Question argumentative

La notion de question argumentative a son origine dans la notion de stase, développée par la rhétorique argumentative sur le cas de l’interaction judiciaire.

Une question argumentative est produite au point où des discours, écrits ou oraux, se développant sur un même thème, divergent du point de vue même des locuteurs, qui sortent du procès collaboratif de co-construction du discours et de l’action, V. Désaccord. Lorsqu’elle est ratifiée et thématisée, cette divergence produit une question, un problème, un point controversé.
En conséquence, l’argumentation est vue comme un mode de construction des réponses à une question recevant des réponses également sensées mais incompatibles et se trouvant ainsi à la source d’un conflit discursif.

Ce processus de mise en question d’un thème discursif définit un état d’argumentation avant les arguments (segments discursifs en support d’une conclusion).

L’existence d’une telle question est à l’origine des paradoxes de l’argumentation.

1. Proposer, s’opposer, douter : la question

L’exemple suivant, construit autour de la question récurrente “Faut-il légaliser la drogue ?” permet de montrer schématiquement comment, à partir de la question, se distribuent les rôles argumentatifs, sur les trois actes argumentatifs fondamentaux, proposer, s’opposer, douter et s’interroger.

— Proposer

En Syldavie 2012, “le commerce, la possession et la consommation de la drogue sont interdits”. Cet énoncé correspond à l’état de la législation, et est en principe conforme à l’opinion dominante, à la “doxa”. Il existe un autre discours orienté vers une proposition opposée à cette prohibition :

P : — Légalisons la consommation de certains de ces produits, par exemple le haschich !

Le locuteur P prend le rôle argumentatif de proposant. Les locuteurs alignés sur cette proposition sont ses alliés dans ce rôle.

— S’opposer

Un autre discours rejette cette proposition :

O : — C’est absurde !

Le locuteur O prend le rôle argumentatif d’opposant, et trouve également des alliés dans ce rôle.

— Douter et (s’)interroger : la question argumentative

Certains locuteurs ne s’alignent pas sur l’un ou l’autre de ces discours ; ils se trouvent dans la position de tiers, transformant ainsi la confrontation en question argumentative

T : — On ne sait plus qu’en penser. Faut-il maintenir l’interdit sur tous ces produits ?

Schématiquement :

Proposition VS Opposition => Question argumentative (QA)

2. La conclusion comme réponse à la question argumentative

Des apports de bonnes raisons Le proposant doit assumer la charge de la preuve, et pour cela donner des arguments en faveur de la nouveauté qu’il préconise :

Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion du proposant : — Oui! Légalisons le haschich !
Arguments du proposant : — Le haschich n’est pas plus dangereux que l’alcool ou les anxiolytiques ; or l’alcool ne fait l’objet d’aucune interdiction générale, et les anxiolytiques font même l’objet de prescription médicale.

La syntagmatique du discours argumentatif supportant une prise de position est donc la suivante :

3. Échanges en situation argumentative

Dans une situation argumentative stabilisée, proposants et opposants répondent à la question par :

Une argumentation confirmative apportant des arguments positifs en faveur de leur position.
— Une argumentation réfutative rejetant les arguments de la partie adverse, V. Schéma de Toulmin

La doxa “va sans dire” ; lorsqu’elle entre dans une situation argumentative, elle est amenée à se justifier. Dans le cas précédent, l’opposant peut par exemple construire sa position autour des arguments suivants :

Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion de l’opposant : Non ! Ces changements sont inutiles

Argumentation réfutative :

L’alcool fait partie de notre culture, pas le haschich. Et si vous commencez par légaliser le haschich, vous devrez bientôt tout légaliser. En Sidonie, ils ont essayé de légaliser la drogue, et l’expérience a échoué. Nous en avons assez de ces expérimentations sociales nuisibles à notre jeunesse.

Argumentation confirmative

Nos lois fonctionnent et permettent aux honnêtes gens de vivre en en paix. La situation est sous contrôle.

