Pertinence

1. “Ignorance de la réfutation” : Une fallacie de méthode dialectique

Lat. ignoratio elenchi. Le mot grec élenkhos [έλεγχος] signifie : « 1. Argument pour réfuter […] 2. Preuve en général » (Bailly [1901], έλεγχος). Le substantifs latin elenchus est utilisé pour rendre les diverses significations grecques. Dans la littérature anglo-saxonne, elenchus est parfois pris au sens de “débat”, par une nouvelle extension de sens. Le titre latin de l’ouvrage d’Aristote Des réfutations sophistiques est De Sophisticis elenchi (Hamblin 1970, p. 305).

La fallacie dite “d’ignorance de la réfutation” (ignoratio elenchi) est une fallacie indépendante du discours, V. Fallacieux: Aristote. C’est une fallacie méthodologique, qui se produit,

parce qu’on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation et parce qu’on a laissé échapper quelque chose dans leur définition. (Aristote, R. S., 167a20 ; p. 17)

Cette erreur méthodologique a été définie d’abord dans le cadre du jeu dialectique, qui permet d’éliminer une proposition si elle conduit à une contradiction. Un participant, le Répondant (dit aussi le Proposant), affirme une proposition P et son partenaire, le Questionneur (l’Opposant ), doit l’amener à se contredire, c’est-à-dire à assumer non P. Le Répondant est ainsi logiquement contraint de retirer la thèse qu’il avait posée en début de partie.
Le jeu est défini sur des propositions contradictoires P et non P, l’une seulement des deux propositions est vraie. L’opposant doit se conformer aux règles de la méthode logique afin de réfuter réellement (et non pas en apparence) l’affirmation primitive.

Le concept de mauvaise conception de la réfutation peut être étendu à l’argumentation en général : « Il argumente et ne sait pas argumenter ; il pense qu’il a prouvé ou réfuté quelque chose, alors qu’il n’a pas avancé d’un pas, etc. »
Ce genre de critique souligne les défauts de pertinence interne : l’argument n’étaye pas la conclusion, ou de pertinence externe : la position défendue est à côté de la question débattue.

2. Pertinence interne : l’argument est pertinent pour la conclusion

Dans le cadre d’une partie de dialectique, le Répondant affirme P. Au terme de l’échange, le Questionneur a construit une chaîne de propositions, toutes approuvées par le Répondant, au terme de laquelle il parvient à la proposition non P. Apparemment, il a donc réfuté son adversaire, le Répondant, et gagné la partie.
Pour le Répondant, la première manière de réfuter la réfutation construite par le Questionneur est de montrer les propositions qu’il a admises ne s’enchaînent pas de façon valide pour soutenir cette conclusion non P. Autrement dit, le Répondeur a démontré que la conclusion est certes pertinente pour le débat, mais que les arguments ne sont pas pertinents pour la conclusion.

Ceci correspond à la situation où un locuteur prétend avoir réfuté l’adversaire ex datis, ou ad hominem, c’est-à-dire en utilisant uniquement des croyances et des modes d’inférence supposément admis par l’adversaire. Cet adversaire peut résister à la réfutation en brisant la chaîne d’inférence menant à la conclusion qu’il est censé être obligé de concéder.
Dans le cas général, la démonstration du défaut de pertinence de l’argument pour la conclusion s’appuie sur tout le programme de critique du discours fallacieux.

3. Pertinence externe : la conclusion est pertinente pour la question

Toujours dans un échange dialectique, le Répondant ayant affirmé P, le Questionneur construit une chaîne de propositions dont il s’assure pas à pas qu’elles sont toutes admises par le Proposant. Au terme de cette construction, il parvient à la proposition Q, dont il affirme qu’elle est la proposition contradictoire de P, autrement dit que “Q est équivalent à non-P”. Le proposant reconnaît ou non la validité de l’enchaînement déroulée par l’opposant, mais il affirme que la proposition Q n’est pas la contradictoire de P, et, qu’en conséquence, il n’a pas été réfuté. Les arguments sont peut-être pertinents pour la conclusion, mais la conclusion ne réfute pas la thèse en question.

