Témoignage

  • Témoignage vient du lat. classique testĭmōnǐum, “serment”.

Un témoin est une personne qui rapporte des faits spécifiques, dont elle a une expérience directe, à d’autres personnes, qui peuvent avoir à en connaître dans un cadre professionnel ou privé.

Le témoignage par excellence est celui qui porté lors du procès judiciaire. Mais, d’une façon générale, le témoignage est un moyen de preuve qui caractérise les sciences humaines (droit, histoire, théologie). Sous la forme d’interviews médiatiques, il participe à la construction des représentations sociales des événements marquants. Sous la forme du récit conversationnel, il rend compte et structure les expériences privées des participants à l’interaction en cours, et justifie les prises de positions du locuteur.

1. L’acte de témoigner

Dans un type de discussion dont le prototype est le procès judiciaire “porter témoignage, apporter son témoignage” est un acte de langage qui a la forme d’un argument d’autorité “le témoin T dit que P, donc P.

— Conditions préliminaires devant être satisfaites pour qu’une personne T puisse être considéré comme témoin d’un événement E

    • La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
    • Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
    • T remplit les conditions générales lui permettant de témoigner sur la question Q
    • T était en position de recueillir directement des information sus E.

Condition essentielle : le témoignage est soumis à un engagement spécial de dire la vérité :

    • T affirme que P
    • P est pertinent pour Q
    • Dans le domaine judiciaire, la vérité de la parole de T est institutionnellement garantie (le faux témoignage est un délit)
    • P est vrai

Sur le plan judiciaire, on distingue le témoin judiciaire qui dépose son récit des faits, et le témoin instrumentaire qui doit être présent lors de la rédaction d’un acte officiel.

2. Poids du témoignage

La rhétorique ancienne considère que le témoignage fait partie des “preuves non techniques”, où il joue un rôle pivot. Le témoignage de l’homme libre est garanti par le serment, son poids dépend de la réputation du témoin (de son autorité). Le témoignage de l’esclave est garanti par la torture.

2.1 Évaluation intrinsèque du témoigdnage

Le témoignage et les témoins dans une action judiciaire peuvent être attaqués sous différents angles, recevabilité institutionnelle du témoignage, examen du témoin, examen du fait tel qu’il est rapporté.
Le poids du témoignage dépend de sa capacité à résister à ces critiques. Dans la Grèce ancienne, la critique du témoignage et des témoins est un morceau de bravoure de l’avocat :

L’interrogatoire des témoins constitue la partie essentielle de l’altercatio. C’est là que les avocats déploient leur talent, leur souplesse pour embarrasser, déconcerter, effrayer, discréditer, décrier, diffamer les témoins opposés, faire ressortir leurs contradictions, leurs variations, les représenter comme suspects à cause de leur nationalité, de leur condition, de leurs antécédents, comme hostiles à l’accusé, favorables à l’accusateur, de parti pris, par haine, collusion, vengeance, corruption. (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 154-155)

De ces discours contre les témoins « les jurisconsultes et les empereurs ont tiré plus tard les règles sur la valeur des témoignages ». Ces règles sont au fondement de la tradition occidentale en fait de critique du témoignage, même si on n’évalue plus la qualité d’un témoignage par le statut social ou le genre du témoin, ni par l’intensité de la torture que peut supporter le témoin ; en fait, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire » [1].

(1) Recevabilité du témoignage

Dans la Rome ancienne « témoigner est un droit « qui n’appartient qu’aux personnes libres, particuliers ou magistrats, citoyens ou étrangers, hommes ou femmes. » (Testimonium, 152, col. 1) ; concernant le témoignage instrumentaire « sont incapables en général les impubères, les fous, les femmes, les esclaves » (155, col. 1). L’admissibilité des femmes libres au témoignage dépend de la nature de l’affaire traitée. Sur le paradoxe du témoignage des femmes comme témoignage faible voir §5 infra.

(2) Crédibilité du témoin

Même si le témoin a la capacité requise, l’avocat peut diminuer le poids de son témoignage par les arguments suivants.
Il a mauvaise réputation, c’est un traîne-misère : « à Rome, l’étranger, surtout le Grec, l’Oriental, vaut moins que le citoyen, l’humilior moins que l’honestior, surtout au Bas Empire » (Testimonium, 155, col. 1)
Selon Cicéron, dans les tribunaux romains, la garantie apportée par le serment est complétée par celle qu’apporte le statut social du témoin, son éthos, au sens de “réputation”,

Nous appelons ici témoignage tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction. Mais on n’attache pas de poids à tout témoignage ; en effet, la conviction se fonde sur l’autorité, et l’autorité résulte de la nature ou des circonstances. L’autorité venant de la nature est contenue surtout dans la vertu ; comme circonstances interviennent de nombreuses considérations qui donnent de l’autorité, talent, richesse, âge, chance, beauté, art, expérience, force inéluctable et même quelquefois événements fortuits. (Cicéron, Top., XIX, 73 ; p. 91)

— Le témoin est de mauvaise foi, il ment ; il est intéressé à l’affaire ; il est ami, parent de l’accusé, il appartient au même clan… Ou, inversement, il a un compte à régler avec l’autre partie, etc.

— Dans d’autres cas où son témoignage a pu être vérifié, son témoignage s’est révélé erroné.

