“Preuves techniques” et preuves “non techniques”

1. Les preuves apportées par le discours et les autres

    • Le mot grec pistis [πίστις] signifie “confiance, qui donne confiance ; bonne foi” ; “ moyen d’inspirer confiance, moyen de persuasion, argument, preuve ; preuve juridique” ; (d’après Bailly, [πίστις])

Lorsqu’il s’agit de rhétorique, preuve traduit pistis “moyen de pression sur l’auditoire”, exercé par le discours. À la suite d’Aristote, la rhétorique argumentative distingue entre preuves techniques (pisteis entechnoi) c’est-à-dire relevant de la technique rhétorique et les preuves non-techniques (pisteis atechnoi), ne relevant pas de la rhétorique

Parmi les moyens de persuasion, les uns sont non techniques, les autres techniques. J’appelle non technique tout ce qui n’est pas fourni par nous, mais existait préalablement, comme les témoins, les dépositions obtenues sous la torture, les engagements écrits, etc. ; est technique tout ce qu’il est possible d’élaborer par la méthode (*] et par nous-mêmes. Aussi, parmi ces moyens, les uns sont à utiliser, les autres à découvrir.
Aristote, Rhét., i, 2, 1355b35 ; Chiron, p. 125.(*) La méthode rhétorique.

On trouve également la terminologie “preuves avec ou sans art”, preuves artificielles et non artificielles, terminologie qui calque le latin genus artificiale et genus inartificiale (Lausberg [1960], § 351-426), art étant l’équivalent de technique.

La distinction entre preuves “techniques” et “non techniques” est établie relativement à la situation judiciaire. Les premières sont produites discursivement par le rhéteur sur la base de sa compétence professionnelle. Les secondes concernent les données relatives aux faits soumis au tribunal, avant tout discours. Elles « décident du fait même soumis à la justice » (Quintilien, I. O., V, 11, 44 ; p. 176). Elles font l’objet d’un traitement rhétorique discours / contre discours, mais leur constitution échappe au travail des rhéteurs.

Cette distinction technique / non-technique est faite sur les moyens de persuasion liées au logos, mais elle peut être étendue aux moyens de persuasion par l’éthos et le pathos.

— L’éthos technique est produit par le discours, il correspond à l’image de soi telle que l’orateur la construit sciemment dans le discours (Amossy 1999), et l’éthos non technique correspond à la réputation. Éthos technique et réputation peuvent entrer en contradiction.

— Le pathos technique correspond à la manifestation-communication stratégique de l’émotion, et le pathos non technique à la manifestation-communication spontanée de l’émotion. Cette distinction correspond à celle que l’on peut établir entre communication émotive (technique) et communication émotionnelle, V. Émotion.

L’opposition du “technique” au “non-technique” peut être construite à la manière structuraliste, l’émotion, le caractère et la situation étant redéfinis au sens technique comme des objets discursifs, opposés à leurs correspondants non techniques dans la réalité, c’est-à-dire hors discours.
Cette approche s’est révélée fructueuse, néanmoins, elle a ses limites. L’enjeu est la définition de l’objet des études d’argumentation, si elles ne doivent prendre en compte que des données purement verbales, ou si elles doivent également traiter des données en situation, tenant compte du contexte et des actions en cours.

2. Les preuves “non techniques”

Aristote considère que les moyens de persuasion non techniques, propre au discours judiciaire, « sont au nombre de cinq : lois, témoins, contrats, témoignages obtenus sous la torture, serments » (Rhét., I, 15, 1375a22 ; Chiron, p. 125) :

L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang.
Daremberg & Saglio, Testimonium, p.150, col. 1)

Quintilien considère comme non techniques « les précédents judiciaires, les rumeurs, les tortures, les pièces, le serment, les témoins » (I. O., V, p. 103), supprimant les lois et ajoutant les précédents et les rumeurs à la liste d’Aristote.

De fait, ces moyens de preuve correspondent aux spécificités du genre judiciaire. En pratique, Aristote traite les données “non techniques” selon la méthode opposant discours et contre discours, exactement comme il le fait pour n’importe quel objet de discours “technique” : à un discours demandant l’application de telle loi, on répond que la loi est mal faite, à un discours accablant d’un témoin, on répond que le témoin n’est pas crédible, etc.
Ce qui suit présente des données grecques et latines, contemporaines des textes fondateurs de la théorie occidentale de l’argumentation.

2.1 La loi

La question est celle de l’applicabilité de la loi à une affaire particulière. Les réponses mobilisent toutes les ressources de la topique juridique et de l’interprétation.
On plaidera, selon la position défendue :

— La loi (des hommes) vs la justice (naturelle)
— L’esprit de la loi, l’intention du législateur vs la lettre de la loi
— Et en dernier recours, l’autonomie de décision du juge vs la loi.

On peut encore tenter de se défaire des contraintes de la loi en soutenant que
— Elle est mal faite (elle est en contradiction avec une autre loi ; elle est ambigüe)
— Elle est dépassée, elle correspond plus aux nécessités du moment.