Cette présentation symétrique de D1 et D2 correspond à un moment d’équilibre (stase) entre les deux discours en présence.
Cet équilibre est rompu lorsqu’on passe sur un site donné, où la charge de la preuve pèse sur l’un ou l’autre discours.

4. Corollaires

4.1 Principe de maximisation / minimisation argumentative

Ce principe pose que, dans une situation argumentative, tous les actes sémiotiques produits par les participants sont interprétables en termes d’argumentation, c’est-à-dire sont 1) des soutiens de leurs positions respectives ; 2) des réfutations de celle à laquelle ils s’opposent ; ou 3) des concessions faites à l’autre partie.

Les participants maximisent l’argumentativité de leur propre discours et minimisent l’argumentativité du discours de leurs opposants. Ce principe est exploité par les participants :

Si c’est tout ce que vous avez à nous opposer / proposer, je pense que la discussion est close.

4.2 Sorties de la situation argumentative

La question argumentative est par nature ouverte, les interventions pro et contra qu’elle coiffe étant tenues comme valides par certains participants. La clôture dépend de la nature de la question, de la qualité des arguments et de l’existence d’une instance de décision, c’est-à-dire du cadre socio-institutionnel dans lequel la question est traitée. En fonction de ces paramètres il est parfois possible de clore la question, une réponse, définitive ou provisoire, s’imposant aux participants.
Le fait qu’une question soit tranchée sur un site institutionnel n’entraîne pas qu’elle le soit sur tous les autres sites où peuvent continuer à se rencontrer les participants.

Une réponse est plus ou moins stable ; elle n’est pas totalement détachable de la question et de l’ensemble des discours “pro-” et “contra-” qui l’ont engendrée.

Les positions exprimées dans la séquence d’ouverture et définissant la question peuvent être modifiées au cours de l’échange, et lors de la séquence “décision” qui n’est que partiellement conditionnée par la séquence “argumentation”. La conclusion ne sera alors pas identique à l’une ou l’autre des positions initiales.

4.3 Une double contrainte

L’argumentation se construit sous une double contrainte, elle est orientée par une question et elle est soumise à la pression d’un contre-discours. Des phénomènes macro discursifs caractérisent cette situation :

— Bipolarisation des discours : Les locuteurs intéressés sont attirés dans le champ de parole structuré par la question. Ils s’identifient aux argumentateurs en vedette, normalisent leur langage et l’alignent sur l’un ou l’autre des discours en présence ; symétriquement, ils excluent les tenants du discours opposé (nous vs eux).

— Répétition et figement : sémantisation argumentative des discours confrontés, production d’antinomies, tendance à la stéréotypisation, congélation des arguments en argumentaires ou scripts prêts à énoncer.

— Apparition de mécanismes de résistance à la réfutation : présentation des argumentations sous forme d’énoncés auto-argumentés, mimant l’analyticité, V. Auto-argumentation.

4.4 Question et pertinence

La question fonctionne comme principe de pertinence pour les contributions argumentatives :

— Pertinence des arguments pour la conclusion.
— Pertinence de la conclusion comme réponse à la question.
— Pertinence de la question elle-même : la question peut être elle-même “mise en question”, et être contestée comme mal posée, biaisée, ou secondaire par rapport à des questions “plus profondes”.

4.5 Changements de rôle argumentatif

Au cours de l’échange, et non seulement à son terme, les participants peuvent réaliser un quatrième type d’acte, peut-être le plus complexe : changer d’avis et de langage, c’est-à-dire changer de rôle argumentatif.

5. Le jeu question réponse dans le monologue.

L’approche précédente de l’argumentation est opératoire en monologue comme dans les interactions.

5.1 Monologue ne donnant pas la parole au contre-discours

L’argumentation peut être monologale monologique c’est-à-dire exclusivement orientée vers la construction d’une conclusion, sans référence aux objections qu’on pourrait lui adresser. Une telle argumentation n’en est pas moins motivée par la recherche d’une solution à un problème. Il faut alors rechercher dans l’environnement de ce discours s’il existe des interventions répondant au même genre de question argumentative. Selon le “postulat structuraliste”, le plaidoyer en faveur de P est mieux compris si l’on considère ce plaidoyer en relation avec la question qui l’organise et les réponses qui sont apportées à cette question ailleurs et par d’autres.

