité : la meilleure argumentation est celle qui oriente le mieux sa cible vers la thèse qu’elle défend ou l’action qu’elle préconise.

— Validité logico-scientifique : les bonnes argumentations sont des déductions valides, celles qui partent de prémisses vraies et qui transmettent cette vérité à leur conclusion ; les argumentations non valides sont fallacieuses.

Une argumentation efficace peut être fallacieuse ; en fait, les argumentations efficaces sont systématiquement soupçonnées d’être fallacieuses. Réciproquement, une argumentation valide peut être totalement inefficace : par exemple, “P, donc P” est une inférence déductive valide qui n’a aucun pouvoir de persuasion, ni d’autre intérêt que d’affirmer catégoriquement P. Le plus souvent on a affaire à la forme “P, donc (paraphrase de P)”,

À cause de son retard, le train ne partira pas à l’heure.

On peut l’entendre comme une lapalissade, les trains ne partant jamais en avance, en principe. Mais prise dans son contexte, la paraphrase est informative :

À cause du retard pris antérieurement, le train ne partira pas à l’heure de cette gare.

1.2 Évaluation binaire et évaluation graduelle

La mesure de l’efficacité d’une argumentation est graduelle ; elle se fait selon les méthodes du marketing politique et commercial.
La validité d’une argumentation peut être évaluée de façon binaire, ou graduelle.

L’évaluation binaire formelle classe les argumentations en valides et non valides. L’argumentation Elle nécessite la traduction de l’argumentation produite en langage ordinaire dans un langage logique qui en exprime l’essence logique en la décontextualisant.  Cette traduction est évaluée, et l’évaluation reportée sur le discours originel, V. Paralogisme.

— L’évaluation peut aussi se faire en termes de degré de validité. C’est l’approche qui est adoptée en particulier dans le cadre de la logique informelle. Quand elle porte sur des argumentations types, l’évaluation permet de conclure que tel type est valide à telle et telle conditions. Un ensemble des questions critiques donnent la forme générale des conditions de validité d’un argument.

2. Le diagnostic de fallacie

L’imputation de fallacie rejette et disqualifie le discours auquel on l’applique. C’est une procédure accusatoire ; or tout accusé a droit à sa défense, en vertu du principe “no execution without representation”. Les discussions sur le caractère fallacieux ou non d’une argumentation sont, dans leur principe, ouvertes, et révisables. Ces discussions sont des argumentations comme les autres, possiblement elles-mêmes fallacieuses. Elles constituent des corpus proposables à l’analyse argumentative.

Qui évalue ? — Hamblin a apporté une réponse nette à cette question : le logicien n’est pas l’arbitre du débat argumentatif

Voyons maintenant la position de l’observateur [onlooker], et plus précisément celle du logicien qui s’intéresse à l’analyse et, peut-être à l’évaluation de ce qui se passe. S’il dit “les prémisses de Smith sont vraies” ou “l’argumentation de Jones est invalide”, il prend part au dialogue exactement comme s’il était un participant ; mais, à moins qu’il ne soit engagé dans un dialogue de second niveau avec d’autres observateurs, sa formulation ne dit rien d’autre que “ j’accepte les prémisses de Smith” ou “ je ne suis pas d’accord avec l’argumentation de Jones”. Les logiciens ont bien entendu le droit de donner leur avis, mais il y a quelque chose de répugnant [repugnant] à l’idée que la logique est au service de l’expression des jugements d’acceptation ou de rejet des affirmations et des argumentations. Le logicien ne se situe ni en dehors ni au-dessus de l’argumentation pratique [practical argumentation] et il n’en est pas nécessairement l’évaluateur. Il n’est ni un juge ni une cour d’appel, et ce genre de juge ou de cours n’existent pas. Il est, au plus, un avocat bien formé. Il s’ensuit que ce n’est pas l’affaire du logicien de se prononcer ni sur la vérité d’une affirmation [statement], ni sur la validité d’une argumentation [argument]. Puisque nous utilisons une métaphore juridique, il serait intéressant de faire une analogie avec ce qui se passe en droit. Si un membre d’une association privée, par exemple un club ou une société anonyme, se plaint que les responsables ou l’administration n’ont pas respecté telle règle ou telle disposition statutaire de l’association, le tribunal refusera en général de s’en saisir. En pratique, on dira au plaignant “plaignez-vous à votre organisation. Vous avez tous les pouvoirs nécessaires pour convoquer les assemblées, engager des procédures d’annulation, voter des motions de censure, et démettre vos dirigeants. Nous n’interviendrons à votre demande que s’il y a une infraction, par exemple une fraude”. C’est à cela que devrait ressembler l’attitude du logicien vis-à-vis des argumentations authentiques [actual argument].

Le diagnostic de discours fallacieux fonctionne à un niveau méta-argumentatif. Mais il ne fait pas passer pour autant à un niveau transcendant le dialogue, il fait partie intégrante du jeu argumentatif. Autrement dit, le jugement “cette argumentation est fallacieuse” fonctionne comme une réfutation ordinaire, qu’il soit porté par un participant (usage ordinaire du terme fallacieux) ou par un analyste, qui se comporte alors comme un participant. En ce sens, on peut parler d’un véritable argument ou d’une réfutation ad fallaciam, par accusation de fallacie.

Dans une lettre à Edmond Schérer, l’économiste Léon Walras cite une controverse opposant Schérer lui-même à Adolphe Guéroult. Schérer réfute les thèses de Guéroult.

