Raisonnement par défaut

Les recherches en intelligence artificielle ont développé l’étude formelle de l’argumentation comme raisonnement par défaut ou raisonnement révisable, du point de vue logique et du point de vue épistémologique.

1. Raisonnement par défaut

Du point de vue logique, le raisonnement révisable est étudié dans le cadre des logiques dites non monotones. À la différence des logiques classiques (ou “monotones”), elles admettent la possibilité qu’une conclusion soit déductible d’un ensemble de prémisses {P1} et ne le soit pas de {P1} augmenté de nouvelles prémisses. En termes de révision des croyances, il s’agit de formaliser l’idée simple qu’un apport nouveau d’information peut amener à réviser une croyance déduite d’un premier ensemble restreint de données.
Du point de vue épistémologique, la théorie du “defeasable reasoning” (Koons 2005) porte sur des croyances permettant des inférences qui admettent des exceptions. Defeasable se traduit par “révisable”, “susceptible d’être invalidé”.  L’inférence révisable s’oppose à l’inférence nécessairement (apodictiquement) vraie de la logique classique.

Sur la base de la régularité “les oiseaux volent”, l’inférence révisable considère que l’article défini générique les exprime la quantification universelle “tous les”, et, sur cette base, affirme que 1) l’inférence suivante est valide :

Pioupiou est un oiseau, donc Pioupiou vole

et que 2) cette régularité admet des exceptions. Les sphéniciformes, autrement appelés manchots, sont des oiseaux, pourtant ils ne volent pas. Si l’on sait que Pioupiou est un oiseau et rien d’autre on ne peut donc, en logique classique, rien conclure sur le fait qu’il vole ou non. La théorie du raisonnement révisable fait ce que fait le raisonnement ordinaire, et admet la conclusion “Pioupiou vole”, à défaut d’information permettant de penser que Pioupiou est un manchot.
Les oiseaux est alors lu “la plupart des oiseaux” ; la possibilité d’exceptions, est notée par la présence d’un modal :

Pioupiou est un oiseau, donc, normalement il vole.

La prémisse étaye la conclusion, mais il est possible que cette prémisse soit vraie et que la conclusion soit fausse. Une conclusion tirée des connaissances disponibles au moment T0 peut être légitime et ne plus l’être en T1 si entre-temps nos connaissances se sont accrues et précisées.

La présence d’une exception touche d’autres raisonnements portant sur des phénomènes liés au fait de voler ou de ne pas voler. Par exemple, on sait que :

(1) Les oiseaux volent
(2) Pioupiou est un oiseau
(3) Les oiseaux ont les muscles des ailes très développés
(4) Donc Pioupiou a les muscles des ailes très développés

Maisqu’en est-il si Pioupiou ne vole pas ? Il y a un lien entre la capacité de voler et le fait d’avoir les muscles des ailes très développés. Puisque d’après (5), “Pioupiou ne vole pas”, on doit donc  suspendre l’inférence vers “Pioupiou a les muscles des ailes très développés”.
En d’autres termes, la conclusion “il a les muscles des ailes très développés” est déductible non pas de “Pioupiou est un oiseau” mais “Pioupiou est un oiseau qui vole”.

Il existe des indicateurs linguistiques de l’affirmation par défaut, comme le non interrogatif de fin de phrase ou l’adverbe a priori:

Il est étudiant de l’Université Paris XX, donc il s’inscrit en thèse à Paris XX, non?
— donc a priori, il s’inscrit en thèse à Paris XX.

Pioupiou est un oiseau, donc il vole, non?
— donc a priori il vole.

2. Conditions de réfutabilité du raisonnement par défaut

On distingue deux types de conditions de réfutabilité (defeasability) d’une conclusion C affirmée dans le cadre d’un raisonnement défaisable.

— Il existe de bons arguments (rebutting defeater Koons 2005) pour une conclusion incompatible avec C. Par exemple, si on sait que Pioupiou est un oiseau en peluche, alors on sait qu’il ne peut pas voler.

— Il existe de bonnes raisons de penser que la loi de passage invoquée habituellement dans l’argumentation ne s’applique pas au cas envisagé (undercutting defeaters, ibid.). Par exemple, si l’on sait que l’univers de discours porte sur la faune Antarctique, alors on a de bonnes raisons de suspendre l’inférence.

3. Schématisation de l’inférence par défaut

L’inférence révisable est schématisée comme une règle par défaut [default rule] :

Si Tweety est un oiseau,
en l’absence d’information selon laquelle Tweety est un manchot,
il est légitime de conclure que Tweety vole.

Ce raisonnement est noté et représenté comme suit :

Tweety est un oiseau : tweety n’est pas un manchot
————
Tweety vole

ζ : η
——
θ

ζ : prérequis :          on sait que ζ
η
: justification :    η est compatible avec l’information disponible
θ : conclusion

Cette schématisation exploite les mêmes intuitions et les mêmes concepts que ceux mis en jeu dans le schéma de Toulmin, que l’on peut écrire de la même manière :

D (Donnée, Data) : R (Réfutation, Rebuttal)
————
C (Conclusion, Claim)

D, prérequis : on sait que D, Pioupiou est un oiseau
R, Réfutation : on n’a pas d’information permettant de penser que la réfutation possible est effectivement vraie, autrement dit que Pioupiou est une exception à la règle selon laquelle les oiseaux volent, c’est-à-dire que Pioupiou est un manchot
C, Conclusion ; Jusqu’à plus ample information, C peut être acceptée, prise comme hypothèse de travail.

Gabbay & Woods (2003) développent une théorie du raisonnement pratique combinant théorie de la pertinence et raisonnement par défaut.

4. Clarification, raisonnement révisable, argumentation

Les modèles de raisonnement révisable s’appliquent dans des situations où l’information fait défaut. Ces situations sont bien distinctes de celles où l’information est suffisante mais inégalement répartie entre les participants. Il s’agit alors de clarification, d’explication et d’élimination des malentendus, après quoi la conclusion est supposée s’imposer à tous.

Comme le modèle de Toulmin, la théorie du raisonnement révisable fonctionne sur des domaines de connaissance normalisés, où les données et les règles sont connues et admises de tous, en particulier les conditions de réfutation.

D’une façon générale, en situation d’argumentation non seulement l’information importante peut faire défaut, mais les conditions de confirmation et de réfutation ne sont pas forcément bien définies, et la question elle-même peut être négociable.
Tout cela est dû au fait que l’argumentation est non seulement une mode de raisonnement, mais une activité intersubjective de raisonnement. Les données comme les règles utilisées par chaque partie sont marquées par leurs propres intérêts, valeurs et émotions. Il s’ensuit qu’il est délicat d’éliminer totalement une position ; en excluant la position, on exclut de fait la personne.