Interprétation – Exégèse – Herméneutique

1. Des arts de comprendre les textes lointains — 2. Rhétorique “art de persuader” 
et herméneutique “art de comprendre” — 3. Les lien interprétant - interprété 
et argument - conclusion.

1. Des arts de comprendre

Herméneutique, exégèse et interprétation sont des arts de comprendre des données textuelles complexes comme – par ordre alphabétique – la Bible, le Code pénal, le Coran, l’Iliade, le Manifeste du parti communiste, le Talmud, les Upanishad (Boeckh [1886], p. 133 ; Gadamer [1967], p. 277 ; p. 280). Ces textes requérant une exégèse sont historiquement lointains, hermétiques, obscurs, profonds ou mystérieux ; leur sens n’est pas immédiatement accessible au lecteur contemporain. Il s’agit de l’établir le mieux possible afin de le préserver et de le transmettre correctement ; pour le croyant, une interprétation correcte est d’une importance vitale.

L’herméneutique est une approche philosophique de l’interprétation définie comme le partage d’une forme de vie, une recherche d’empathie avec le texte rapporté à la langue et à la culture où il a été produit. L’explication herméneutique s’oppose ainsi à l’explication physique, recherchée dans les sciences de la nature, où “expliquer” a le sens de “subsumer sous une loi physique”.

La psychanalyse et la linguistique ont montré que des actes et des paroles ordinaires demandent également être soumis à interprétation.

Mots et concepts — Le langage théorique est compliqué par la morphologie du lexique, comme toujours lorsqu’il n’a pas rompu avec la langue ordinaire. Quelle différence faut-il faire entre herméneutique, exégèse et interprétation ? Leurs trois séries lexicales ont un terme désignant l’agent (exégète, herméneute, interprète). Deux ont un processif-résultatif (interprétation, exégèse), qui sert aussi, avec herméneutique, pour désigner le champ d’investigation. Une seule comporte un verbe, interpréter; c’est donc ce verbe qui, servant pour les trois séries, fusionne leur sens.

 Substantif :
– domaine:                        exégèse – interprétation – herméneutique
– processif-résultatif:      exégèse – interprétation
– agent:                              exégète – interprète – herméneute

Adjectif :                    exégétique interprétatif herméneutique

Verbe :                       interpréter

Au sens philologique et historique, l’exégèse est une activité critique ayant pour objet un texte de la tradition pris dans ses conditions matérielles de production : conditions linguistiques (grammaire, lexique), conditions rhétoriques (genre), contexte historique et institutionnel, genèse de l’œuvre dans ses liens avec la vie et le milieu de l’auteur. Idéalement, l’exégèse établit un état du texte, en dégage le ou les sens, contribuant ainsi à trancher entre des interprétations en conflit ou permettant d’articuler en niveaux des interprétations possibles. Faire l’exégèse, c’est, par l’activité critique, établir quelque chose comme “le sens littéral”, ou le noyau de signification de textes appartenant à la tradition et fixer ainsi les conditions de toute interprétation. Au sens large, l’exégèse recouvre l’interprétation, il s’agit dans l’un et l’autre cas, de surmonter la distance creusée, principalement par l’histoire, entre le texte et ses lecteurs.

L’exégèse philologique vise à dire le sens du texte ; l’exégèse interprétative (l’interprétation, l’herméneutique) cherche en outre à reformuler ce sens pour le rendre accessible à un lecteur actuel. Le mouvement de l’exégèse philologique vise à permettre une certaine projection du lecteur dans le passé ; celui de l’exégèse interprétative vise à l’établissement (ou à la production) d’un sens actuel ; c’est là que se situe le lien entre herméneutique et rhétorique de la prédication religieuse.

L’exégèse vise la compréhension du sens dans le texte, le sens du texte ; l’interprétation et le commentaire poussent au-delà du texte le sens du texte. Contrairement à l’exégèse, l’interprétation peut être allégorique. L’interprétation philologique est exotérique, l’herméneutique peut être ésotérique.

