Orientation 1

La théorie des orientations argumentatives a été développée à partir de l’idée de classe argumentative et d’échelle argumentative (Ducrot 1972) jusqu’à la théorie dite de «l’argumentation dans la langue», (AdL) (Anscombre et Ducrot 1983 ; Ducrot 1988 ; Anscombre 1995a, 1995b). Dans cette entrée, le mot discours renvoie uniquement au monologue polyphonique, et non pas au dialogue ou une interaction.

Les équivalences suivantes permettent de saisir la notion d’orientation d’un énoncé, dit “argument” vers l’énoncé suivant, dit “conclusion”.

— L dit E1 ; la question Qu’est-ce que ça veut dire ? est ambiguë entre (1) ce que le locuteur veut dire, par opposition à (2) ce que l’énoncé veut dire ; en fait on ramène (2) la signification de l’énoncé à (1) l’intention linguistique de son locuteur

L dit E1 dans la perspective de E2
La raison pour laquelle L a dit E1 est E2
Le sens de E1, c’est E2
E1
, c’est-à-direE2

Le sens est ici défini comme la cause finale de l’énoncé ; l’AdL réactualise ainsi une terminologie ancienne, où l’on désignait la conclusion d’un syllogisme comme son intention. Cela rend compte du fait qu’un connecteur de reformulation comme c’est-à-dire puisse introduire une conclusion :

L1 : — Ce restaurant est cher.
L2 : — C’est à dire ? Tu ne veux pas qu’on y aille ?

La théorie des orientations s’applique à trois domaines principaux :

Connecteurs argumentatifs
Morphèmes argumentatifs
Topoï sémantiques

1. Exemples

1.1 Mais V. Connecteurs

1.2 Mots pleins

La valeur argumentative d’un mot est par définition l’orientation que ce mot donne au discours » (Ducrot 1988 p. 51).

L’orientation argumentative d’un terme exprime le sens de ce terme.

Intelligent
La signification linguistique du mot intelligent n’est pas recherchée dans sa valeur descriptive d’une capacité que mesurerait le quotient intellectuel de la personne concernée, mais dans l’orientation que son usage dans un énoncé impose au discours subséquent, par exemple

(3) Pierre est intelligent, donc il pourra résoudre ce problème

L’argumentation (3) est convaincante dans la mesure où la conclusion résoudre des problèmes appartient à l’ensemble des prédicats sémantiquement liés au prédicat être intelligent. Un ensemble de conclusions préétablies est donné dans le sémantisme du prédicat utilisé comme argument.

Absurde
Ces contraintes de prédicat à prédicat sont particulièrement visibles sur des enchaînements quasi-analytiques, comme “cette proposition est absurde, il faut donc la rejeter”. De par le sens même des mots, dire qu’une proposition est absurde, c’est dire “il faut la rejeter” ; cette conclusion apparente est une pseudo-conclusion, car elle ne fait qu’exprimer le definiens du mot absurde, « qui ne devrait pas exister », comme en témoigne le dictionnaire :

A.− [En parlant d’une manifestation de l’activité humaine : parole, jugement, croyance, comportement, action] Qui est manifestement et immédiatement senti comme contraire à la raison au sens commun ; parfois quasi-synonyme de impossible au sens de “qui ne peut ou ne devrait pas exister”. (TLFi, Absurde)

Le langage n’est pas inerte. Invoquer l’existence d’une absurdité inhérente au réel de la proposition discutée pour soutenir la conclusion “il faut la rejeter” serait ignorer l’existence de la dynamique propre au langage.

La relation argument E1 – conclusion E2 est réinterprétée dans une perspective énonciative où c’est la conclusion qui donne le sens de l’argument (dans un discours idéal monologique). Comprendre ce que signifie l’énoncé “il fait beau”, ce n’est pas le référer à un état du monde, mais aux intentions affichées par le locuteur, c’est-à-dire “allons à la plage”. Cette vision du sens est en accord avec le proverbe (Chinois) : “quand le sage montre les étoiles, le fou regarde le doigt”.

2. L’orientation comme relation de sélection d’énoncé à énoncé

Comme les approches classiques, l’AdL considère l’argumentation comme une combinaison d’énoncés “E1, argument + E2, conclusion”. La différence essentielle est dans la nature du lien (topos sémantique) permettant le passage de E1 à E2. Ducrot définit l’orientation argumentative (ou la valeur argumentative) d’un énoncé comme

L’ensemble des possibilités ou des impossibilités de continuation discursive déterminées par son emploi. (Ducrot 1988, p.51)

Cette idée peut s’exprimer dans le langage purement syntaxique des restrictions de sélections, dont la théorie est faite au niveau de la phrase. Dans son emploi non métaphorique, l’énoncé “Titsu aboie” suppose que Titsu est un chien ; aboyer est porteur d’une restriction de sélection déterminant la classe des êtres qu’il admet pour sujet.

