Rôles argumentatifs : Proposant – Opposant -Tiers

Dans un échange argumentatif, les participants sont pris dans des jeux de rôles qui canalisent leurs paroles et leurs actions. Certains de ces rôles sont généraux, d’autres sont spécifiques à la situation argumentative.

1. Rôles non spécifiquement liés à l’argumentation

1.1 Rôles liés au cadre participatif

La notion de cadre participatif détaille et clarifie le concept traditionnel d’échange verbal entre un locuteur et un ou plusieurs auditeurs. En argumentation, la notion de cadre participatif est indispensable pour l’analyse de toutes les formes d’interactions argumentatives, de l’adresse rhétorique jusqu’aux interactions argumentatives quotidiennes. Elle est pertinente pour l’analyse de l’éthos, et de la structure polyphonique du texte argumentatif.

Ce cadre est composé des deux instances complexes entre lesquelles circulent la parole, le format de production et le format de réception (Goffman [1981] ; Kerbrat-Orecchioni, 1990, chap. 2).

1.1.1 Système de Goffman

(A) Format de réception (ibid., p. 141-142).

Les personnes qui peuvent entendre les mots prononcés par un locuteur ont différents statuts en relation avec ces paroles.

— Participants ratifiés [ratified participants] Ils peuvent être adressés et non adressés, mais susceptibles de l’être lors d’un autre tour de parole.

Les participants adressés sont les personnes auxquelles les mots sont ouvertement dirigés ; les pronoms tu, vous réfère au(x) participant(s) visé(s). Les conversations de groupe quotidiennes montrent que s’adresser avec succès à une personne spécifique peut nécessiter des manœuvres complexes.
Dans un échange dialectique codifié, l’opposant est le seul participant à la fois ratifié et adressé. Les deux participants prennent alternativement la parole. L’arbitre du débat, s’il y en a un, est un participant ratifié, qui ne sera adressé qu’en tant que ressource en cas de crise, ou dans des créneaux prévus pour faire avancer, évaluer et conclure le débat. Si le débat est ouvert à un public plus large, les membres du public sont des participants ratifiés mais non adressés.
Dans un discours rhétorique classique, l’auditoire est ratifié et adressé. La différence avec la situation dialectique est que l’auditoire n’a pas de droit officiel à la parole ; néanmoins, il peut applaudir ou huer l’orateur (Goffman 1981).

— Participants non ratifiés [bystanders]

Toutes les personnes qui passent à portée de voix sont des participants non ratifiés. Les intrus (overhearers) entendent par hasard les sons et les mots de la conversation, éventuellement sans même écouter. Les espions (eavesdroppers) surprennent les échanges entre participants ratifiés, sans que ceux-ci en aient conscience.

(B) Format de production

Traditionnellement, la parole est rapportée globalement au locuteur. Goffman (1981) et Ducrot (1980) ont montré indépendamment que le locuteur ne doit pas être considéré comme une entité unifiée mais comme une articulation complexe de différents êtres de discours, qui, dans la terminologie de Goffman, sont l’Animateur, l’Auteur, la Figure et le Responsable (Animator, Author, Figure et Principal) (id., p. 144 ; p. 167), et dans la terminologie de Ducrot, le sujet parlant, le locuteur et l‘énonciateur.

Animateur [Animator
L’Animateur [Animator] est la machine parlante. La contrepartie dans le format de réception de cette machine parlante est la machine auditive, c’est-à-dire les auditeurs, l’ensemble des participants ratifiés et non ratifiés, en tant que personnes qui entendent physiquement la parole et l’écoutent ou non (Ducrot 1980, p. 35).

Auteur [Author]
L’Auteur [Author] choisit les pensées exprimées et les mots pour les encoder. Le pronom je désigne l’Auteur du discours (sauf dans les discours cités). Celui qui lit un livre ou cite une autre personne est l’Animateur des mots qu’il reprend sans être leur auteur (Schiffrin 1990, p. 242).

Image [Figure] L’Image [Figure] correspond à l’image de soi, intentionnelle ou non, projetée par le locuteur dans son discours, V. Éthos.

Responsable [Principal]
Le mot anglais principal désigne “la personne qui détient l’autorité, qui dirige” (d’après Merriam-Webster). Le principal est « au sens légal, l’être dont l’énoncé fixe la position, qui prend en charge les croyances énoncées, qui est engagé par ce qui est dit … la personne agissant sous une certaine identité, dans un certain rôle social » (Goffman 1987, p. 144). « Un même individu peut modifier très vite le rôle social dans lequel il agit alors même qu’il conserve ses qualités d’animateur ou d’auteur » (ibid. p. 145). La même personne peut s’adresser à un élève en tant qu’enseignant, en tant qu’adulte, en tant que citoyen, en tant que New-Yorkais, etc. Défini comme « quelqu’un qui croit personnellement à ce qui est dit et prend la position qui est sous-entendue dans les propos » (id., p. 167), le Principal assume la responsabilité de ce qui est dit. V. Interaction.