2.2 « Les pièces »

— Les éléments matériels (arme du crime, tunique ensanglantée de la victime…) sont des éléments essentiels du procès. Ils jouent un rôle essentiel, soit en tant qu’ils peuvent faire l’objet d’une démonstration experte, soit en tant que (ré)activateurs d’émotions.
Les documents écrits notamment les contrats. Selon la position défendue, on attaque ou on défend le contrat par les mêmes moyens qui permettent d’attaquer ou de défendre l’application de la loi.
Le concept de contrat est « défaisable » [defeasible]. L’article fondamental de Hart qui anticipe sur le modèle. de Toulmin, analyse de façon détaillée un ensemble des contre-discours capables de défaire un contrat (les rebuttals de Toulmin). (Hart, 1948, p. 175-176).

2.3 Autorité, précédent

L’appel à l’autorité a parfois été considéré comme technique, parfois comme non technique.

En relation avec le tribunal, le précédent jouit de l’autorité d’une décision de justice prise par un juge reconnu pour sa compétence. Il fonde la continuité de la tradition judiciaire. L’opinion publique, les rumeurs, les proverbes, qui jouissent de l’autorité de l’ancestrale sagesse populaire, constituent des précédents.

2.4 Témoignages

Sont considérés comme des témoins du cas non seulement les témoins des faits, mais aussi des autorités comme les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dits des contemporains prestigieux.
Aux témoignages peuvent se rattacher « les on-dit et les bruits publics ». Les uns les considèrent comme une sorte de « témoignage public », d’autres y voient l’effet combiné de la malignité et de la crédulité permettant de persécuter « l’homme le plus innocent » (Quintilien, I. O., V, 3 ; p. 106), qu’on peut rattacher aux techniques de désinformation les plus contemporaines.

2.5 Serment

En vertu de l’intervention de puissances surnaturelles qu’il engage, le serment a valeur de preuve. Il décide de l’issue du procès. C’est donc un instrument trop puissant, dont le droit a dû codifier l’usage.

2.6 Tortures

Cités, démocraties et républiques anciennes s’accommodaient de l’esclavage et de la torture. Comme la validité du témoignage est garantie par le serment des hommes libres, la validité de la déposition de l’esclave est garantie par la torture.

En Grèce, le témoignage de l’esclave « n’est admis et valable que par la torture, sauf dans des cas très rares » (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 147, col. 1),

Dans toute la Grèce, la torture passe pour la meilleure des preuves, supérieure aux témoignages libres ; c’est un lieu commun chez les orateurs. Mais si la cause qu’ils défendent le demande, ils montrent l’incertitude et le danger de ces renseignements, arrachés par la souffrance, souvent obtenus par des promesses et par la corruption. (Ibid., col. 2).
De même à Rome, où :

Les déclarations des esclaves ne constituent pas des témoignages proprement dits, mais des réponses à un interrogatoire avec torture, à une quaestio où la torture remplace le serment. (Id., 152, col. 2)

La Rhétorique à Herennius décrit ainsi le schéma d’un traitement rhétorique des données obtenues sous la torture pour être présentées au tribunal   :

En faveur des interrogatoires sous la torture, nous montrerons que c’est pour découvrir la vérité que nos ancêtres ont voulu employer question et supplices et forcer par une vive souffrance les hommes à dire tout ce qu’ils savent. […] Contre les tortures nous parlerons ainsi : nous commencerons par dire que nos ancêtres ont voulu que ces interrogatoires interviennent dans des cas précis quand on pouvait s’assurer de la véracité des aveux ou réfuter les mensonges échappés sous la torture, par exemple pour savoir où a été placé tel objet ou pour résoudre tout problème analogue dont la solution peut être constatée de visu ou par une preuve du même ordre. Nous ajouterons qu’il ne faut pas s’en rapporter à la douleur parce qu’un individu y résiste mieux qu’un autre, que tel autre a plus d’imagination, qu’enfin l’on peut souvent savoir ou deviner ce que le juge veut entendre et que l’on comprend qu’en le disant on mettra un terme à ses souffrances.
À Her., II, 10 ; p. 40-41

Il s’agit ici de torture judiciaire. Le recours à la torture pour obtenir de bonnes informations est moralement condamné et pratiquement reconnu comme inefficace. Selon une formulation contemporaine, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire [la torture par l’eau] » [1]  . Mais la torture survit à sa condamnation [2].

2.7 Ordalies, miracles et ADN

On pourrait allonger la liste des preuves dites “non techniques” à d’autres époques, et d’autre cultures ou croyances. Par exemple, le miracle constitue une forme de persuasion non technique. Au premier Moyen Âge, l’ordalie, ou jugement de Dieu, était de même supposée faire éclater la vérité de manière non technique : si l’accusé traverse le brasier et en sort vivant, c’est qu’il est innocent ; s’il meurt, c’est qu’il est coupable, la punition prouve la faute.

À l’époque contemporaine, il faut joindre à la liste les preuves apportées par la police scientifique, par exemple les tests ADN, que nous considérons typiquement comme une preuve technique.