De même, mais au niveau du discours, le prédicat absurde de E1 est porteur d’une restriction de sélection sur la classe des énoncés E2 qui peuvent lui succéder ; rejeter respecte cette restriction. Une argumentation est constituée d’une paire d’énoncés (E1, E2) tels que E2, la conclusion, respecte les conditions d’orientation imposées par E1, l’argument.

4. Conséquences

Le concept d’orientation redéfinit la notion d’argumentation ; Anscombre parle ainsi d’argumentation « en notre sens. » (1995b, p. 16). Elle entraîne également une nouvelle vision de notions linguistiques fondamentales

Homonymie
La théorie des orientations a pour conséquence que, si le même segment S est suivi dans une première occurrence du segment Sa et dans une seconde occurrence du segment Sb, contradictoire, incompatible avec Sa, alors S n’a pas la même signification dans ces deux occurrences. Puisqu’on peut dire “il fait chaud (S), restons à la maison (Sa)” aussi bien que “il fait chaud (S), allons nous promener (Sb)”, c’est qu’ « il ne s’agit pas de la même chaleur dans les deux cas » (Ducrot 1988, p.55). C’est une nouvelle définition de l’homonymie. Par des considérations analogues, Anscombre conclut qu’il y a deux verbes acheter, correspondant aux sens de “plus c’est cher, plus j’achète” et “moins c’est cher, plus j’achète” (Anscombre 1995, p. 45).

Synonymie
Inversement, on peut penser que doit s’établir une forme d’équivalence entre énoncés orientés vers la même conclusion : si le même segment S est précédé, dans une première occurrence du segment Sa, et dans une seconde occurrence du segment Sb, alors Sa et Sb ont la même signification car ils servent la même intention : “il fait chaud (Sa), restons à la maison (S)” vs “ j’ai du travail (Sb), restons à la maison (S)”. C’est une nouvelle définition de la synonymie, relativement à une même conclusion.

Signe
« Si le segment S1 n’a de sens qu’à partir du segment S2, alors la séquence S1 + S2 constitue un seul énoncé » (Ducrot 1988, p. 51). On pourrait sans doute dire un seul signe, S1 devenant une sorte de signifiant de S2. Cette conclusion ramène l’ordre propre du discours à celui de l’énoncé, voire du signe.

Information
La théorie de l’argumentation dans la langue suppose donc que deux énoncés ayant des contenus informationnels identiques n’admettent pas les mêmes conclusions, s’ils ont des orientations argumentatives différentes. Autrement dit, l’argumentation est définie non pas sur les contenus, mais sur l’orientation de l’énoncé, qui n’est pas déterminée par les contenus. Par exemple, l’alternance peu / un peu inverse l’orientation argumentative de l’énoncé, V. Morphème argumentatif.

3. Argumentation à la Ducrot et à la Toulmin :
Deux visions du langage

Le point de vue « sémantique » de Ducrot, s’oppose à ce qu’il appelle la vision « traditionnelle ou naïve » de l’argumentation, sans la rapporter à des auteurs précis, (Ducrot 1988, p. 72-76). Cette vision dite traditionnelle correspond bien à celle que représente le modèle de Toulmin :

— Elle distingue deux énoncés, deux segments linguistiques, l’argument et la conclusion.

— Chacun de ces énoncés est pourvu d’une signification autonome, il désigne des faits distincts, ils sont donc évaluables indépendamment, l’énoncé argument renvoie à un fait F1 et l’énoncé conclusion renvoie à un fait différent, F2. Le point essentiel est que F1 et F2 sont des faits bien définis, constatables indépendamment l’un de l’autre.

il existe une relation d’implication, une loi physique, extralinguistique, unissant ces deux faits (Ducrot 1988, p. 75).

Cette conception dite naïve, et qui ne l’est dans aucun des deux sens du mot, peut se schématiser comme suit. Les flèches en pointillé allant du plan du discours au plan de la réalité matérialisent le processus de signification référentielle.

Cette conception postule que le langage est un médium transparent et inerte, pur reflet de la réalité, ce qui n’est pas le cas du langage naturel (Récanati 1979). Ces conditions de transparence ne sont réalisées que pour des langages contrôlés comme les langages des sciences, en relation avec une réalité qu’ils construisent autant qu’ils la désignent.

À l’opposé de cette vision, la théorie de l’argumentation dans la langue met l’accent sur les contraintes interénoncés proprement langagières. L’orientation d’une assertion est sa capacité à projeter sa signification non seulement sur, mais aussi comme l’énoncé suivant, de sorte que ce qui apparaît comme ladite “conclusion” n’est qu’une reformulation dudit “argument”. Le discours est une machine à argumenter, qui fonctionne selon le principe du cercle vicieux.

