Réfutation

1. La réfutation comme forme de rejet du discours

La réfutation est un acte réactif de rejet d’un discours structuré par une argumentation.
Le mot réfuter peut désigner toutes les formes de rejet explicites d’une position, à l’exception des propositions d’action : on réfute des thèses, des opinions prétendant à la vérité, mais on repousse, on rejette plus qu’on ne réfute (?) un projet ; les accusations peuvent être réfutées ou repoussées.

1.1 Cibles de la réfutation

-— Le rejet du discours peut viser sa destruction. Tous les éléments entrant dans la formation du discours écrit comme le discours oral en situation peuvent alors être utilisés ou manipulés afin de présenter ce discours comme intenable, y compris le ton de la voix ou la tenue vestimentaires.

— Le discours argumentatif  peut faire appel à des actes de langage de tous types, qui tous peuvent être rejetés en montrant que certaines de  leurs conditions d’adéquation (felicity conditions, Austin 1962 ; Searle 1969 [1]) ne sont pas satisfaites :

L1 : — Je voudrais un jus de tomate bien relevé !
L2 : — Excusez-moi, je suis moi aussi un consommateur !

— En particulier l’acte d’assertion, qui joue un rôle fondamental dans l’argumentation, est une cible fondamentale de la réfutation, cf. infra §3.

— La réfutation argumentative proprement dite s’en prend  aux composant de l’argumentation en tant que tels, cf. infra §4.

1.2 Résultat de la réfutation

Du point de vue scientifique, une proposition est réfutée s’il est prouvé qu’elle est fausse (le calcul dont elle dérive contient une erreur, elle affirme quelque chose qui est contradictoire avec les faits observés, etc.).

Du point de vue du dialogue ordinaire, une proposition est réfutée si, après avoir été discutée, elle est abandonnée par l’adversaire, explicitement ou implicitement ; il n’en est plus question dans l’interaction. Alors que la réfutation pose une relation discursive fortement agonistique, les objections sont présentées dans un cadre a priori coopératif.

2. De la destruction à la réfutation

— Déclarer le discours infra-argumentatif, donc indigne d’une réfutation, V. Mépris.

— Sen prendre à l’adversaire
La disqualification peut porter sur l’adversaire lui-même par une attaque personnelle, sans rapport avec le thème de la discussion.

Désorienter le discours et le locuteur

— Réfuter un discours aménagé
La réfutation suppose sinon une reprise mot pour mot du discours à réfuter, du moins une connexion explicite avec ce discours, repris sous diverses modalités dans le discours réfutateur, V. Maximisation — Minimisation.

3. Rejet des assertions factuelles avancées dans l’argumentation

L’argumentation est fondée sur l’exploitation d’assertions, qui entrent dans la composition de l’argument, de la conclusion ou dans la loi de passage. Leur rejet annule ou endommage l’argumentation.

— Argument :

L1 : — Le vent vient de l’ouest, on va avoir la pluie, notre pique-nique est fichu !
L2 :  — Non, la météo dit que c’est le vent du sud

— Loi de passage :

L2 :  — Non, ici c’est plutôt le vent du sud qui apporte la pluie

— Conclusion :

L2 : — Mais non, elle n’arrivera pas avant 15h

L1 : — Pedro est natif des îles Malvinas, donc il est Argentin.
L2 : — Les îles Malouines son territoire britannique.

L’assertion contestée peut être implicite, comme ici l’assertion “l’anniversaire de Paul est mardi”

L1 : — Pierre arrivera sûrement mardi, il veut être là pour l’anniversaire de Paul
L2 : — L’anniversaire de Paul est lundi

Les assertions factuelles peuvent être contestées, démenties, niées ou déniées… notamment :
— par la constatation empirique du fait contraire.
— parce qu’elles sont vides de contenu, V. Réfutation par l’impossibilité du contraire.
— parce qu’elles sont auto-réfutatrices.

4. Réfutation portant sur l’argumentation elle-même

Chacune des composantes de la structure argumentative peut être la cible de l’acte de réfutation.

4.1 Rejet de l’argument

L’argument donné en faveur d’une conclusion peut être rejeté de différentes façons.

— L’argument peut être admis comme tel, reconnu pertinent pour la conclusion mais considéré comme trop faible, de mauvaise qualité :

L1 : — Le Président a parlé, la bourse va remonter.
L2 : — Que voilà une excellente raison !