D’une façon générale, l’intervention sans pertinence externe est dite à côté de la question, elle est hors sujet, et peut être soupçonnée de vouloir mettre l’adversaire sur une fausse piste. L’accusation de paralogisme se renforce alors d’un soupçon de sophisme.

Les critiques sur la pertinence interne et sur la pertinence externe sont cumulables ; elles invalident un discours en disant qu’il enchaîne mal les propositions, ou que ses conclusions n’ont rien à voir avec le problème, ou les deux.

4. Pertinence de la question pour le “vrai débat”

Le cadre dialectique est binaire, ce que l’autre a vraiment dit est exprimé dans une proposition simple et explicite, ainsi que ce qui compte pour sa réfutation, l’affirmation de la thèse contradictoire. Comme la question est “P ou non P ?”, dire que la conclusion du Questionneur ne réfute pas la proposition avancée, c’est dire également qu’elle n’est pas pertinente pour le débat.

Dans une discussion ordinaire, la situation peut être tout aussi claire. Un étudiant conteste (veut “réfuter”) la note qui lui a été attribuée : “si vous maintenez votre note, je ne serai pas dans les trois premiers de la classe ; il faut que vous m’ajoutiez trois points !”. L’argumentation par les conséquences est on ne peut plus valide. Mais, selon le régime scientifique classique, les conséquences de la note sont non pertinentes pour la détermination de la note. La conclusion de l’élève est à côté de la question officielle “Quelle note le devoir mérite-t-il en lui-même ?”. La question de l’élève n’est pas celle du professeur, mais le professeur reste maître de la question.

Les choses peuvent être plus compliquées. Lorsque le proposant réfute la réfutation qui lui est opposée en disant “ce avec quoi tu es en désaccord n’a rien à voir avec ce que je dis”, ce qu’il a réellement dit peut être difficile à cerner, et peut en permanence être reformulé et réinterprété, V. Reprise. D’autre part, même lorsque la proposition et la réfutation proposée sont fixées (actées par écrit par exemple), le lien entre les deux n’a pas forcément la clarté de la contradiction binaire. Par exemple, L2 réfute-t-elle L1 ou montre-t-elle simplement que la situation est complexe ?

L1 :      — Les spéculateurs achètent des matières premières à l’avance juste pour spéculer sur les futures variations de prix. Ces opérations sur les matières premières devraient être interdites par la loi.
L2 :      — Absolument pas. Pour se couvrir des fluctuations des cours, les entreprises doivent pouvoir acheter à l’avance les matières premières dont elles ont besoin.

Enfin, dans le cadre d’une argumentation ordinaire, la question elle-même peut être controversable. Lorsqu’aucun des participants n’est le maître naturel ou conventionnel de la question, chaque participant clé est tenté de s’approprier la question en la redéfinissant, ce qui lui permet de rejeter la réponse de l’opposant comme étant sans rapport avec “le vrai problème”.

L1 :      — Ce n’est pas la question !
L2 :      — C’est ma réponse aux problèmes qui se posent réellement. Vous posez mal la question.

À la réfutation par (accusation de) défaut de pertinence de la conclusion pour le débat en cours on peut donc répondre par la contre-réfutation de fallacie de question mal posée, ou mal orientée, non pertinente pour le “vrai débat”.
Dans tous les débats socio-politiques sérieux, la question peut être un enjeu négociable. Le tiers institutionnellement autorisé, par exemple le juge, a pour fonction d’assumer et de stabiliser la question, il est seul habilité à trancher sur ce qui est pertinent ou non par rapport à la question disputée. D’une façon générale, la participation active de tiers permet de stabiliser quelque peu la question.