3.1 Raison et discours

Tarski soutient qu’il n’est pas possible de développer un concept cohérent de vérité dans le langage ordinaire. Selon Ducrot, il n’est pas non plus possible de développer, dans le langage ordinaire, un concept de raisonnement comme capacité à développer des connaissances par inférence. La validité d’un argument est réinterprétée comme une validité grammaticale. Une argumentation est valide. Si la conclusion est grammaticalement en accord avec son argument, si elle respecte les restrictions imposées par l’argument, si l’enchaînement argument-conclusion est fortement soudé. Il s’ensuit que la rationalité et le caractère raisonnable qu’on souhaiterait attacher à la dérivation argumentative ne sont que les reflets inconsistants d’une concaténation discursive routinière de moyens, ou, comme le dit Ducrot, une simple “illusion”, V. Démonstration. Cette conséquence est cohérente avec le projet structuraliste réduisant l’ordre du discours à celui de la langue (saussurienne).

3.2 Coexistence des formes d’inférence dans la langue ordinaire

La transition de l’argument à la conclusion peut reposer sur une loi physique ou sociale ou sur le couplage sémantique de leurs prédicats. Ces deux types d’inférences se combinent sans problème dans le discours ordinaire :

(1a) Tu parles de la naissance des dieux, donc (1b) tu affirmes qu’à une certaine époque, les dieux n’existaient pas…
(2a) Nier l’existence des dieux (relativement à une époque quelconque), (2b) constitue une impiété.

Donc (3) tu dois subir le châtiment prévu par cette loi, tout comme le subissent, d’ailleurs, a pari, ceux qui parlent de la mort des dieux.

Dans (1a), la naissance est définie comme le « point de départ de l’existence » (TLFi, art. Naissance). La conclusion (1b) ne reproduit pas directement cette définition, elle est obtenue au terme d’une étape supplémentaire, développant le sens de “point de départ” ; pour cette raison, la conclusion (1b) peut rester inaperçue. On est, dans le domaine de l’inférence sémantique, exploitant en plusieurs étapes les seules ressources du langage.

Sur la base de cette conclusion sémantique, (2a-2b) exploite une loi sociale, externe au discours et à la langue, qui qualifie les faits discutés comme une impiété. Finalement, par (3) le juge détermine la peine applicable par un alignement a pari. Parfois, les deux types de loi se mélangent :

Tu es un impie, l’impiété est punie de mort, tu dois mourir.

Il est difficile de dire dans quelle mesure le sens même du mot « impie » a intégré la loi « l’impiété est punie de mort ». Néanmoins, le lien avec la réalité sociale est clair : si je souhaite réformer la législation sur l’impiété, ma révolte n’est pas une révolte sémantique.

3.3 La persuasion comme contrainte langagière

La théorie de l’argumentation dans la langue est une théorie sémantique. Elle rejette les conceptions de la signification comme adéquation au réel, qu’elles soient d’inspiration logique (théories des conditions de vérité) ou analogique (théories des prototypes), au profit d’une conception du sens comme direction : ce que l’énoncé E1 (ainsi que le locuteur en tant que tel) veut dire, c’est la conclusion E2 vers laquelle cet énoncé est orienté.

Cette vision de l’argumentation s’oppose aux conceptions anciennes ou néoclassiques de l’argumentation comme technique de planification discursive consciente, fonctionnant selon des données et principes référentiels, jouant sur le probable, l’improbable, le vrai et le faux, le valide et le fallacieux.

Cette théorie s’oppose aux théories anciennes ou néoclassiques de l’argumentation, comme une théorie sémantique du langage s’oppose aux théories et techniques de planification discursive consciente, fonctionnant selon des données et principes référentiels, jouant sur le probable, l’improbable, le vrai et le faux, le valide et le fallacieux.

L’argumentation ainsi définie ne fait que développer un énoncé, en mettant en relier un de ses contenus sémantiques. La force de la contrainte argumentative est entièrement une question de langage ; plus la contrainte de E1 sur E2 est forte, plus l’argumentation est sinon convaincante, du moins difficile à réfuter. Elle n’est pas différente de celle de la cohérence du discours. L’art d’argumenter est l’art de gérer les transitions discursives. Si les transitions inter-énoncés sont bien faites, si elles suivent les lignes de forces tracées par la langue, alors l’interlocuteur se laissera porter jusqu’à la conclusion, et trouvera l’argumentation très convaincante. Ce fait est corroboré par l’expérience commune : en fait, il suffit d’entendre l’argument, pour connaître la conclusion, autrement dit, la conclusion est déjà toute entière dans l’argument.