Réfutation par les faits

1. Falsification d’une affirmation factuelle

Une affirmation factuelle peut être produite comme le rapport d’une évidence sensible immédiate, ou comme conclusion d’une argumentation :

Tu es tout rouge, tu te sens fatigué, tu as certainement de la fièvre.

Toute argumentation contient des assertions de ce type, qui tous peuvent être cibles d’une réfutation. Les modalités de cette réfutation varient selon la nature de l’assertion.

1.1 Réfutation d’une assertion rapportant un fait élémentaire

En philosophie , « an atomic fact is the simplest kind of fact and consists in the possession of a quality by some specific, individual thing » (SEP, Logical atomism). Un énoncé élémentaire rapporte un fait élémentaire.
En langue naturelle, on peut admettre que l’énoncé élémentaire attribue a un être une propriété relevant de l’évidence empirique et donc réfutable empiriquement.

La réfutation par le fait contraire oppose à une telle affirmation la constatation qu’elle est démentie par la réalité : “Tu dis ceci, mais moi je constate cela”.
C’est une application du principe de non contradiction ; la règle des contraires dit que deux termes contraires ne peuvent être vrais du même sujet.

Affirmation : Pierre a les cheveux bruns
Constat : Pierre a les cheveux roux

Application de la règle des contraires : “noir” et “roux” sont des contraires ; ils peuvent être simultanément faux, mais ils ne peuvent pas être simultanément vrais. L’affirmation Pierre a les cheveux noirs est réfutée.

Le fait allégué et le fait constaté doivent appartenir à la même classe de contraires : on ne réfute pas “Marie a un chat” en affirmant, sur la base d’un constat, que “Marie a un lapin”.

La même procédure fonctionne également sur les contradictoires. Dans le régime sexuel du 19e siècle, on réfute “Marie est un homme”, en constatant que Marie est une femme. On réfute l’affirmation en montrant que sa contradictoire est vrai.
De même si deux termes sont dans la relation de possession / privation, autre forme de contraires : on m’accuse d’avoir, dans ma colère, arraché l’oreille de quelqu’un je demande à ce quelqu’un de venir devant le tribunal montrer qu’il a bien ses deux oreilles.

La présence constatée d’un contraire permet d’éliminer tous les autres termes de la famille de contraires à laquelle il appartient. Cet argument a une portée immense, il constitue le régime de réfutation standard des jugements de faits élémentaires.

Résistance à la réfutation par les faits
On résiste à la réfutation par les faits d’abord en maintenant l’affirmation de fait originelle :

 pour moi il a les cheveux roux

On admet alors qu’il y a entre le brun et le roux une zone floue.

1.2 Réfutation d’une assertions rapportant un fait complexe

Tous les faits ne sont pas des faits élémentaires publiquement constatables par tous. Les faits complexes sont désignés par des termes comme univers, civilisation, culture… Les assertions portant sur des faits complexes ne peuvent pas faire l’objet d’une vérification  empirique ; elles dépendent nécessairement d’une argumentation.

Ces affirmations ne peuvent être réfutés par des constats perceptifs élémentaires :

L1 : — Les tribunaux ont dit qu’il y avait fraude.
L2 : — J’ai démontré qu’il n’y avait aucune fraude.

Chacun est renvoyé à sa propre construction des événements, c’est-à-dire à une situation argumentative classique.

Sur la question des valeurs, V. Valeur.

2. Impact des faits sur les théories et les croyances

Il est normal de demander que l’on vérifie ce qui est présenté comme un fait. Si les faits élémentaires, comme ceux précédemment invoqués, sont supposés s’imposer (mais voir infra), les faits complexes peuvent être déconstruits et reconstruits pour s’ajuster aux théories, et réciproquement, les théories peuvent être remaniées pour s’ajuster aux faits.

2.1 Sauver la théorie

Mais, au moins dans le domaine des sciences humaines, le constat du contraire est moins concluant qu’il n’y paraît avec l’exemple précédent. La théorie affirme, directement ou indirectement que P. Or le bon sens, l’intuition linguistique, poussent plutôt à “constater” Q, quelque chose de contradictoire avec P. Que faire pour sortir du dilemme ? Plusieurs solutions sont possibles.

— Rejeter la théorie, mais c’est une solution coûteuse et douloureuse.

Minorer le fait gênant, en l’opposant à la masse des faits qui confirment la théorie, ou que la théorie permet d’expliquer ou de coordonner de façon satisfaisante.

Mettre le fait gênant entre parenthèses en attendant de pouvoir l’intégrer dans la théorie.

Admettre des exceptions, et passer de l’universalité à la généralité. En logique classique, on ne peut pas soutenir que “tous les cygnes sont blancs” et concéder que ce cygne particulier, lui, est  noir. Le quantifieur tous marque qu’il s’agit d’une affirmation universelle, l’existence d’un cygne noir réfute de façon concluante l’universalité de l’affirmation, mais pas sa généralité, qu, elle,i permet des exceptions, V. raisonnement par défaut.

— Réformer l’intuition, et décider que la théorie est géniale, précisément parce qu’elle nous fait voir les choses “autrement”, de façon plus riche et plus profonde, et qu’en fait P est une sorte de structure profonde de l’intuition élémentaire exprimée par Q. En d’autres termes, on peut résister à la réfutation en choisissant de réformer les hypothèses internes (la théorie) ou les hypothèses externes (ce qui compte pour un fait).