5.2 Monologue argumentatif mettant en scène la question

Dans l’argumentation monologale dialogique le locuteur met en scène les discours rattachés à la même question, et les attache à des figures reconstruites des participants réels ou potentiels à la même discussion, V. Réfutation; Destruction. En prenant seul en charge le jeu question-réponse, l’énonciateur transforme le dialogue en monologue.
Ce phagocytage de la parole des autres, opposants ou tiers, lui permet de s’avancer sous diverses figures, en redistribuant à sa guise les rôles argumentatifs de proposant, d’opposant, et de tiers. En conséquence, l’affirmation est introduite sous un voile de participation des opposants et des tiers.

Les différentes stratégies de monologisation de la question sont identifiées dans la rhétorique ancienne comme des figures de phrase, selon trois modalités :

— Le locuteur considère que la question a une réponse évidente, et ne nécessite pas d’argumentation
— Le locuteur apporte une réponse argumentée à la question.
— Le locuteur laisse apparaitre ses doutes et modalise sa réponse.

(1) La question a une réponse donnée pour unique et évidente : Question rhétorique

Lat. interrogatio, “interrogation rhétorique, interrogation” (Gaffiot, Interrogatio).

(2) Le monoloque apporte une réponse justifiée et catégorique à la question (subjectio)

Lat. subjectio, «action de mettre sous, devant » (Ibid., Subjectio)

La question est suivie de son traitement argumentatif qui aboutit à une seule réponse. Le discours tend vers la clarification et l’explication; le locuteur est le seul maître de l’espace argumentatif, les contre-discours possibles sont mentionnés pour être réfutés. C’est cette construction argumentative de la réponse qui fait la différence avec la question rhétorique.

Le locuteur prend la position de l’enquêteur ou du professeur qui pose la bonne question et la résout objectivement. L’interlocuteur est mis en position d’assumer la question directrice et le traitement proposé pour les réponses, qui sont avancées selon une logique de co-construction pédagogique.

Voici la situation, voici les données et voici la question. On peut penser à trois réponses différentes… La solution (a) est une variante de la solution (b), comme nous allons le montrer. Pour telle et telle bonne raison, la solution (c) doit être préférée à la solution (b). Donc, la bonne réponse est (c).

Les exposés scientifiques utilisent cette stratégie de présentation. Pendant la séance de discussion, les auditeurs sont invités à re-dialectiser le monologue, par exemple en exprimant différemment la solution proposée, en inversant l’évaluation de (c) par rapport à (b) ou en proposant une nouvelle solution (d).

(3) La question est ouverte (dubitatio)

Lat. dubitatio, “examen dubitatif, hésitation”

La question est présentée comme une question ouverte, à laquelle le locuteur tente d’apporter une réponse en temps réel. Le locuteur se donne la place du tiers, de l’ignorant qui doute et qui soumet la question à l’auditoire. Par une forme d’inversion des rôles, l’interlocuteur est placé dans la position haute de l’auxiliaire ou du conseiller (Lausberg [1960], § 766 sq.).

Ces trois formes de monologisation de la situation argumentative jouent sur la préférence pour l’accord. Le locuteur prévient la parole de l’interlocuteur pour la canaliser ou pour se l’approprier, via un repositionnement de la question.

6. Question argumentative et question informative

Les questions argumentatives sont bien distinctes des questions informatives. Les réponses aux questions informatives sont couramment directes et satisfaisantes pour l’interlocuteur :

 S0       — Et dans quel hôtel êtes-vous ?
 S1       — Au Grand Beach Hôtel, comme d’habitude.
 S0_1   — Très bien ! Vous faites quelque chose ce soir ?

Les questions argumentatives utilisées comme telles n’admettent pas ce genre de réponse (sauf dans les sondages d’opinion) :

 S0       — Est-ce que la lutte contre le terrorisme autorise les limitations de la liberté d’expression ?
 S1       — Oui.
S0_1   — Ah très bien. Passons à la question suivante.