Interaction – Dialogue -Polyphonie – Intertextualité

Les approches rhétoriques de l’argumentation sont fondées sur l’examen de données monologales écrites. Les approches dialectiques se situent dans le cadre de l’étude d’un type de dialogue régi par un système de règles du type de celles définies par la dialectique ancienne ; ces dialogues spéciaux sont analysés sur des cas reconstruits par l’analyste. L’étude des dialogues formels reconstruisent les lois logiques au moyen de dialogues normés, V. Logiques du dialogue.

Les approches interactionnelles de l’argumentation sont liées au développement des études d’interactions verbales (en français Kerbrat-Orecchioni 1990-1992-1994 ; Vion 1992 ; Traverso 2000). Elles sont apparues à partir des années 1980 aux États-Unis (Cox & Willard 1982 ; Jacobs et Jackson 1982 ; van Eemeren et al. 1987). L’argumentation est nécessairement biface, elle combine du monologal et de l’interactionnel, V. Argumentation: Définitions

Les questions argumentatives peuvent être discutées de façon pertinente sous une grande variété de formats, depuis le traité philosophique jusqu’au forum internet en passant par la conversation à table.

1. Interaction, dialogue, dialogue argumentatif

La conversation, le dialogue et l’interaction supposent prototypiquement le face à face, le langage oral, la présence physique des interlocuteurs, et l’enchaînement continu de tours de parole relativement brefs à propos d’un thème quelconque.

Le dialogue est orienté vers un thème précis et suppose une certaine distance entre les positions des locuteurs. Il est pratiqué d’abord entre humains, et, par extension, entre humains et animaux supérieurs, entre humains et machines. Ce n’est pas forcément le cas pour l’interaction : les particules interagissent, elles ne dialoguent pas. On parle d’interactions verbales ou non verbales, mais difficilement d’un dialogue non verbal, seulement des aspects non verbaux d’un dialogue. On peut ne pas dialoguer, mais on ne peut pas ne pas interagir. Les organisations sociales interagissent nécessairement ; elles peuvent ouvrir un dialogue, peut-être précédé par des conversations informelles, afin de promouvoir leurs intérêts respectifs ou communs, ou de résoudre leurs différends.

La notion de dialogue suppose la prééminence du langagier dans une situation supposée égalitaire. La notion d’interaction prend en compte les inégalités de statut des participants. Elle met l’accent sur la coordination entre langage et autres formes d’action (collaboratives ou compétitives) se déroulant dans un environnement matériel complexe, incluant des manipulations d’objets. On parle d’interactions de travail, et non pas de dialogues de travail, le dialogue au travail évoque plutôt des discussions entre partenaires sociaux. Les conversations au travail excluent le travail. Les notions de dialogue argumentatif et d’interaction argumentative ne se recouvrent donc pas ; le dialogue est un cas particulier d’interaction.

La perspective interactionnelle a ouvert le champ de l’argumentation en situation de travail et d’acquisition de connaissances scientifiques, et l’a ainsi amené à se poser le problème de l’exercice de l’argumentation au cours d’activités pratiques matérielles, imposant la manipulation d’objets et de savoirs.

Le dialogue a une unité de propos, qui l’oppose à la conversation ordinaire, qui tend à se développer d’un thème à un autre. Le mot dialogue a une orientation positive quasi prescriptive : le dialogue est bon, il faut dialoguer; les philosophies du dialogue ont une couleur humaniste marquée; les personnalités ouvertes au dialogue s’opposent aux fondamentalistesfermés au dialogue. Entre deux parties, dialoguer signifier se concerter, et pratiquement “négocier” ; rompre le dialogue ouvre un espace à la violence. Comme en témoigne le titre de l’ouvrage de Tannen, The argument culture : Moving from debate to dialogue (1998), il est possible d’opposer le débat un peu vif — argument en anglais — au dialogue, et voir un progrès dans le passage de l’un à l’autre.

2. Dialogal, dialogique, dialogisme

Les concepts de dialogisme, de polyphonie et d’intertextualité permettent d’appliquer les méthodes et les concepts issus de l’analyse des dialogues et des interactions aux discours monologiques et plus généralement aux textes écrits. Le discours monologique est défini comme un discours tenu par un seul locuteur, parlé ou écrit, éventuellement long et complexe.

Sur le mot dialogue sont formés les deux adjectifs, dialogal et dialogique.

— L’adjectif dialogal renvoie au dialogue authentique, quotidien, ou naturel, entre deux ou plusieurs participants, dans une situation de face à face.

— L’adjectif dialogique et le nom dialogisme, s’utilisent pour désigner un ensemble de phénomènes correspondant à la mise en scène d’une situation de dialogue dans la parole d’un locuteur unique. Ce locuteur lie des contenus sémantiques à des sources constituant une gamme de voix auxquelles il peut s’identifier ou non.

En rhétorique, le dialogisme est une figure de rhétorique mettant en scène un dialogue dans un passage d’une œuvre littéraire ou philosophique Mikhaïl Bakhtine a introduit les concepts de dialogisme et de polyphonie, pour décrire un arrangement fictionnel spécifique. Dans la perspective classique du roman du XIXe siècle, les personnages de la fiction sont pilotés par le narrateur ; leurs actes et discours sont cadrés en fonction de leur contribution à l’intrigue. Dans une disposition dialogique, le narrateur est en retrait ; les discours des personnages tendent à se développer de façon autonome par rapport aux exigences de l’intrigue qui en vient à se dissoudre. L’unité de l’œuvre est celle d’une polyphonie, elle tient aux rapports des voix entre elles.