« Je prends […] votre étude du 30 décembre [= l’étude de Schérer] au point où […] vous abordez nettement et sans détour les considérations plus générales qui ont trait à la divergence entre ses opinions [= les opinions de Guéroult] et les vôtres.
La perfectibilité, dites-vous est une idée moderne, l’une de celles qui marquent le mieux la distance entre le monde ancien et le monde nouveau. Elle porte en elle-même son évidence propre, si bien qu’elle n’a plus pour adversaire que quelques sophistes ou quelques misanthropes. Elle a passé dans le droit commun de l’intelligence. Il ne faudrait pourtant pas, comme M. Guéroult semble le faire quelquefois, confondre la perfectibilité avec la possibilité de la perfection. Cette confusion n’est pas simplement affaire de mots ; pour qui sait comprendre la portée des questions, elle marque le point de séparation entre deux systèmes, le libéralisme et le socialisme. Le socialisme ramené à son principe n’est pas autre chose en effet que la croyance à la perfection possible de la société et l’effort pour réaliser cet état.
On l’avouera : voilà qui est clair et précis. M. Guéroult et vous, vous êtes d’accord jusqu’à un certain point : aux yeux de tous deux, l’humanité avance et ne recule pas, la loi du développement et d’organisation de la société est une loi de progrès et non de décadence. Au-delà de ces limites, vous vous séparez : vous pensez que la société n’est que perfectible, M. Guéroult estime, de son côté, que la société, tôt ou tard, sera parfaite ; vous êtes libéral, M. Guéroult est socialiste. Perfectibilité ou perfection, libéralisme ou socialisme, telle est l’alternative et la question qui s’agite.
Léon Walras, Socialisme et libéralisme [1863][1]

Schérer affirme que Guéroult conclut de la possibilité du perfectible (donnée sur laquelle ils sont d’accord) à la possibilité du parfait (sur laquelle ils ne sont pas d’accord) ; il s’agit typiquement d’une question de dérivation. On n’est pas dans le domaine du sophisme : Schérer n’attribue pas à Guéroult d’intention trompeuse, il simplement que Guéroult est dans l’erreur. Cette critique n’est pas adressée d’un point de vue extérieur, que pour simplifier nous pourrions appeler celui du linguiste (qui veillerait à l’usage correct des dérivations lexicales) ou du logicien (qui astreindrait le langage à la bonne désignation du concept et à la transmission correcte de la vérité), mais de la part d’un adversaire politique. La dénonciation du paralogisme est ici prise dans le débat argumentatif lui-même, et ne dépend d’aucune objectivation linguistique ou conceptuelle. Elle a son sens comme moment du débat “Libéralisme ou socialisme ?”. Cette remarque ne signifie en aucun cas que la critique de Schérer n’est pas fondée : que Schérer prétende parler au nom du vrai n’implique pas qu’il dise le faux.

3. Pour un laissez-faire en argumentation

Certaines argumentations ordinaires sont menées dans un domaine spécifique, entre personnes qui forment ce que Hamblin appelle « a civil association ». Dans ce domaine, le logicien, en tant que tel, n’a pas la compétence spéciale requise. Il peut fort bien l’avoir par ailleurs, par exemple à titre de citoyen conscient et responsable, mais s’il l’exerce au nom de sa profession de logicien, il y a confusion – un problème de déontologie. Il faut donc se résoudre à une “descente critique” : l’accusation de fallacie est analysable comme une stratégie de réfutation parmi d’autres, qu’elle soit portée par le logicien ou par un participant quelconque. Cette remarque est au fondement du “libéralisme critique”, c’est-à-dire du laissez-faire, en argumentation.

Comment évaluer ? La perspective interactionnelle-dialogale intègre aisément l’objection de Hamblin en confiant en effet l’évaluation des argumentations à la « l’association civile » des argumentateurs intéressés par la question. Les données brutes prises en compte pour l’évaluation sont constituées par l’ensemble des discours pro et contra interagissant autour d’une question, un corpus constitué d’une seule intervention prise au hasard serait incomplet.

Les modalités de l’évaluation peuvent être documentées empiriquement, à deux niveaux.

— Au niveau des participants

  • Pratiques d’évaluation non thématisées : concessions, objections, réfutations et contre-discours.
  • Émergence d’un métalangage critique de l’argumentation: accusations de fallacie, d’amalgame, de procès d’intention, d’argumentation passionnelle, etc. (Doury 2000 ; Vié-Largier 2005).

—Au niveau des spécialistes des domaines concernés

Ce niveau, qui inclut celui de l’expertise scientifique, est le niveau ultime d’évaluation. Il revient aux savants d’évaluer les fallacies de leurs collègues, aux historiens d’évaluer les fallacies des historiens (Fisher 1970) et aux professeurs, mais aussi aux élèves, d’apprécier les arguments des élèves.

Le logicien peut intervenir à chacun de ces les niveaux, si son intervention est souhaitée. Sa fonction et sa posture déontologique sont celle d’un “avocat bien formé”, comme le dit Hamblin. Il peut, à ce titre évaluer toutes les argumentations du monde, sa posture étant celle de l’évaluateur participant, soumis à une situation classique de double contrainte. En particulier, si sa présence est jugée utile, le spécialiste de l’argumentation peut intervenir devant les tribunaux, en tant que jurilogicien ou jurilinguiste, en tant que conseil, et non pas substitut du juge.

Comme le souhaitait Guizot, laissez faire, laissez aller. Le discours argumentatif est par essence critique ; l’évaluation savante est un processus d’expansion et d’approfondissement argumentatif. Il n’y a pas de super-évaluateur capable d’arrêter le processus critique par une évaluation terminale qui, en s’imposant, ferait taire tout le monde.


[1] Études d’économie sociale – Théorie de la répartition de la richesse sociale, Lausanne, Rouge et Paris, Pichon, 1896., p. 4.