Indice

Grec semeion σημεῖον, “signe ; marque ; preuve” ; tekmérion τεκμήριον “signe de reconnaissance, preuve”.

1. Indice

Un indice est une donnée perceptuelle directe, qu’on sait être matériellement liée, à un état de chose non accessible perceptuellement. Si je vois de la fumée (indice), je peux inférer qu’il y a du feu, en vertu des observations résumées par le principe “il n’y a pas de fumée sans feu”.

L’indice permet parfois d’inférer de manière certaine à l’existence du phénomène global, parfois l’inférence est seulement par défaut.

Les liens entre le signe naturel présent et son référent absent peuvent être de types très divers.

— La première manifestation d’un phénomène : un soleil couchant rouge / un temps pluvieux demain
— Un vestige d’une activité passée : le reste / le repas
— Une trace : empreintes digitales, traces de pas, traces de pneus
— Une partie d’un tout : un cheveu / une personne
— Un effet à sa cause : être fatigué / avoir travaillé

En lui-même l’indice est irréfutable. L’indice est un fait certain, et « nous tenons pour certain d’abord ce que perçoivent les sens, par exemple, ce que nous voyons, ce que nous entendons, tels les indices [signa]» (Quintilien, V, 10, 12).

On emploie parfois le mot signe au sens d’indice. Un signe est :

Une chose dont l’existence ou la production entraîne l’existence ou la production d’une autre chose, soit antérieure, soit postérieure. (Aristote, P. A., II, 27)

Un signe naturel est très différent d’un signe linguistique, pour lequel le lien entre le signifiant et le signifié est social et arbitraire. Le signe naturel n’est pas une représentation symbolique du phénomène associé, ni un analogon global de la chose qu’il “représente”, comme dans le cas de la pensée analogique.

2. Argumentation indiciaire

La relation du signe naturel avec le phénomène qu’il révèle autorise des inférences ; l’argumentation fondée sur l’indice peut s’exprimer sous la forme d’un syllogisme. La majeure est un topos substantiel, c’est-à-dire un principe admis dans une communauté, qui exprime le lien de l’indice au phénomène, la mineure affirme l’existence de l’indice, et la conclusion affirme l’existence du phénomène associé à cet indice.

La qualité de l’argumentation dépend de la nature du lien qu’elle exploite, selon que le lien du signe au phénomène est nécessaire ou probable.

La probabilité des signes naturels n’est pas la même chose que la vraisemblance des idées courantes majoritaires (les riches méprisent les gens / les gens méprisent les riches).

— L’indice concluant (tekmerion) est nécessairement lié au phénomène, l’association signe-phénomène correspond à une réalité empirique (non pas logique). L’indice a donc force de preuve. Il entre dans un syllogisme valide, dont la conclusion est certaine, comme dans l’argumentation suivante allant de l’effet à la cause :

Toute femme qui a du lait a enfanté (si L, alors E).
Cette femme a du lait.
Cette femme a enfanté.

Les empreintes digitales sont spécifiques de chaque individu

Vos empreintes digitales ont été relevées sur le volant de la voiture,
Vous avez pris le volant de la voiture.

Qui dit cicatrice, dit blessure. Comment avez-vous été blessé ?

Tes mains sentent la poudre, tu es un émeutier

— L’indice probable, ou contingent (semeion), est un signe ambigu, qui peut être lié à plusieurs états de choses. Le syllogisme associé n’est pas valide :

Les femmes qui ont enfanté sont pâles (si E, alors P).
Cette femme est pâle.
Cette femme a enfanté.

Une condition nécessaire est prise pour suffisante : on peut être pâle par complexion, ou parce qu’on est malade. L’indice n’apporte pas de preuve, mais peut orienter les recherches ou jeter la suspicion.

Typiquement, les indicateurs périphériques ne sont pas des signes nécessaires : “il a un air coupable donc il se sent coupable, donc il est coupable”, V. Circonstances.