Le dialogisme n’est pas réservé au discours monogéré. Dans une conversation, il est courant qu’un tour de parole, forcément dialogal, soit également dialogique. Dans un dialogue entre L0 et L1 il se peut que l’interlocuteur réel L1 (plan dialogal) ne cadre pas avec l’interlocuteur L’1 construit dans les divers tours de L0, V Connecteurs argumentatifs. Ce hiatus se manifeste alors par divers ajustements et négociations entre les partenaires (Kerbrat-Orecchioni, 2000b).

On peut utiliser le mot dialogal pour couvrir à la fois le dialogal proprement dit, et le dialogique (polyphonique et intertextuel), afin de mettre l’accent sur un aspect fondamental de l’argumentation, celui d’articuler deux discours contradictoires, à l’oral comme à l’écrit.

3. Polyphonie

Les concepts bakhtiniens de dialogisme et de polyphonie permettent d’étendre la conception dialoguée de l’argumentation au discours monolocuteur.

En musique, une polyphonie est « la combinaison de plusieurs mélodies ou de parties musicales, chantées ou jouées en même temps », par opposition à une texture à une seule voix ou monophonique (Wikipédia, Polyphonie).

Le mot polyphonie peut être utilisé métaphoriquement pour désigner un ensemble de phénomènes correspondant globalement à la mise en scène monologique d’une situation de dialogue, par un seul locuteur (Ducrot, 1988) ou animateur (Goffman, 1981).

La théorie de la polyphonie conceptualise le discours monologique comme un espace polyphonique, articulant une série de voix clairement distinctes, chacune développant sa propre mélodie, c’est-à-dire exprimant un point de vue spécifique. Ces voix ne sont pas attribuées à des personnes identifiées, car elles sont directement citées. À la différence de la citation directe qui mentionne la personne source, ces voix polyphoniques ne sont pas rapportées à des personnes.

Dans la théorie de la polyphonie, le “for intérieur” est vu comme un espace dialogique, où différents contenus sont attribués à différentes “voix” que le locuteur prend en considération et par rapport auxquelles il se situe pour s’aligner ou s’opposer à elles. L’activité du “locuteur polyphonique” est celle d’une “metteur en scène”, l’énoncé produit exposant le résultat de ses identifications et distanciations.

Ce concept d’identification est au cœur de la théorie de l’argumentation dans la langue. Il est totalement étranger au concept psychologique d’identification qui est discuté à propos de la question de la persuasion.

Le dialogue polyphonique est libéré des contraintes du face à face, mais il reste un discours biface, articulant des positions opposées. Par exemple, l’énoncé “Pierre ne participera pas à la réunion” met en scène deux voix, la première exprimant le contenu positif Peter participera à la réunion, et une seconde rejetant la première : Non ! Le locuteur s’identifie à la deuxième voix et se fait l’énonciateur de ce rejet, V. Négation . L’analyse de la coordination P, mais Q, est menée dans le même cadre conceptuel.

Un même locuteur peut développer un discours à deux faces, mettant en scène deux voix, chacune articulant des arguments et des contre-arguments, comme dans une interaction argumentative. Le dialogue argumentatif est alors intériorisé, dans une confrontation intérieure libérée des contraintes liées à l’interaction face à face. C’est le cas au théâtre, lorsqu’un personnage s’engage dans un monologue délibératif. Le locuteur polyphonique parle d’une voix, puis d’une autre, opposée à la première, pour finalement rejeter telle option pour accepter l’autre, en s’identifiant à cette dernière voix.

Le concept de polyphonie n’est pas limité à l’analyse des monologues développés. Un tour de parole conversationnel, nécessairement dialogique, peut aussi être polyphonique, comme le montre l’utilisation de la négation. Les décalages possibles entre l’interlocuteur en tant que personne réelle et l’interlocuteur tel que le voit, le comprend et le fait parler son partenaire peuvent être analysées dans une perspective polyphonique.

Les deux adjectifs, dialogal et dialogique, font tous deux références au dialogue. On peut utiliser dialogique pour couvrir les aspects polyphoniques et intertextuels du discours d’une part, et dialogique pour couvrir les phénomènes liés à l’interaction (y compris leurs aspects dialogiques) d’autre part. De toute façon, l’argumentation à part entière articule deux voix contestataires, c’est une activité dialogique.

4. Intertextualité

Selon la vision monolithique classique du locuteur, la rhétorique considère que l’argumentateur est la source de son discours, qu’il maîtrise et pilote à volonté. Selon le concept d’intertextualité, les discours préexistent aux locuteurs, ils lui imposent leurs propres réalités et leur propre dynamique. Dans le cas de l’argumentation, ces rapports d’intertextualité sont spécifiquement pris en compte à travers la notion de script argumentatif,

Le concept d’intertextualité rabaisse le rôle du locuteur, qui ne vient qu’en second par rapport aux nappes textuelles dans lesquelles il baigne. Il est considéré comme une instance de coordination et de reformulation de discours déjà élaborés et affirmés ailleurs. Le locuteur n’est pas la source intellectuelle de ce qui est dit, mais simplement le vocalisateur plus ou moins conscient de formules et de contenus préexistants. Le discours n’est pas produit par le locuteur, mais le locuteur par le discours.

Appliquée à l’argumentation, cette vision du locuteur comme machine à répéter et à reformuler arguments et points de vue hérités est en totale opposition avec l’image classique d’un orateur créatif et “inventif”. L’objet de l’étude de l’argumentation n’est plus seulement les productions concrètes de tel ou tel locuteur, mais la façon dont sa parole manifeste le script de la question qu’il aborde.