Évaluation du syllogisme

La notion de paralogisme est définie dans le cadre de la logique classique ; l’adj. paralogique existe, mais est peu usité. Les paralogismes syllogistiques, ou paralogismes proprement dits, sont des syllogismes non valides, non concluants. Ces paralogismes de déduction sont des « argumentations ayant la forme d’un syllogisme traditionnel et qui violent l’une ou l’autre des règles bien connues du syllogisme » (Hamblin 1970, p. 44), V. Fallacieux (2); Fallacieux (3).

1. Règles du syllogisme

La logique traditionnelle a établi les règles suivantes, qui permettent d’éliminer les modes non concluants (invalides) du syllogisme (d’après Dopp, 1967, Chap. II, Sect. IV ; Rahman, Akuedotevi 2010/2015).

·       Règle du nombre de termes

(a) Un syllogisme articule trois termes (trois concepts).

·       Règles de distribution des termes

Distribution d’un terme
Dans une proposition, un terme (sujet ou prédicat) est dit distribué s’il dit quelque chose de tous les qu’il désigne. Sinon, il n’est pas distribué.
Les termes précédés du quantificateur tous sont distribués ; les termes quantifiés par certains, quelques, beaucoup, presque tous … ne sont pas distribués.
Par exemple, dans une proposition affirmative universelle A, “Tous les Athéniens sont des poètes”:
— Le terme sujet Athénien est distribué.
— Le terme poète est non distribué : la proposition A dit seulement que “certains poètes sont athéniens”.

Dans un syllogisme soit valide :

(b) Le moyen terme est distribué au moins une fois. Cette règle assure que les deux prémisses concernent au moins un objet commun.

Aucun M n’est P                     M est distribué
Tout S est M
Aucun S n’est P

(c) Le grand terme et le petit terme ne peuvent pas être distribués dans la conclusion s’ils ne le sont pas dans la prémisse correspondante.

Aucun M n’est P         M est distribué (dit de tous les M qu’aucun n’est P)
Tout S est M               S est distribué (dit de tous les S qu’aucun n’est M)
Aucun S n’est P                     

S est distribué dans la conclusion et dans la mineure.

·       Règles sur les qualités (positive / négative) des prémisses

(d) Deux prémisses affirmatives ne peuvent pas donner de conclusion négative.

Certains M sont P                                          Tous les M sont P
Certains S sont M                                          Certains S sont M
Pas de conclusion                                            Certains S sont P

(e) À partir de deux prémisses négatives, on ne peut rien conclure.

Aucun M n’est P                                Certains M ne sont pas P
Aucun S n’est M                                Certains S ne sont pas M
Pas de conclusion                                    Pas de conclusion

(f) Si une prémisse est négative, la conclusion doit être négative (une prémisse affirmative et une prémisse négative ne peuvent pas donner une conclusion positive).

Aucun M n’est P                      La prémisse majeure est négative.
Certains S sont M
Certains S ne sont pas P          La conclusion est négative.

·       Règles sur les quantités (universelle / particulière) des propositions

(g) Si une prémisse est particulière, la conclusion est particulière (la conclusion ne peut être universelle que si les deux prémisses sont universelles).

Aucun M n’est P
Certains S sont M                   La prémisse mineure est particulière.
Certains S ne sont pas P         La conclusion est particulière.

(h) À partir de deux prémisses particulières, on ne peut rien conclure.

Certains M sont P
Certains S ne sont pas M
Pas de conclusion

2. Paralogismes

Un paralogisme est un syllogisme qui ne respecte pas une ou plusieurs des règles précédentes. Sur les 256 modes du syllogisme, 19 modes sont valides ; il y a donc 237 manières d’être invalide pour un syllogisme. La question de savoir s’il “a l’air” concluant ou non est sans pertinence ; en fait, pour avoir l’air concluant, il lui suffit d’avoir l’air d’un syllogisme. Le terme de paralogisme ne désigne rien d’autre qu’une erreur de calcul ou une construction incorrecte du syllogisme.

·       Paralogisme de quatre termes

Les métaux sont des corps simples.
Le bronze est un métal.
* donc le bronze est un corps simple.

Le bronze n’est pas un corps simple mais un alliage. Dans la prémisse mineure le mot métal est dit du bronze parce qu’il a un “air de famille” avec les métaux proprement dits, comme le fer, on peut le fondre et le mouler. Dans la prémisse majeure, métal est employé avec son sens propre. On a donc affaire à deux homonymes ; le syllogisme est à quatre termes, V. Homonymie ; Distinguo.

·       Paralogisme de distribution

Dans le syllogisme suivant, le grand terme mortel est distribué dans la conclusion et pas dans la prémisse majeure.

Tous les A sont B                   Tous les hommes sont mortels.
Aucun C n’est A                     Aucun chien n’est homme
* donc Aucun C n’est B            Aucun chien n’est mortel.

