Topique juridique

La topique juridique est une topique inférentielle. Elle regroupe un ensemble de schèmes d’arguments considérés par les juristes comme les plus importants pour leur domaine. L’étude de ces schèmes constitue la base de la “logique juridique” de Perelman (1979).

Cette topique intéresse la théorie générale de l’argumentation dans la mesure où les problèmes qu’elle traite sont la spécialisation, dans le domaine du droit, de schèmes généraux que l’on rencontre dans l’argumentation ordinaire. C’est à ce titre qu’elle est abordée ici ; la liste d’arguments discutés par Cicéron dans ses Topiques, et dont on considère qu’elle a une portée générale, est une topique juridique. V. Typologies anciennes.

Une topique juridique est un ensemble d’instruments discursifs qui constituent les règles d’interprétation des textes juridiques. Ces règles permettent l’application d’un texte à un cas, éventuellement en étendant sa signification et sa force légale, si, en l’état, le texte s’applique mal à la situation considérée. Étant donné un fait f soumis à l’évaluation sur la base d’un code (légal, religieux…), il peut se faire que f entre clairement dans une catégorie M prévue par le code ; le règlement dispose que les M sont traités de telle et telle façon ; donc f doit être traité de telle et telle façon, et le problème est réglé.

Mais il peut se faire aussi que f ne se rattache pas clairement à telle catégorie M plutôt qu’à telle autre catégorie X ; le code ou le règlement ne propose pas de catégorie immédiatement applicable à la situation. Cette situation correspond à une stase de catégorisation et de définition. Il faut alors étendre M ou X jusqu’à ce que l’une de ces catégories puisse couvrir f. Cette extension constitue le processus d’interprétation. Sous la contrainte du cas particulier à résoudre, le juge (ou la personne chargée d’appliquer le règlement) doit prendre une initiative, créer un précédent ; elle doit non plus interpréter la loi, mais produire la loi. La topique juridique est la boîte contenant les outils qui autorisent de telles dérivations.

Dans ce cas l’interprétation se fait sous la pression du cas particulier à catégoriser. Elle peut également se faire en général, indépendamment de tout cas particulier. L’argumentation part alors de la proposition P à interpréter, qui a le statut d’argument, Cette proposition est admise parce qu’elle appartient à un stock d’énoncés, Code, Règlement, Texte sacré…, lui-même admis par la communauté des interprétateurs. On en dérive une proposition Q, ayant le statut de conclusion, qui correspond à une interprétation de P ; l’extension produit du sens et participe du processus de compréhension.

La limite de l’interprétation est fixée par le principe “on n’interprète pas ce qui est clair” (parfois cité sous sa forme latine : “interpretatio cessat in claris”), V. Sens strict. Ce principe consacre l’existence d’un sens littéral, fondé sur les données grammaticales. Si, pour être électeur il faut avoir 18 ans et être de nationalité française, on ne peut pas demander à voter si l’on ne remplit que l’une des deux conditions : ce serait faire du et un ou ; il n’y a rien à interpréter. Il existe cependant des cas où le sens clair doit être rejeté, par exemple si le texte est manifestement altéré par une erreur typographique.

1. Trois topiques

Les topiques de Kalinowski et de Tarello sont fréquemment reprises dans le cadre général des études d’argumentation (Perelman 1979 ; Feteris 1999 ; Vannier 2001). Nous y avons joint la topique lawoutlines.com, sans nom d’auteur[1]. Elles font largement usage de la terminologie latine. Chaque colonne cite les arguments listés dans la topique concernée, dans l’ordre qui leur est donné dans cette topique.

Les renvois aux entrées du dictionnaire sont faits infra §2, Les schèmes

Kalinowski (1965) — 11 formes

Arg. a pari
— a contrario sensu, ou a contrario
— a fortiori ratione, ou a fortiori
— a maiori ad minus, “du plus grand au plus petit”
— a generali sensu, arg. de la généralisation de la loi
— a ratione legi stricta
— pro subjecta materia, argument de la cohérence
— tiré des travaux préparatoires
— a simili,
argument analogique
— ab auctoritate, ou argument d’autorité

— a rubrica
, ou argument du titre

Tarello (1974) (in Perelman 1979, p. 55), 13 formes

Arg. a contrario
— a simili,
arg. analogique
— a fortiori

— a completudine
— a coherentia
psychologique

— historique
— apagogique
— téléologique
— économique
— ab exemplo
— systématique
— naturaliste

lawoutlines, 10 formes

Arg. by analogy or arg. a pari
— of greater justification ; or arg. a fortiori
by contrast or arg. a contrario
of absurdity or ab absurdum
from generality or a generali sensu
from superfluity or ab inutilitate
from context or in pari materia

— from subject matter or pro subjecta materia
from title or a rubrica
from genre or ejusdem generis

2. Les schèmes

Au total, trente-quatre schèmes d’arguments sont mentionnés.