— L’argument peut être considéré comme sans pertinence pour la conclusion :

L1 : — Il est très intelligent, il a lu tout Proust en trois jours.
L2 : — L’intelligence n’a rien à voir avec la vitesse de lecture.

Le rejet de l’argument peut entraîner l’ouverture d’une nouvelle question argumentative (sous-débat), portant cette fois sur l’ancien argument.

Le rejet de l’argument n’entraîne pas automatiquement celui de la conclusion :

L1 : — Pierre va sûrement arriver mardi, il veut être là pour l’anniversaire de Paul.
L2 : — L’anniversaire de Paul est lundi, mais Pierre arrive bien mardi, je lui ai acheté son billet.

Néanmoins, seuls les locuteurs les plus ascétiques réfutent les arguments discutables ou mauvais avancés en faveur de conclusions qu’ils considèrent bonnes ou vertueuses.

4.2 Rejet de la conclusion

La conclusion peut être rejetée alors même qu’une certaine validité est reconnue à l’argument ; c’est une forme inoffensive de concession :

L1 : — Il faut légaliser la consommation du haschich, les taxes permettront de combler le déficit de la sécurité sociale.
L2 : — Ça augmentera sûrement les rentrées fiscales, mais ça augmentera encore plus le nombre de drogués et la course aux drogues dures. Il faut maintenir l’interdit.

La contre-argumentation établit une contre-conclusion, en laissant intacte l’argumentation à laquelle elle s’oppose.

4.3 Rejet de la loi de passage

L1 : — Ce soir, on mange des nouilles !
L2 : — Encore ! On en a déjà mangé à midi.

L1 : — Oui, et Il faut les finir

L’adverbe “ justement (pas)” est un indice de la substitution d’un principe inférentiel à un autre, par laquelle les données sont réorientés vers une conclusion opposée (Ducrot et al. 1982), V. Orientation

L2 : — Encore ! C’est anti diététique, on en a déjà mangé à midi.
L1 : — Justement, il faut les finir. On ne doit pas gaspiller la nourriture.

4.4 Réfutation d’un type d’argument par mise en œuvre de son contre-type

Réfutation standard, mobilisant une des règles critiques (discours contre)  associées au type argumentatif : “contre un témoignage” ; “contre une argumentation fondée sur une autorité” ; “contre une définition” ; “contre une induction” ; “contre une affirmation de causalité”, etc.
Par exemple, on sait qu’un témoignage peut être rejeté si l’on montre que le témoin n’était pas en position de voir ce qu’il prétend avoir  vu. Cette règle est invoquée dans l’argumentation suivante :

Vous prétendez avoir reconnu Paul. Mais tout cela se passait à la tombée de la nuit, et vous étiez en voiture. (Voir exemple Argument§1.1)

Les règles critiques concernant les discours contre peuvent être exploitées sous sa forme d’une réfutation, d’une objection ou d’une concession.

Réfutation par rejet du type argumentatif lui-même
À la différence des précédentes, les réfutations suivantes s’en prennent au type argumentatif lui-même. On soutient alors un discours général, qui rejette a priori toutes les formes d’autorité, d’analogie, etc. (V. exemple Analogie catégorielle §4).

L1 : — Voyez ce qui s’est passé en 1929 !
L2 : — En 29, il y avait un Hitler.
L3 : — Oh, vous savez, en histoire, tout est toujours analogue à n’importe quoi…

L2 réfute l’analogie en mobilisant la règle critique sur les différences essentielles.
L3 la réfute en l’englobant dans un refus général de l’analogie.

La mobilisation du contre-discours met en cause la prétention à la rationalité de l’argumentation, V. Critique.

5. Paradoxe de la réfutation faible protégeant la position attaquée

La mise en œuvre d’une réfutation suppose une reprise du discours attaqué. Si la réfutation proprement dite démolit un épouvantail, elle peut rendre la position contestée moins attractive, mais sur le fond, elle reste indemne.