Dans la prémisse majeure, “tous les hommes sont mortels”, le grand terme, mortel, n’est pas distribué (cette prémisse ne dit rien de tous les mortels, mais dit seulement de certains mortels qu’ils sont hommes). Mais la conclusion “aucun chien n’est mortel” affirme quelque chose de tous les mortels : “aucun n’est chien”. Le grand terme est distribué dans la conclusion et pas dans la majeure. La conclusion affirme donc plus que la prémisse, ce qui est impossible.

·       Paralogisme de qualité

Le syllogisme suivant conclut à partir de deux prémisses négatives (voir Règle)

Certains B ne sont pas C         Certains riches ne sont pas arrogants.
Aucun A n’est B                     Aucun poète n’est riche.
* donc Aucun A n’est C            * Aucun poète n’est arrogant.

·       Paralogisme de quantité

Le syllogisme suivant conclut à partir de deux prémisses particulières

certains M sont P                 Aucun M n’est P
aucun S n’est M                    Certains S sont M
* donc aucun S n’est P

3. Évaluation du syllogisme

3.1 À l’aide des règles du syllogisme

La méthode traditionnelle d’évaluation des syllogismes utilise un système de règles de type précédent. Le repérage se fait autour des éléments suivants. L’évaluation procède pas à pas :

— Vérifier le nombre de termes et de propositions.
— Repérer le moyen terme, le petit terme, le grand terme.
— Déterminer la quantité et la qualité des prémisses et de la conclusion.
— Repérer les distributions des termes.

— Vérifier l’organisation de la distribution des termes : vérifier que le moyen terme distribué au moins une fois ; si le grand terme ou le petit terme est distribué dans la conclusion, vérifier qu’il l’est aussi dans les prémisses ; etc.

Cette méthode, laborieuse, déplace l’attention de l’analyste de la compréhension de la structure et de l’articulation du syllogisme, de ce qu’affirme le syllogisme, vers l’application fragmentée d’un système de règles. On développe peut-être ainsi les capacités à appliquer un algorithme, mais on est tout de même loin d’un apprentissage de la pensée critique appliquée aux affaires de la vie ordinaire.

3.2 Évaluation à l’aide des diagrammes de Venn

Les évaluations se font de manière plus parlante à l’aide de la technique des diagrammes de Venn. Trois cercles sécants représentent les trois ensembles correspondant aux trois termes. L’affirmation de chacune des prémisses est reportée sur les cercles correspondants. Si une prémisse affirme qu’un ensemble (concrétisé par un cercle ou une portion de cercle) ne contient aucun élément, ce cercle ou cette portion de cercle est noirci (rayé). Si une prémisse affirme qu’un ensemble (id.) contient un ou des éléments, on met une croix dans le cercle ou la portion de cercle concernée. Une portion de cercle est donc soit noire, soit pourvue d’une croix, soit blanche. Si elle est blanche, c’est qu’on ne peut rien en dire.

Les données des prémisses ayant été ainsi reportées sur le diagramme, on peut confronter le résultat à ce qu’affirme la conclusion. On lit sur le diagramme si le syllogisme est valide ou non.

Considérons le syllogisme

Certains riches ne sont pas arrogants.
Aucun poète n’est riche.
* Aucun poète n’est arrogant.

Il s’évalue comme suit. Soit les trois cercles sécants, représentant respectivement l’ensemble des riches (R), l’ensemble des poètes (P) et l’ensemble des arrogants (A).

— “Certains riches ne sont pas arrogants” : on considère le cercle des riches et celui des arrogants, et on met une croix dans le cercle des riches, hors de son intersection avec celui des arrogants : il y a quelqu’un dans cette zone.

— “Aucun poète n’est riche” : on considère le cercle des poètes et celui des riches, et on noircit leur intersection : il n’y a personne dans cette zone.

— On regarde enfin le cercle des poètes et celui des arrogants ; la conclusion affirme que l’intersection du cercle des poètes avec celui des arrogants est noire (vide, rayures horizontales) ; or on voit que ce n’est pas le cas ; elle est en partie blanche. Ce syllogisme est un paralogisme.

Considérons le syllogisme

Aucun M n’est P
Or Tout S est M
Donc Aucun S n’est P

Les trois cercles sécants, représentent respectivement l’ensemble des M, l’ensemble S et l’ensemble P.

— “Aucun M n’est P” : l’intersection des cercles M et P est vide (noire).
— “Tout S est M” : La partie hors intersection des cercles S et M est vide (noire).
— On regarde le cercle des S et celui des P : on voit que leur intersection est noire (vide) ; c’est ce que dit la conclusion “Aucun S n’est P”. Ce syllogisme est valide.