3. Prééminence des preuves “non techniques”

Dans les cas courants, les faits, les documents, les témoins, soit les preuves matérielles, permettent de trancher le différend : « quand une des parties disposait de preuves non techniques l’affaire était claire pour les juges, et on n’avait besoin que de peu de paroles » (Vidal 2000, p. 56). La preuve factuelle est de toute évidence essentielle dans le domaine judiciaire, le langage jouant bien entendu un rôle important dans la présentation des faits.
Mais lorsque dans un procès on ne dispose d’aucun élément de preuve factuelle — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve —, ou lorsque ces preuves sont non concluantes, on a recours, faute de mieux, aux preuves relevant de la pure “technique” rhétorique.
La preuve “non technique” est donc essentielle dans le domaine judiciaire. La preuve “technique” ne vient au premier plan que dans des cas tout à fait spéciaux, faute de mieux — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve.

C’est cette situation exceptionnelle qui est mise en scène dans l’anecdote cocasse où s’opposent Tisias et Corax (6e siècle av. J-C). Corax  accepte d’enseigner ses techniques rhétoriques à Tisias, et d’être payé en fonction des résultats obtenus par son élève. Si Tisias gagne son premier procès, alors il paie son maître ; s’il le perd, il ne le paie pas. Après avoir terminé ses études, Tisias intente un procès à son maître, où il soutient ne rien lui devoir. Première possibilité, il gagne ce procès : de par le verdict des juges, il ne doit rien à son maître. Seconde possibilité, il le perd : de par la convention privée passée avec son maître, il ne lui doit rien. Dans les deux cas, Tisias ne doit rien à Corax. Que répond Corax? Il construit son contre-discours en reprenant mot pour mot le schéma de l’argumentation de Tisias, mais en le renversant. Première possibilité, Tisias gagne le procès : de par la convention privée, Tisias doit payer. Seconde possibilité, Tisias perd le procès ; de par la loi, Tisias doit payer pour l’enseignement reçu. Dans les deux cas, Tisias doit payer. On dit que les juges chassèrent les plaideurs à coups de bâton.

La preuve dite “technique”, opérant dans un langage coupé du monde, représente le cas extrême de la preuve faute de mieux ; quand on n’a plus rien, il reste tout de même la parole et les ressources des stéréotypes, V. Invention. Ce cas très spécial d’argumentation “hors sol” illustre bien un mode de fonctionnement possible de l’argumentation, mais ne doit pas être considéré comme prototypique. L‘argumentation doit généralement composer avec des éléments de réalité et des conventions sociales qui conditionne l’usage du langage.

4. Une terminologie difficilement exploitable

Les notions de preuves “techniques” et “non techniques” et leur opposition sont difficilement utilisables pour les raisons suivantes.

L’opposition est incertaine. Un moyen d’argumentation aussi important que l’appel à l’autorité a été considéré tantôt comme technique, tantôt comme non technique.

— Elle néglige le fait que tous ces éléments dits “non techniques”, aussi probants puissent-ils paraître, passent par un traitement argumentatif « pour les soutenir ou les réfuter » (Quintilien I. O., V, 2, 2 ; p. 104). Les données matérielles reçoivent du discours leur orientation argumentative, et les avocats tentent d’accréditer ou de discréditer les témoins et les témoignages en fonction des intérêts des parties qu’ils représentent.

— Enfin, elle entraîne des confusions avec l’usage contemporain des termes preuve et  technique. Si la rhétorique est bien une technique du langage et du discours, elle n’est certainement pas prototypique de ce que nous appelons technique, et la preuve qu’elle produit n’est dite telle que par abus de langage, puisqu’il s’agit d’un moyen de pression. Un beau discours enflammé uniquement peuplé de présomptions fondées sur des lieux communs ne prouve strictement rien, mais peut en effet soulever les foules et les pousser à l’action.
En fait, la terminologie s’est inversée, et nous appelons typiquement  preuve technique les preuves que la rhétorique appelle “non techniques”, et nous appellerions avec beaucoup d’indulgence “preuves non technique” les suggestions d’un discours fondé sur la pure magie verbale. Il s’agit manifestement d’autre chose.
L’opposition entre les deux types de “preuves rhétoriques” est faite dans un domaine argumentatif spécifique, le droit. Les preuves “techniques” se définissent par l’exploitation des endoxa, des lieux communs au groupe, V. Invention, alors que les thèmes “non techniques” demandent des connaissances spéciales, sur les matières et les modes de raisonnement juridique, comme le montre l’existence d’une topique juridique, distinctes de la topique commune (Aristote, I, 2, 1358a1, 10-35). La technique du droit s’exerce donc essentiellement sur le “non technique” de la rhétorique.

La terminologie rhétorique s’avère totalement contre-intuitive. Pour ces raisons, et afin de souligner ces difficultés, les termes technique et non technique, lorsqu’ils sont utilisés dans leur sens traditionnel sont mis systématiquement mis entre guillemets dans cet ouvrage.

5. Preuves “techniques”
V. Logos – Pathos -Éthos


[1] https://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better-waterboarding.html

[2] « La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est un traité de droit international relatif aux droits de l’homme, adopté dans le cadre des Nations Unives. » (Wikipedia, Convention contre la torture)