Fallacieux 3 : Aristote

Les études d’argumentation se rattachent à deux sources aristotéliciennes, d’une part, les théories rhétoriques et dialectiques, exposées dans la Rhétorique et les Topiques, et d’autre part l’analyse critique des enchaînements fallacieux (paralogismes, enthymèmes apparents) dans les Premiers Analytiques, la Rhétorique et essentiellement dans les Réfutations sophistiques. Cette dernière ligne est à la base du « traitement standard des fallacies » dont Hamblin a retracé l’histoire (Fallacies, 1970).
— Les définitions des Réfutations sophistiques sont reprises par tous les ouvrages qui traitent des argumentations fallacieuses. L’intitulé  “Réfutations sophistiques” est ambigu : d’abord, selon la plaisanterie traditionnelle, il ne s’agit pas “d’une description adéquate du contenu de l’ouvrage”, c’est-à-dire d’un ensemble de réfutations (portant sur des thèses déterminées) qui seraient sophistiques, mais “des réfutations des argumentations des sophistes”. L’objet de l’ouvrage est l’analyse des réfutations telles que les pratiquent les sophistes.
Aristote y distingue deux classes de paralogismes, les paralogismes liés au langage et les paralogismes hors du langage. Par “langage”, il faut entendre langage utilisé dans le raisonnement, le discours contrôlé du raisonnement dialectique, V. Dialectique.

— À côté de la liste des 28 schèmes argumentatifs énumérés dans II, 23, la Rhétorique énumère dix « lieux des enthymèmes apparents » (Rhét., II, 24, 1400b35-01a5 ; Chiron, p. 403-412), qui sont des « paralogismes dus aux procédés de raisonnement », (Rhét. II, 24, note 1 à 1401b1 ; Dufour, p. 127). Ce voisinage pourrait laisser penser que les 28 enthymèmes de Rhét., II, 23 sont logiquement valides, ce qui n’est pas le cas, V. Typologies, anciennes) ; Expression.

1. Les paralogismes des Réfutations sophistiques

Six paralogismes liés au discours [in dictione] — « Les vices qui produisent la fausse apparence d’un argument en dépendance du discours sont au nombre de six : ce sont l’homonymie, l’amphibolie, la composition, la division, l’accentuation et la forme de l’expression » (Aristote, R. S. 165b, 20-30 ; p. 7).

Sept paralogismes hors du discours [extra dictionem] — Les paralogismes dits, de manière purement négative “hors du langage”, correspondent en fait à des erreurs de méthode et de raisonnement :

Pour les paralogismes indépendants du discours, il y en a sept espèces : premièrement, en raison de l’accident ; secondement, quand une expression est prise au sens absolu ou non absolu, mais sous un certain aspect, ou en considérant le lieu, ou le temps ou la relation ; troisièmement, en raison de l’ignorance de la réfutation ; quatrièmement, en raison de la conséquence ; cinquièmement, en raison de la pétition de principe ; sixièmement, c’est de poser comme cause ce qui n’est pas cause ; et septièmement, c’est de réunir plusieurs questions en une seule. (R. S., 166b, 20-30 ; p. 14)

Tableaux des paralogismes (enthymèmes apparents) — Ce tableau présente la liste des paralogismes des Réfutations Sophistiques. La première colonne les nomme d’après cet ouvrage, et renvoie à l’entrée qui traite du paralogisme considéré. Ces entrées prennent en compte, le cas échéant, les réflexions sur les paralogismes contenues dans la Rhétorique.
Première colonne : Les paralogismes des Réfutations Sophistiques (trad. Tricot).
Seconde colonne : Terme latin encore usité — Terme anglais — Entrée correspondante.

