La métaphore en débat :


Société humaine et “société” des rats taupes nus

Accord

L’analogie dune / congère peut être fondée sur une identité physico-mathématique, V.Métaphore §3 . On parle couramment de “société” animale pour certains insectes (fourmis, termites, abeilles), ainsi que pour une catégorie unique de mammifères, les rats taupes nus (RTN) : le mot société est-il dans ce cas employé métaphoriquement, ou renvoie-t-il à un  fondement biologique identique pour les groupes humains et les groupes animaux?

1 Un épisode dans les “guerres de la sociobiologie”

Les rats-taupes nus (RTN) sont décrits comme suit :

Le rat-taupe nu (Heterocephalus glaber) est un mammifère à l’apparence vraiment bizarre, il ressemble à un saucisse cocktail allongée, avec de grandes dents saillantes. Les rats-taupes nus vivent dans de grandes colonies souterraines d’environ 80 animaux, qui sont dominées par une seule femelle reproductrice, la reine. Ce système social est très inhabituel chez les mammifères, mais il est similaire à celui couramment observé chez les abeilles et les termites et est appelé eusocial.
Université de Cambridge, Projets Rats Taupes Nus.[1]

La discussion suivante a pour origine un article de divulgation de S. Braude & E. Lacey, “Une monarchie révolutionnaire : la société des rats-taupes”[6]. Leur description du comportement des taux de taupes est attaquée dans une réponse à cet article :

Outre la transmission de connaissances sur les rats-taupes, l’article de S. Braude et E. Lacey s’efforce de placer les observations dans le champ de la théorie néo darwinienne de l’évolution, et si possible dans celui, plus restreint mais très « mode » de la sociobiologie. Je voudrais mettre en évidence un certain nombre d’artifices rhétoriques qui servent ce dernier objectif.

La sociobiologie est “l’étude systématique des fondements biologiques de tous les comportements sociaux” (Wilson, Sociobiology : The New Synthesis. 1975, 4)[7]. L’artifice rhétorique est l’utilisation constante du vocabulaire des sociétés humaines pour décrire le comportement des rats taupes. Lepape considère que ce vocabulaire est le cheval de Troie des propagandistes de la socio-biologie :

On relève tout d’abord [dans l’article de Braude & Lacey] un nombre important de références à une « division du travail ». Une réelle division du travail ne se rencontre guère que dans notre espèce et peut-être, pour certaines scènes de chasse collective, chez les grands mammifères. Un tel processus suppose en effet que les protagonistes aient une représentation du résultat, de sorte qu’une division de ce qu’il y a à faire puisse se réaliser. C’est pourquoi on préfère généralement utiliser le terme de « polyéthisme » à propos des insectes sociaux, indiquant simplement une diversité des conduites, sans présager des représentations dont sont capables les animaux. Pourtant, l’expression « division du travail » est utilisée quatre fois ; le mot « tâche » apparaît quatre fois également ; l’expression « chargés de » se rencontre quatre fois aussi, et « ils s’occupent de » une fois ; les termes de « coopération » et de « subalterne » sont utilisés une fois. Il est question trois fois de « statut sexuel » pour désigner l’état reproductif ou non des animaux. A plusieurs reprises, les ressemblances qu’à toute première vue on pourrait établir avec les sociétés d’insectes sont traitées comme des homologies vraies. (G. Lepape, La Recherche, 1992)

La question concerne l’objectivité et la métaphoricité du vocabulaire. Des termes ou expressions comme division du travail ou tâche prennent les relations humaines comme un domaine ressource, utilisé pour décrire le comportement singulier des rats-taupes. À l’instar du modèle d’atome du système solaire, une telle métaphore peut être utilisée à des fins pédagogiques et explicatives. Elle reste bénigne lorsqu’elle est maîtrisée, c’est-à-dire que l’analogie est limitée et n’est pas être confondue avec une véritable identité.

D’autre part, la métaphore tend à l’assimilation ; elle suggère ici qu’il existe une « véritable homologie » entre l’organisation de la société humaine et le mode d’interactions entre animaux. Dans un premier temps, le champ étudié était les interactions entre RTN, et les sociétés humaines fournissaient, par catachrèse, les ressources linguistiques et conceptuelles nécessaires à cette étude. Le comportement des RTN ayant indubitablement un fond biologique, la métaphore assimilative suggère qu’il existe une « véritable homologie » entre l’organisation de la société humaine et le mode d’interactions entre animaux. On en conclut qu’il serait intéressant de développer les recherches dans le domaine des fondements biologiques des relations sociales ; c’est ce que fait la sociobiologie : Dans les sociétés humaines, certains individus sont-ils biologiquement prédestinés à telle tâche ou telle fonction sociale ?

5.2 Métaphore vive ou catachrèse de métaphore ?
Comment nommer des phénomènes nouveaux ?

Cet « artifice rhétorique », le recours au langage métaphorique, n’est pas un simple outil de présentation utilisé à des fins didactiques. Il est maintenant pleinement utilisé pour décrire les interactions entre rtn, comme le montre la présentation introductive qui en est faite supra. Il est d’ailleurs intégré au langage scientifique, depuis l’article scientifique inaugural à leur sujet[8]. Le vocabulaire de base utilisé par les chercheurs pour parler des insectes eusociaux et des RTN emprunte systématiquement au vocabulaire des organisations sociales humaines. Ce vocabulaire de base comprend les mots suivants (extraits des citations précédentes, en italiques) :

social, système social, eusocial
des colonies dominées par une seule femelle reproductrice, la reine 

deux ou trois castes
exécuter une tâche
prise en charge en commun des soins donnés aux jeunes (les individus s’occupent de portées qui ne sont pas les leurs) ;
division du travail,
spécialisation fonctionnelle chez les non-reproducteurs (par exemple, castes de soldats et d’ouvriers).