4. Paralogismes dans le discours ordinaire

4.1 Paralogisme de permutation de quantificateur

Par généralisation, on appelle paralogisme toutes les erreurs naissant d’une mauvaise application des règles de la logique formelle. Par exemple, les erreurs de permutation des quantificateurs donnent naissance à des paralogismes de quantification, comme le paralogisme sophistique “Tous les êtres humains ont une mère ; donc ils ont la même mère” :

Pour tout être humain H, il existe un être humain M, tel que M est la mère de H
* donc : Il existe un être humain M tel que pour tout être humain H, M est la mère de H.

Il se peut que le passage suivant contienne un tel paralogisme, compliqué d’une fallacie de verbiage :

Et tous les génies de la science, Copernic, Kepler, Galilée, Descartes, Leibnitz, Buler, Clarke, Cauchy, parlent comme [Newton]. Ils ont tous vécu dans une véritable adoration de l’harmonie des mondes et de la main toute puissante qui les a jetés dans l’espace et qui les y soutient. Et cette conviction, ce n’est pas par des élans, comme les poètes, c’est par des chiffres, des théorèmes de géométrie qu’ils lui donnent sa base nécessaire. Et leur raisonnement est si simple que des enfants le suivraient. Voyez en effet : ils établissent d’abord que la matière est essentiellement inerte ; que, par conséquent, si un élément matériel est en mouvement, c’est qu’un autre l’y a contraint ; car tout mouvement de la matière est nécessairement un mouvement communiqué. Donc, disent-ils, puisqu’il y a dans le ciel un mouvement immense, qui emporte dans les déserts infinis des milliards de soleils d’un poids qui écrase l’imagination, c’est qu’il y a un moteur tout puissant. Ils établissent en second lieu que ce mouvement des cieux suppose résolus des problèmes de calcul qui ont demandé trente années d’études.
Ém. Bougaud (Abbé), Le Christianisme et le temps présent, 5e édition, 1883[1]

4.2 Paralogisme d’ambiguïté

Montesquieu, De l’esprit des lois, [1748].
Livre XXVI, Chapitre 15, Qu’il ne faut point régler par les principes du droit politique les choses qui dépendent des principes du droit civil.[2]
Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens pour vivre sous des lois civiles.

Ces premières lois leur acquièrent la liberté ; les secondes, la propriété. Il ne faut pas décider par les lois de la liberté, qui, comme nous avons dit, n’est que l’empire de la cité, ce qui ne doit être décidé que par les lois qui concernent la propriété. C’est un paralogisme de dire que le bien particulier doit céder au bien public : cela n’a lieu que dans les cas où il s’agit de l’empire de la cité, c’est-à-dire de la liberté du citoyen ; cela n’a pas lieu dans ceux où il est question de la propriété des biens, parce que le bien public est toujours que chacun conserve invariablement la propriété que lui donnent les lois civiles.
Cicéron soutenait que les lois agraires étaient funestes, parce que la cité n’était établie que pour que chacun conservât ses biens.
Posons donc pour maxime que, lorsqu’il s’agit du bien public, le bien public n’est jamais que l’on prive un particulier de son bien, ou même qu’on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politique. Dans ce cas, il faut suivre à la rigueur la loi civile, qui est le palladium* de la propriété.
Ainsi, lorsque le public a besoin du fonds d’un particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de la loi politique ; mais c’est là que doit triompher la loi civile, qui, avec des yeux de mère, regarde chaque particulier comme toute la cité même
*Palladium : statue de Pallas protégeant la cité. ; par extension, « Entité concrète ou abstraite assurant la sauvegarde ou la survie d’une collectivité, d’une institution, d’une valeur. » (TLFi)

Selon Montesquieu, « c’est un paralogisme de dire que le bien particulier doit céder au bien public ». Ce paralogisme d’ambiguïté est éclairé par le distinguo opéré entre droit politique et droit civil. Le droit politique concerne « le rapport qu’ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés » (I, 3 ; T. I, p. 127), du point de vue de leur « liberté ». Le droit civil concerne « le rapport que tous les citoyens ont entre eux » (id.), du point de vue de leur « propriété. » Le distinguo est renforcé par l’autorité de Cicéron.

Montesquieu se montre ici libéral sur le plan des droits politiques, et conservateur sur le plan des droits économiques. La distinction entre ces deux catégories de lois est mise en cause par les partisans d’une réforme agraire, et plus généralement d’un ajustement des droits économiques fondamentaux. Le discours magistral de Montesquieu est également un discours partisan. La situation argumentative qui s’ensuit est analogue à celle qui se développe dans le cas des conflits de catégorisation.


[1] Le Christianisme et le temps présent. T. I, La religion et l’irréligion Paris, Poussielgue Frères, 5e édition, 1883.
[2] Montesquieu, De l’esprit des lois, [1748]. XXVI, 15. Chronologie, introduction, bibliographie par Victor Goldschmidt. Paris, Garnier Flammarion, 1979. p. 219-220.