Six paralogismes « tenant au discours »
R. S., 165b-167a ; p. 7-14 — lat. in dictione ; ang. dependant on language ; verbal fallacies
1. Homonymie lat. æquivocatio — ang. ambiguity, equivocation, homonymy — V. Homonymie
2. Amphibolie lat. amphibolia — ang.amphiboly  ­­— V. Ambiguïté
3. Composition
4. Division
Lat. fallacia compositionis — ang. composition of words
Lat. fallacia divisionis — ang. division of words — V. Composition et division
5. Accentuation lat. fallacia accentis — ang. wrong accent — V. Paronymie
6. Forme du discours lat. fallacia figuræ dictionis — ang. form of expression ; misleading expression —
V. Expression

 

Sept paralogismes « indépendants du discours »
R. S., 166b-168b ; p. 14-23) (lat. extra dictionem ; ang. outside of language
1. « L’accident » (p.14) lat.fallacia accidentis — ang. accident
V. Accident ; Définition ; Catégorisation
2. « Quand une expression employée particulièrement est prise comme employée absolument » et inversement (p. 15) lat. a dicto secundum quid ad dictum simpliciter — ang. the use of words absolutely or in a certain respect
V. Circonstances; Distinguo
3. « on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation » (p. 17) lat. ignoratio elenchi ; ang. misconception of refutation ; evading the question ; red herring — V. Pertinence
4. « Pétition de principe » (p. 19) lat. petitio principii ; ang. assumption of the original point ; begging the question — V. Cercle vicieux
5. « en raison de la conséquence » (p. 14) lat. fallacia consequentis — ang. consequent 
Implication, Déduction, Causalité, Conséquence
6. « on prend comme cause ce qui n’est pas cause » (p. 20) lat. non causa pro causa — ang. non cause as cause
V. Causalité
7. « on réunit plusieurs questions en une seule » (p. 22) lat. fallacia quæstionis multiplicis — ang. many questions ; complex question V.  Questions chargées

Cette terminologie traditionnelle peut paraître obscure, mais le sens de l’entreprise est parfaitement clair. Il s’agit d’élaborer, par le biais d’une critique du langage et du discours, un programme de “grammaire pour l’argumentation”, dont la visée est de favoriser la production d’argumentations ouvertes, compréhensibles et critiquables.

2. Fallacies, jeu dialectique et inférences

Dans la terminologie contemporaine, on appelle fallacy une inférence invalide. Or, d’après Hintikka, la notion de fallacie, au sens aristotélicien, renvoie bien à quelque chose d’invalide, mais pas à une inférence invalide ; et par inférence, on peut entendre ici argumentation :

Je propose d’appeler “fallacie des fallacies” [fallacy of fallacies] l’erreur selon laquelle une fallacie serait une inférence invalide [mistaken inference], et j’espère qu’une fois reconnue, elle mettra un point final à la littérature traditionnelle sur les prétendues fallacies. (1987, p. 211)

Autrement dit, on ne peut pas définir une fallacie comme “une argumentation, fallacieuse” ; seules certaines fallacies peuvent être « considérées comme des erreurs d’inférence logiques ou conceptuelles » (ibid.). Positivement, Hintikka considère qu’originellement, une fallacie est un mouvement ne respectant pas une des règles du jeu dialectique. La notion de fallacie se comprend

dans le cadre de la théorie et de la pratique des jeux interrogatifs [interrogative games]. Les fallacies aristotéliciennes sont essentiellement des erreurs dans les jeux interrogatifs [questioning games], et accessoirement, il peut s’agir d’erreur dans un raisonnement déductif, ou, plus généralement, logique. (Ibid.).

C’est dans cette acception que la théorie pragma-dialectique utilise le terme.

Les fallacies liées au discours examinent les conditions de bonne formation d’une proposition, qui lui permettront de figurer comme prémisse dans une inférence syllogistique correcte ; la fallacie d’accident est le produit d’une erreur dans la méthodologie de la définition ; l’ignorance de la réfutation traduit une mauvaise conception des enjeux de la discussion et du problème, c’est une question de pertinence ; la fallacie de plusieurs questions est également un “coup interdit” dans le jeu dialectique, où l’on doit sérier les jugements et les problèmes, et ne pas impliciter les jugements. Ces différents cas manifestent clairement la nature non inférentielle des fallacies, et, pour les deux derniers, leurs liens à des contextes de discussion régis par des règles explicites et admises par les joueurs.