— Trois formes sont communes aux trois topiques :

A contrario —  a contrario sensu by contrast or a contrario
A fortiori rationea fortiori of greater justification or a fortiori
A pariby analogy or a pari a simili.

— Quatre formes sont communes à deux topiques :

A generali sensu, argument de la généralité de la loi
Pro subjecta materia ; argument tiré de l‘objet de la loi, ou du sujet de la discussion
A rubrica , argument de l’intitulé de la loi
Argumentation apagogique, ou par l’absurde, ad absurdum.

— Quinze formes sont spécifiques à l’une ou l’autre des trois topiques :

Arg. in pari materia, argument tiré de la cohérence des lois s’appliquant à un même objet, V. Cohérence
— ratione legi strict arg. tiré de la lettre de la loi, V. Sens strict
— ab auctoritate, V. Autorité ; Précédent
— a completudine, V. Complétude
— a coherentia, V. Non contradiction ; Cohérence
— économique, V. Inutilité
— ab exemplo, V. Précédent ; Exemple; Précédent
— systématique
— naturaliste, V. Force des choses
— de la superfluité, ab inutilitate, V. Inutilité
— du genreejusdem generis
— des travaux préparatoires, V. Intention du législateur
— historique, V. id.
— psychologique, V.  id.
— téléologique, V. id.

On obtient donc vingt-deux formes distinctes, ou dix-neuf si on admet que sous des étiquettes diverses, les arguments dits des travaux préparatoires, historique, psychologique et téléologique visent également à prendre en compte « l’intention du législateur » (Perelman 1979, p. 55).

3. Regroupements

Du point de vue du sens de ces arguments, on peut opérer les regroupements suivants.

(i) Schèmes généraux, non spécifiques au droit.

Une série d’arguments utilisés en droit sont des formes générales applicables à d’autres situations d’argumentation. Arguments :

Arg. de cohérence (a coherentia)
— a pari, a simili, analogie
— du genre
— a contrario
— a fortiori
— par l’absurde
— du précédent
— d’autorité.

En droit, ces deux dernières formes d’argument font appel à la continuité historique de la pratique juridique légale.

(ii) Arguments sur des données relatives à la genèse de la loi

Une classe d’arguments légitime les interprétations fondées sur les conditions de production de la loi :

Arg. des travaux préparatoires
— historique
— téléologique
— psychologique.

(iii) Arguments sur le caractère systématique du code des lois

Les formes suivantes fondent des interprétations sur le caractère systématique attribué au Code. Arguments :

— de la cohérence, a coherentia,
— sur la cohérence des lois sur un même sujet, in pari materia,
— de la complétude
— de l’inutilité (non redondance)
— du titre, a rubrica.

Ces différentes formes argumentatives reposent sur le postulat que le texte à interpréter est parfait : on n’y relève ni contradiction, ni redondance ; tout y est nécessaire : rien d’inutile, ou de superflu ; tout se tient : les éléments n’ont de sens que par leur relation dans la structure. Cette insistance sur le caractère systématique du code légal pousse vers une vision mécanique de la loi et de son application. À la limite, on attribue au code des propriétés qui sont celles d’un système formel.

Les définitions de ces formes argumentatives dans le domaine du droit, leurs conditions d’application, les exemples pouvant les illustrer ainsi que les problèmes liés à leur usage reviennent aux ouvrages spécialisés

4. Fonction prescriptive de cette topique

Cette topique fournit les instruments pour légitimer les interprétations de la loi en vue de leurs applications à des cas concrets. Comme toutes les topiques, elle peut être mise sous forme prescriptive, elle devient alors un guide pour la rédaction des lois. Le rédacteur sait que ses écrits seront interprétés en fonction des principes énumérés : il sait qu’on appliquera au texte qu’il est en train de rédiger des arguments par analogie, qu’on l’interprétera en fonction de la rubrique dans lequel il sera classé, etc. Si l’argument “économique” ou de l’inutilité suppose que les lois ne sont pas redondantes, le législateur devra s’efforcer d’exclure toute redondance dans la rédaction de la loi.

5. Généralisation à d’autres domaines d’interprétation

V. Interprétation


[1]legal tradition-trahan.doc, p. 21-22. www.lsulawlist.com/lsulawoutlines/index.php?folder=/tRaDitions, 20-09-2013.