2.1 Indice, symptôme, syndrome

La théorie des indices est liée à l’observation médicale : la rougeur est indice (signe, symptôme) de fièvre ; la souplesse de la peau est indice (signe) de l’âge. L’existence d’indices convergents justifie une accusation ou un diagnostic.

Les indices peuvent se constituer en faisceau constituant une argumentation liée, qui elle est concluante. Une zone du corps peut être rouge, parce qu’elle a été frottée ; chaude, suite à un début de coup de soleil; douloureuse ou enflée parce qu’elle a subi un choc. Mais si elle est à la fois rouge, douloureuse, chaude et enflée (rubor, dolor, calor, tumor), c’est qu’il y a une inflammation.

Les signes médicaux qui se présentent de façon groupée constituent un syndrome, c’est-à-dire un groupe de signes et de symptômes qui apparaissent simultanément et caractérisent une anomalie ou une condition physique particulière.

Le syndrome de Widal […] est un syndrome associant asthme, polypose naso-sinusienne et intolérance à l’aspirine, aux anti-inflammatoires non stéroïdiens, ainsi qu’à certains colorants alimentaires (Wikipedia, Syndrome de Widal)

Ce regroupement de signes est à la base d’un raisonnement médical concluant à une action justifiée : si un patient souffre d’asthme et a un problème de polypes naso-sinusiens, il est probablement allergique à l’aspirine, il doit être testé dès que possible.

2.2 Indice et intentions dissimulées

Le raisonnement indiciaire est également celui du militaire qui observe les actes et les mouvements de l’ennemi pour deviner ses intentions, sur la base d’un ensemble d’indices convergents

Roland Dorgelès a eu « [le] singulier privilège de baptiser une guerre » : c’est lui qui le premier a appelé « drôle de guerre » la situation sur le front entre le 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre, et le 10 mai 1940, date de l’invasion de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg et de la France par l’Allemagne nazie. Son ouvrage, « La drôle de guerre », est constitué d’une série de reportages effectués sur le front pendant cette période. En avril 1940, il est en Alsace, sur un poste d’observation.

De là-haut, on domine les lignes ennemies comme d’un balcon. […] Le sergent qui ne les quitte pas des yeux, connaît maintenant leurs habitudes, sait d’où ils viennent et où ils vont.
— Là, montre-t-il du doigt, ils creusent une sape. Regardez la terre remuée… Cette maison grise, ils l’ont certainement bétonnée. Vous remarquez l’embrasure ? Et ces tuiles déplacées ? Leurs travailleurs en ce moment s’occupent surtout par là. Ce matin, j’en ai compté soixante qui revenaient du chantier. Avec des lampes : donc ils piochent dessous. De l’aube à la nuit, nos guetteurs restent penchés sur la lunette.
Roland Dorgelès, La drôle de guerre 1939-1940.[1]

Tout l’art de Sherlock Holmes réside dans l’observation, l’interprétation et la combinaison des indices, V. Démonstration. L’indice est une trace de l’action qui laisse inférer le modus operandi. Si les éclats de verre provenant de la fenêtre sont sur les tiroirs arrachés aux armoires et jetés dans la chambre, c’est qu’on a d’abord saccagé la chambre et qu’on a ensuite fracturé les vitres de l’extérieur, pour faire croire qu’on était entré par la fenêtre – alors qu’on est entré par la porte. Le coupable avait donc la clé. Quelles sont les personnes qui ont cette clé ?

2.3 Sciences des indices

L’exploitation des indices pour la reconstruction du scénario d’un crime, du déroulement d’une bataille, la reconstruction d’un squelette ou du tracé d’une ville est le fond des professions de détective, d’historien, de paléontologue et d’archéologue (Ginzburg 1999). Les conditions qui permettent d’inférer de l’existence d’un indice à celle d’un état de chose ou d’un être inaccessibles à l’observation directe définissent les techniques argumentatives spécialisées de ces différentes professions.


[1] Paris, Albin Michel, 1957, p. 9 ; p. 194.