De même que l’argumentation positive en faveur d’une position peut paradoxalement affaiblir cette position, la réfutation peut confirmer la position attaquée, V. Paradoxes de l’argumentation §4-5.
En général, la réfutation faible n’a pas d’impact réel sur la position attaquée. Mais dans certaines conditions, la loi de faiblesse, s’applique pleinement, et la réfutation faible vaut alors confirmation de la position attaquée, V. Lois de discours. L’application correcte de ce principe demande qu’on prenne en compte non pas un contre-argument particulier, mais l’ensemble du discours réfutatif produit contre cette position par un réfutateur compétent, capable de fournir un exposé correct de la position attaquée, et que la réfutation qu’il fournit est la meilleure possible. On en déduit que “puisque même lui ne trouve pas autre chose à dire, c’est certainement l’autre position la bonne”. Par une dérivation fondée sur une argumentation par l’ignorance, la position attaquée sort renforcée de la tentative de réfutation, V. Ignorance.

Il se peut que cette confirmation par la réfutation corresponde à une intention cachée. Par exemple, elle contient des erreurs manifestes qui alertent le lecteur vigilant ; il y a un contraste entre la finesse dans l’exposition de la position attaquée et le caractère sommaire de la réfutation qu’on lui oppose ; la réfutation n’est pas dans le style argumentatif habituel de l’auteur. Par exemple, un fin théologien expose sur le mode dialectique et dans le détail une position condamnée par les autorités officielles de sa religion, et la réfute seulement par des arguments tirés de diverses autorités (dont le lecteur sait peut-être qu’il les considère par ailleurs comme douteuses). Que peut-on penser, sinon que cette bizarrerie est stratégique ? Le discours a été réfuté en surface pour être mieux affirmé, la négation servant alors à couvrir l’auteur.

C’est ainsi qu’un inquisiteur lira les “Discours des vieux” (Huehuehtlatolli) recueillis au Mexique par le moine franciscain Bernardino de Sahagún, après la conquête espagnole [2]

Sahagún intenta, si vemos las cosas con ojos de inquisidores, conservar la tradición pagana incorporada en los discursos de los viejos y, so pretexto de refutarlos, reproducirlos y difundirlos
Salvador Díaz ¢íntora, 1993 / 1995,  Introducción a los Huehuhtlatolli, p. 14.

Ce cas d’indirection a été théorisé par Strauss (1953) : si, dans des circonstances historiques, sociales, religieuses… particulières, un interdit frappe un discours, il reste néanmoins possible de donner voix à ce discours à condition de le faire sous couvert de sa réfutation, la négation servant alors à protéger le locuteur vis-à-vis des autorités considérées comme tyranniques.
Cette stratégie de confirmation indirecte par la réfutation réfutable, est risquée. Les autorités ne sont pas forcément stupides, et elles peuvent percer les intentions du faux réfutateur, dont la réfutation et les négations seront interprétées comme des dénégations d’une croyance dont on dira qu’elle est effectivement la sienne : “d’où te viennent cette expertise sur les positions hétérodoxes et cette imbécillité sur l’orthodoxie ?”.

Cette stratégie (au sens du terme stratégie qui repose sur l’opacité des intentions) présuppose une double adresse argumentative, les intentions réelles apparaissent seulement au lecteur attentif, alors qu’elles restent dissimulées au lecteur pressé, qui apprécie la réfutation faible, parce qu’il la comprend et qu’il peut la répéter, V. Stratégie.

6. Réfuter la réfutation

La réfutation porte sur une proposition soutenue par un autre locuteur. Normalement, le locuteur lui-même peut faire des concessions à propos des thèses qu’il défend actuellement, mais il ne les réfute pas. Il y a des subordonnées concessives, mais pas de subordonnées réfutatives.

Face à l’opposant qui prétend réfuter son discours, le proposant peut

— Réfuter la réfutation,
— Faire des concessions;
— Admettre la réfutation. C’est ce qui se passe dans le genre retractatio, où le locuteur remanie une position qu’il avait défendue antérieurement (Gaffiot, Retractatio) ce remaniement pouvant aller jusqu’au rejet de ses anciennes positions, V. Ad hominem.


[1] Austin J. L. 1962. How to do things with words. Oxford University Press.
Searle  J. R. 1969. Speech acts: an essay in the philosophy of language. Cambridge: Cambridge University Press.

[2] Salvador Díaz ¢íntora, 1993 / 1995.  Introducción a los Huehuhtlatolli. Libro Sexto del Códice Florentino. Universidad Autónoma de México. México.
Sahagún tries, if we look at things through the eyes of inquisitors, to preserve the pagan tradition embodied in the “Discourses of the elders” and, under the pretext of refuting them, to reproduce and disseminate them.