La signification fondamentale de mots comme colonie, caste, reine, soldat, ouvrier concerne essentiellement les humains. Leur usage mots implique de manière cruciale la conscience de soi et l’intentionnalité. La notion de tâche implique une différenciation hiérarchique entre deux individus humains, la capacité du premier à concevoir un projet, à donner des ordres et des instructions au second, qui a la capacité de comprendre ce qu’on lui demande et d’accomplir la tâche. La notion de soins [care] implique une vie psychologique intérieure complexe, combinant des états émotionnels, cognitifs et un sens de la responsabilité morale. La notion de division du travail implique une planification intentionnelle d’un processus, sa division en sous-tâches autonomes et leur répartition stratégique.

Ces caractéristiques sont-elles secondaires et parasites pour la signification des mots utilisés pour l’étude du comportement des RTN, la métaphore étant un dispositif de dénomination libre de tout engagement idéologique ? Ou ces termes sont-ils utilisés précisément dans la perspective d’une assimilation complète, la métaphore exprimant alors une identité, celle d’un même  modèle ? Humains et RTN relèveraient alors d’un même modèle biologique, comme dunes et congères relèvent d’un même modèle physico-mathématique ? V.Métaphore §3.
En d’autres termes, un tel nom est-il une pure métaphore ou une catachrèse de métaphore ? La catachrèse est définie comme l’utilisation d’un signifiant ayant déjà sa signification propre, pour faire référence à un nouveau contenu, auparavant dépourvu de signifiant ; le transfert s’effectue par métaphore, métonymie ou synecdoque.

Le débat peut être traduit en termes linguistiques, en tant que discussion sur les forces et les dangers de la néologie métaphorique.

— Pour : Les nouveaux phénomènes doivent recevoir un nom. Si le nom peut, par analogie ou métaphore, transmettre une première compréhension de la chose, tant mieux.
— Contre : Il faut donner aux nouveaux phénomènes des noms non connotés ou d’inventer de nouvelles expressions. Par exemple, l’expression « statut reproductif » n’est pas connotée, alors que le « statut sexuel » l’est (d’après Le Pape). Le mot société représente les RTN comme des agents intentionnels, ayant une vie mentale analogue à la vie mentale humaine, ce qui est trompeur, c’est une fallacie de personnification, V. Pathétique.

Ainsi, les opposants dénoncent ce système métaphorique de dénomination non seulement comme non scientifique, mais comme un premier pas sur une pente glissante, suggérant à tort une vision a-culturelle et anhistorique des sociétés humaines.
Le risque couru dans cette affaire est l’oubli de l’analogie ; or « l’analogie n’est jamais plus contraignante que lorsqu’elle s’abolit et a cessé d’être perçue comme analogie. Devenue invisible, elle se confond avec l’ordre des choses » (Gadoffre 1980, p. 6).


[1] Naked Mole-Rat Initiative, www.phar.cam.ac.uk/research/NMRI
[2] Dans La Recherche, juillet-août 1989. Réaction de Gilles Le Pape, dans La Recherche oct. 1992, suivie, dans ce même numéro, d’une réponse des auteurs.
[3] “Non-human animal behavior was not the only subject addressed in Sociobiology; famously, the first and last chapters of the book addressed Wilson’s views about the amenability of human behavior to be studied by a similar sort of project. These were developed to some extent in his later book, On Human Nature (Wilson, 1978). For a variety of reasons, primarily because Wilson was perceived to be arguing that many problematic social behaviors were unchangeable, the contents of these two chapters provoked an extremely acrimonious debate sometimes referred to as the “sociobiology wars” (…). Because this debate attracted so much attention, the term “sociobiology” has come to be associated with this early proposed human project, or at least the description of it set up for attack by its critics (…). The critics claimed that “Pop Sociobiologists” were committed to a form of genetic determinism, an overly strong adaptationism and had a tendency to ignore the effects of learning and culture.(https://plato.stanford.edu/entries/sociobiology/)
[4] Eusocialité chez un mammifère: élevage coopératif dans des colonies de rats-taupes nus — Résumé: Les observations en laboratoire sur une colonie de 40 Heterocephalus collectée sur le terrain montrent qu’une seule femelle se reproduit. Les individus restants constituent deux ou trois castes, chacune regroupant les deux sexes et pouvant être distinguées par leurs différences de taille et de tâches qu’elles accomplissent. Ces caractéristiques, associées à une longue durée de vie, au chevauchement des générations, au soin coopératif des portées et au possible polyéthisme (*) permettent d’établir des parallèles avec les insectes eusociaux. ” Jarvis JU, Science, 1981 May 1; 212 (4494): 571-3.
Polyéthisme : “Spécialisation fonctionnelle des différents membres d’une colonie d’insectes sociaux, conduisant à une division du travail dans la colonie.