2. Rhétorique et herméneutique

La tâche herméneutique est de rendre intelligible à une personne la pensée d’une autre via son expression discursive. En ce sens, la rhétorique, “art de persuader”, est la contrepartie de l’herméneutique, “art de comprendre” : l’une s’exerce du locuteur/ écrivain à l’auditeur/lecteur qu’il s’efforce de persuader, l’autre s’exerce du lecteur/ auditeur vers le locuteur/écrivain, qu’il s’efforce de comprendre. La rhétorique est liée à la parole immédiate, elle tient compte des croyances du lecteur auxquelles il s’agit d’adapter une parole projetée ; tout obéit au “principe du moindre effort pour l’auditeur”. L’herméneutique est liée à la parole distante, à la lecture : c’est le lecteur qui s’adapte au sens de la parole, qui remonte vers le texte. Ensemble, elles fondent la compétence communicative, il s’agit de comprendre et de se faire comprendre. Le refus de la rhétorique au nom de l’exigence intellectuelle pure a pour conséquence le transfert sur le lecteur du fardeau de la compréhension, ce qui rend nécessaire une forme d’herméneutique.

3. Interprétation et argumentation

Le processus interprétatif part d’un énoncé ou d’une famille d’énoncés, pour en dériver le “sens”, qui ne peut s’exprimer que sous la forme d’un second énoncé. La relation d’interprétation lie donc deux discours, et le lien entre énoncé interprété et énoncé interprétant se fait selon des règles qui ne sont pas différentes des règles liant l’argument à la conclusion. Dans le cas de l’argumentation générale, l’énoncé argument est recherché dans la réalité disponible et produit au terme du processus d’invention ; dans le cas de l’interprétation, la donnée, l’énoncé argument, est l’énoncé à interpréter, sous la forme précise qu’il a dans le texte. Une fois posé cet énoncé, la mécanique langagière est la même. Si l’on considère, dans sa plus grande généralité, la relation “argument — conclusion”, on dira que la conclusion c’est ce qu’a en vue le locuteur lorsqu’il énonce l’argument, et que le sens de l’argument, c’est la conclusion. Sous cette formulation, la relation argumentative n’est pas différente de la relation interprétative : la conclusion c’est ce qui donne sens à l’énoncé ; seule la saisie de la conclusion caractérise une authentique compréhension de l’énoncé. Ce qui revient à considérer que le sens fait toujours défaut à l’énoncé, qui ne trouvera son sens qu’un énoncé plus loin, V. Orientation.

L’interprétation est légitime dans la mesure où elle s’appuie sur des principes qui correspondent à des lois de passage admises dans la communauté interprétative concernée, communauté des juristes ou des théologiens par exemple :

Le rabbin considérait le Pentateuque comme un texte unifié, d’origine divine, dont toutes les parties sont consistantes. En conséquence, il était possible de découvrir un sens plus profond et de permettre une application plus complète de la loi en adoptant certains principes d’application (middot, “mesures”, “norme”).
L. J., Article “Hermeneutics”[1].

Les mêmes principes valent pour l’interprétation juridico-religieuse musulmane (Khallâf [1942]) et pour l’interprétation juridique. Mutatis mutandis, les formes argumentatives utilisées en droit sont les mêmes que celles qui régissent l’interprétation de tous les textes auxquels on prête un caractère systématique, pour quelque raison que ce soit, parce qu’ils sont l’expression de l’esprit légal-rationnel, de la pensée divine ou du génie d’un auteur.

La situation n’est pas différente pour l’interprétation des textes littéraires.

Dans les deux cas, l’argument génétique construit le sens d’un texte par des dérivations justifiées par les “travaux préparatoires” que sont les manuscrits, ou les “intentions” de l’écrivain, telles qu’on peut les saisir à travers sa correspondance par exemple, V. Intention du législateur.

Dans le cas des textes sacrés, le recours à des argumentations faisant appel à des données génétiques est un des aspects du travail philologique sur le texte. Il peut ne pas être vu favorablement par les vrais croyants, car le recours à cet argument suppose qu’on attribue au texte une origine non pas divine mais au moins en partie humaine. De même, la critique structuraliste considère que le texte est fortement cohérent et auto-suffisant, et de méfie en conséquence d’une approche génétique qui conduirait à réduire l’œuvre à ce qui n’est pas elle.


[1] Encyclopedia Judaïca Vol. 8., 3e édition, 1974, col. 368-372. Jacobs & Derovan, 2007, p. 25.