En bref, « l’Animateur [Animator] produit le discours, l’Auteur [Author] crée le discours, la Figure [Figure] est représentée dans le discours, et le Responsable [Principal] prend en charge le discours » (Schiffrin 1990, p. 241).

1.1.2 Système de Ducrot

Dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation, Ducrot oppose terme à terme les trois êtres linguistiques entrant dans l’instance de production Sujet parlant, Locuteur, Énonciateur aux êtres composant l’instance de réception Auditeur, Allocutaire, Destinataire.

Sujet parlant / Auditeur

Le sujet parlant est « l’être empirique » auquel correspondent toutes les déterminations externes de la parole. À cet être se rattachent :

Le processus psychologique voire physiologique qui est à l’origine de l’énoncé, […] les intentions, les processus cognitifs qui ont rendu [les énoncés] possibles. (Ducrot 1980, p.34).

Dans l’ordre de la réception, au sujet parlant correspond le ou les auditeurs, « personnes qui, simplement, entendent le discours [ou même] qui l’écoutent » (1980, p. 35).

Locuteur / Allocutaire

Un énoncé se présente comme produit par un locuteur, désigné en français, sauf dans le discours rapporté en style direct, par le pronom je et par les différentes marques de la première personne. (ibid., p. 35).
L’allocutaire est désigné, sauf dans le discours rapporté en style direct, par les pronoms et les marques de la deuxième personne. (ibid., p. 35).

Énonciateur / Destinataire

Arbitrairement, j’appellerai énonciateur et destinataire respectivement, la personne à qui est attribuée la responsabilité d’un acte illocutionnaire et celle à qui cet acte est censé s’adresser. (ibid., p. 38).

1.2 Rôles attachés aux différents types et genres discursifs

La prise en compte des types discursifs introduit de nouveaux rôles : narrateur et narrataire pour la narration ; expert et profane pour l’explication ; proposant, opposant et tiers pour l’argumentation (voir infra).

Les genres interactionnels apportent également leur lot de rôles professionnels ou occupationnels : vendeur et client pour les interactions de boutique ; professeur et élèves pour les interactions didactiques ; médecin et malade pour les interactions thérapeutiques, etc.

1.3 Rôles interactionnels et sociaux

Les rôles langagiers se combinent avec un ensemble de “rôles sociaux”, où l’on distingue (d’après Rocheblave-Spenlé [1962]) :

– les rôles de société globale : honnête homme, gentleman, “chic type”, “emmerdeur”…
– les rôles “bio-sociaux” : âge, genre, couleur de la peau…
– les rôles de classe sociale : bourgeois, aristocrate, ouvrier, paysan…
– les rôles professionnels : ingénieur, boulanger professeur…
– les rôles d’association : syndicats, partis politiques, sports, religions…
– les rôles familiaux : mari, femme, enfant, père, oncle…
– les rôles de groupes restreints : rôle de chef, corrélatif des rôles de membres comme l’encourageur, le médiateur, le négateur, l’isolé, le meneur…
– les rôles personnels : tous les modèles personnels présentés par la presse, la radio, le cinéma : la vedette, la star…

La notion de rôle socio-interactionnel est aussi indispensable et aussi complexe que, dans un autre domaine, celle de genre de discours ou d’interactions. La prise en charge de ce rôle par une personne constitue un élément essentiel de son éthos.

2. Actants de l’argumentation : Proposant, Opposant, Tiers

La situation d’argumentation est définie comme une situation tripolaire, c’est-à-dire à trois actants : proposant, opposant, tiers. À chacun de ces pôles correspond une modalité discursive spécifique, discours de proposition (soutenu par le proposant), discours d’opposition (soutenu par l’opposant) et discours du doute ou de la mise en question, définitoire de la position du tiers, V. Question argumentative.

— Proposant et opposant

Les termes de proposant (Répondant) et d’opposant (Questionneur) ont été définis dans la théorie dialectique, qui voit dans l’argumentation un jeu entre ces deux partenaires. Dans une perspective interactive, l’argumentation devient dialectique lorsque le tiers est éliminé et que chaque acteur se voit attribuer un rôle (“tu fais le proposant, je fais l’opposant”) auquel il doit se tenir durant toute la “partie de dialectique” (Brunschwig 1967). L’élimination du tiers va de pair avec l’expulsion de la rhétorique et la constitution d’un système de normes objectives-rationnelles ; de façon à peine figurée, on pourrait dire que le tiers est alors remplacé par la Raison ou par la Nature, autrement dit par les règles du Vrai.

Dans la conception rhétorique de l’argumentation, le jeu argumentatif est défini d’abord comme une interaction entre le proposant, l’orateur, et un auditoire à convaincre, le public tiers, réduit au silence. Opposant et contre-discours sont non pas absents, mais repoussés à l’arrière-plan.