2.2 La croyance résiste aux faits qu’on lui oppose

Le discours prédictif est en principe soumis au contrôle des faits : quelqu’un prédit que tel événement va, ou doit se produire, mais, le moment venu, tout le monde peut constater que ce rien ne se passe. On prédit la fin du monde pour mercredi prochain, mais mercredi arrive, le monde continue, et le prophète renvoie à plus tard la réalisation de sa prophétie.

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances »

Le « culte » que M. Vinteuil voue à sa fille malgré sa conduite scandaleuse inspire à Proust la leçon suivante.

Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille ou à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer lui-même au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui était le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fonds. (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913[1])

un Le mais qui enchaîne sur la première phrase, la plus souvent citée, de ce passage suggère que les choses vont plus loin qu’une simple suppression, ou refoulement. « Les faits » n’altèrent pas le culte, — l’amour —, que Vinteuil voue à sa fille, mais il « se [voit] avec sa fille dans le dernier bas-fonds. » Les faits restent là, sous le régime “Je sais bien mais quand même”.

La croyance peut résister au fait élémentaires qu’on lui oppose

Lorsque l’affirmation mise en avant correspond à un résultat d’expérience, on la réfute en refaisant l’expérience, pour constater que ce qui se passe réellement n’a rien à voir avec ce qui avait été dit, ou que l’expérience, telle qu’elle a été décrite, ne fonctionne pas.
Mais il ne suffit pas qu’elle fonctionne de manière irréfutable pour qu’elle soit acceptée, comme le prouve le cas d’Ignace Semmelweis (1818-1865), “l’inventeur du lavage de main”.

Au XIXe siècle, les femmes mourraient beaucoup de fièvre puerpérale. L’Hôpital Central de Vienne avait deux services d’accouchement, et on constatait les femmes mourraient beaucoup plus dans l’un que dans l’autre, 11,4% pour le Service n°1 contre 2,7% pour le Service n°2, pour l’année 1846. Cette différence était expliquée par l’hypothèse d’un choc psychologique subi par les femmes du service n°1 ; les prêtres qui assistaient les femmes au moment de leur mort devaient traverser tout ce service, où la mortalité était particulièrement importante, alors que, dans l’autre service, ils pouvaient se rendre directement au chevet des mourantes, sans être remarqués. Semmelweis, médecin dans cet hôpital testa cette hypothèse en demandant aux prêtres de ne plus passer par ce service pour se rendre au chevet des mourantes ; le différentiel de mortalité resta le même.
Il observa que le Service n°1 servait à la formation des étudiants en médecine qui pratiquaient des dissections le matin, avant de s’occuper des femmes dans le service d’accouchement. Le Service n°2 servait à la formation des sages-femmes, qui ne prenaient pas part aux séances de dissection. Semmelweis remarqua qu’après ces dissections ses doigts avaient une odeur bizarre ; il se lava donc les mains dans une solution que nous dirions désinfectante, et demanda à chacun des étudiants d’en faire autant. Résultats : en avril 1847, dans le Service n°1, 20% des femmes mouraient de fièvre puerpérale. A partir de mai, et après introduction du lavage des mains, la mortalité tomba aux environs de 1% dans ce même service.

Ce fait a une force de persuasion qu’on pourrait croire irrésistible. Mais le fait est une chose et la conviction une autre. Comment admettre que les mains des médecins qui apportent la vie puisse ainsi apporter la mort ? Vingt ans plus tard certains collègues de Semmelweis attribuaient toujours la mortalité des femmes après l’accouchement à un choc psychologique attribuable à leur sensibilité si particulière.

Le loup et l’agneau : L’évidence impuissante à changer le discours et l’action

La fable de la Fontaine Le loup et l’agneau (Fables, i, X) illustre le fonctionnement ordinaire du discours de la preuve, et montre que la preuve peut n’avoir aucun poids lorsqu’il s’agit de besoins vitaux.

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Situation :

Un agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.

L’interaction s’ouvre par un violent reproche, comme les humains en font habituellement à leurs futures victimes :

“Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?”
Dit cet animal plein de rage :
“Tu seras châtié de ta témérité”

Le délit est présupposé (tu troubles mon breuvage). La demande d’explication sur les mobiles ([qu’est-ce] qui te rend si hardi) semble laisser à l’agneau une possibilité de justification, mais elle est immédiatement suivie de la condamnation (tu seras châtié de ta témérité). Cette prise de parole est mystérieuse : pourquoi le loup parle-t-il ? Il pourrait simplement mettre à profit la nourriture qu’il quêtait et qu’il rencontre enfin ; il pourrait manger l’agneau comme l’agneau boit l’eau. L’agneau répond par un constat d’évidence :

—  Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

La conclusion est rigoureuse, puisque les lois physiques font que le ruisseau ne remonte jamais à sa source. Mais “concluant” ne signifie ni “impossible à contredire”. Le loup réitère sa première accusation et en introduit une deuxième :

—  Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

L’agneau repousse cette deuxième accusation, puis une troisième, toujours de façon concluante :

—  Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau, je tette encor ma mère.
—  Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
—  Je n’en ai point.

Mais la dernière attaque est irréfutable, et ne laisse plus la parole à la défense :

— C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.

Et l’on conclut que les bonnes raisons ne déterminent pas le cours de l’histoire :

Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.


[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, T. 1. Paris, France Loisirs, p. 226.