(3) Crédibilité du témoignage

— Selon sa position déclarée, il n’est pas matériellement possible qu’il ait vu ou entendu ce qu’il rapporte (sur ce critère, voir le dialogue Beaumont-Sloss, V. Argument,… les mots).
Il se trompe : il n’a pas “la science du fait”, il n’est pas compétent ; il a été abusé.
D’autres témoins disent le contraire.
— Il est le seul à l’affirmer, son témoignage ne peut être retenu (adage “testis unus, testis nullus” “un seul témoin, pas de témoin”), règle qui connaît des exceptions.
Son récit comporte des contradictions ; le fait tel qu’il est rapporté est matériellement impossible.

2.2 Témoignage et autres types de preuves

La valeur accordée au témoignage par rapport aux autres types de preuve est variable,

 À Gortyne, où les seules preuves admises sont le serment et le témoignage, ce dernier a une importance prépondérante ; […] Dans le reste de la Grèce, le juge a au contraire une entière liberté d’appréciation. A Cnide le juge jure de ne pas juger selon le témoignage s’il lui paraît faux. Solon cite sans ordre de préférence les contrats et les témoignages. Il n’y a pas de classement légal des preuves. L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang. (Testimonium, 150, col. 1)

Cette valeur est toujours forte, mais :

Abstraction faite des exagérations des avocats, la preuve testimoniale a été discréditée en Grèce par les défauts de la procédure et surtout par cette mauvaise foi des Grecs, passée en proverbe chez les autres peuples et qui ressort des plaidoyers et des autres textes. (Testimonium, 150, col. 1)

La notion de témoignage dans les textes anciens couvre un domaine beaucoup plus vaste que le témoignage personnel sur un événement particulier. Constituent des témoins « les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dires des contemporains illustres » (Vidal 2000, p. 60). Le témoignage correspond alors à toute parole faisant foi, soit sur les faits, et il s’agit alors de témoins au sens actuel, soit sur les lois et les principes, il s’agit alors d’autorités.

Dans les Topiques, Cicéron considère que le témoignage fait partie des données du procès, autrement dit des preuves “non techniques”, c’est-à-dire ne relevant pas de l’argumentation produite par l’orateur. Il ‘ensuit que le témoignage est la preuve par excellence dans le domaine judiciaire ; sa force est supérieure à celle des arguments rhétoriques.

3. Témoignage en matière de foi

La croyance que le désir de clamer la vérité de la parole divine est plus fort que n’importe quelle sorte de douleur est inhérente à la tradition chrétienne du martyre. Le substantif martyre désignant la personne qui subit le martyr, provient d’un mot grec qui signifie “témoin” ; le martyre chrétien est le témoin de la parole divine. Avec l’importance donnée aux martyres, le monde chrétien a donné une nouvelle vigueur à la problématique de la validation d’un dire par la torture :

Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger
Pascal, Pensées, fragment 672

La validation de la parole par le martyr n’échappe pas au paradoxe. C’est un fait que des gens ont été torturés et sont morts pour des croyances et des valeurs les plus diverses ; Giordano Bruno est un “martyre de l’athéisme”. Il faut donc que la définition soit renversée : selon Saint Augustin « ce qui fait le martyre, ce n’est pas la peine (subie) mais la cause (défendue) »[2]. Si la cause est mauvaise (hérésie), le “martyre”, c’est-à-dire la personne torturée, n’est qu’un délinquant justement puni comme tel.

4. Est-on témoin de soi-même ?

Dans notre culture, l’aveu est un argument fort pour la culpabilité. Ce n’est pas toujours le cas : selon la loi juive, on croit le témoin de ce que j’ai fait plutôt que les aveux que je fais. C’est ce que dit l’évangéliste Jean : « Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas vrai. » (V, 31[3]). Le témoignage n’est pas réflexif, V. Relations. Autrement dit, les aveux sont considérés comme un témoignage contre soi-même, qui ne l’emporte pas forcément sur les autres témoignages et preuves
D’une façon générale, le problème est celui de l’évaluation de la parole de l’accusé contre celle du témoin. Le témoignage à charge peut se heurter aux dénégations de l’accusé, comme le témoignage à décharge peut aussi se heurter aux aveux de l’accusé. On pourrait penser que le témoignage à charge l’emporte sur les dénégations et que les aveux l’emportent sur le témoignage à décharge. Après tout, le criminel est mieux placé que n’importe qui pour savoir et dire ce qu’il a fait. Mais tout cela n’est que vraisemblance, qui ne permettent pas de faire l’économie de l’enquête.

5. Paradoxe du témoignage faible

Le mot latin testis signifie “témoin” et “testicule”. Dans la culture romaine, comme dans certaines cultures contemporaines, le témoignage est le privilège des hommes ; le témoignage d’une femme, s’il est admis, est considéré comme plus faible et moins crédible ; il faut plusieurs témoignages de femmes pour équilibrer le témoignage d’un seul homme.
Si le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes, alors le fait qu’un texte présente le témoignage de femmes pour accréditer un fait est une preuve de la véracité du dire ; si le texte était inventé, alors on aurait fait témoigner des hommes. Cet argument est développé à partir des évangiles relatant la résurrection du Christ. Ils rapportent que ce sont des femmes qui ont découvert le tombeau vide et la faiblesse du témoignage est donnée pour preuve de l’authenticité du fait.


 [1] “Mattis to Trump: beer, cigarettes work better than waterboarding”, la torture par l’eau. http://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better- waterboarding.html (07-05-2017)
[2] « “Martyrem non facit poena, sed causa” (Augustin Contra Cresconium, III, 47) » André Mandouze, Les persécutions à l’origine de l’Église. In Jean Delumeau Histoire vécue du peuple chrétien. Toulouse, Privat, 1979, p. 54.
[3] Bible Segond Nouveau Testament.