— Tiers

Retenir la Question argumentative parmi les composantes systémiques de l’interaction argumentative pousse à mettre en avant le rôle du Tiers. Dans cette figure se matérialisent la publicité des enjeux et le contact entre les discours contradictoires ; le tiers prend en charge la question et décide ce qui est et n’est pas pertinent dans la discussion (hors sujet).
Dans sa forme prototypique, la situation argumentative apparaît comme une situation d’interaction entre discours du proposant et contre-discours de l’opposant, médiatisée par un discours tiers, donc une situation trilogale, qui s’incarne de façon exemplaire dans l’échange public contradictoire. Les situations argumentatives reconnues comme fondamentales, le débat politique et la confrontation au tribunal sont trilogales.
Dans ses formats classiques, la parole argumentative est systématiquement pluri-adressée, le destinataire n’étant pas seulement ou pas forcément l’adversaire-interlocuteur, mais dans le cas du judiciaire, le juge, dans le cas du délibératif le public et son bulletin de vote.

Le tiers peut être le mou et l’indécis, mais aussi celui qui refuse son assentiment à l’une comme à l’autre des thèses en présence, et maintient le doute ouvert afin de pouvoir se prononcer “en connaissance de cause”. En ce sens, et conformément aux données les plus classiques, le juge représente une figure prototypique du tiers. Sont également dans cette position les acteurs qui considèrent que les forces argumentatives en présence s’équilibrent, ou, plus subtilement, que même si l’une semble l’emporter, l’autre ne peut être tenue pour nulle. À la limite, le tiers aboutit à la figure du sceptique méthodologique, qui n’exclut absolument aucune vision des choses.

La prise en compte du tiers et de la question argumentative au titre d’éléments clé de l’échange argumentatif permet de laisser aux actants la pleine et entière responsabilité de leurs discours ; l’un répondra “non !” l’autre “oui ! Mais si !” sans qu’aucun des deux ne puisse être systématiquement accusé de tenir des discours manipulateurs ou d’être de mauvaise foi.

L’attribution des rôles de proposant et d’opposant à des acteurs supposés coller strictement à ces rôles tout au long d’une rencontre est une fiction utile. Seules les institutions peuvent définir et stabiliser les rôles argumentatifs. Dans une interaction ordinaire, les rôles argumentatifs correspondent non pas à des rôles permanents mais à des positions [footing] au sens de Goffman (1987, chap. 3), en particulier, en ce qu’ils sont labiles.

Dans un même tour de parole, un acteur peut être sur un footing de proposant sur une question et d’opposant sur une autre question. Il peut affirmer une position tout en en manifestant un certain doute à son sujet :

Moi je voudrais être augmenté de 20€ (footing de proposant), maintenant je sais que dans le contexte actuel c’est pas évident (footing d’opposant) enfin, je me demande, à vous de décider (footing de tiers)

3. Actants et acteurs

Les actants de l’argumentation sont le proposant, l’opposant et le tiers. Les acteurs de la situation argumentative sont les individus concrets engagés dans la communication. Les acteurs peuvent occuper successivement chacune des positions argumentatives (ou rôles actanciels), selon tous les trajets possibles.
— Un acteur peut abandonner son discours d’opposition pour un discours de doute, c’est-à-dire passer de la position d’opposant à celle de tiers. Il se peut même que les rôles s’échangent, les partenaires s’étant convaincus mutuellement, ce qui fait que la question n’est toujours pas résolue.
— La même position d’actant argumentatif peut être occupée simultanément par plusieurs acteurs, c’est-à-dire par plusieurs individus produisant des interventions co-orientées : on parlera alors d’alliance argumentative, ou de co-argumentation.
L’étude de l’argumentation s’intéresse aux phénomènes de co-énonciation (interventions co-orientées) comme d’anti-énonciation (interventions anti-orientés).

La distinction actants / acteurs permet de revenir sur le fameux slogan bizarrement tant prisé “l’argumentation c’est la guerre”, ainsi que sur la famille de métaphores belliqueuses qu’on se plaît parfois à lui rattacher (Lakoff & Johnson 1980, V. Argument). L’opposition entre discours – entre actants – ne se confond pas forcément avec les éventuelles collaborations ou oppositions entre personnes – entre acteurs. La situation d’argumentation n’est conflictuelle que lorsque les acteurs s’identifient à leurs rôles argumentatifs. Dans le cas le plus évident, celui de la délibération intérieure, le même acteur peut parcourir pacifiquement tous les rôles actanciels. Si un groupe fortement lié par un intérêt commun examine une question mettant en jeu cet intérêt commun, il arrive fort heureusement que ses membres examinent successivement les différentes facettes du problème, c’est-à-dire les différentes réponses possibles à la question et les arguments qui les soutiennent. Au cours de ce processus, ils occupent de façon méthodique les différentes positions actancielles, sans identification nette à l’une de ces positions, et sans qu’apparaissent forcément des antagonismes d’acteurs. La polémicité n’est pas inhérente à la situation argumentative, mais l’échange devient certainement polémique lorsque les croyances et pratiques définissant les identités des participants sont mises en question dans l’échange.