Vertige

  • Lat. arg. ad vertiginem, du lat. vertigo “mouvement de rotation, vertige”.

L’argument du vertige ou de la régression infinie est défini par Leibniz en relation avec sa discussion de l’argument sur l’ignorance (ad ignorantiam) de Locke :

On pourrait encore apporter d’autres arguments dont on se sert, par exemple celui qu’on pourrait appeler ad vertiginem, lorsqu’on raisonne ainsi : “Si cette preuve n’est point reçue, nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s’agit”, et qu’on prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas, comme si quelqu’un voulait nier les vérités primitives et immédiates, par exemple que rien ne peut être et n’être pas en même temps, ou que nous existons nous-mêmes, car s’il avait raison, il n’y aurait aucun moyen de connaître quoi que ce soit. (Leibniz [1765], Livre IV, p. 511)

L’argumentation a la forme d’une argumentation par les conséquences dites absurdes parce que dramatiques, V.  Pathétique ; Ignorance. Il s’agit des premiers principes de la connaissance, comme le principe de contradiction, que toute personne doit admettre sous peine de ne pouvoir rien dire. On a donc affaire à une forme d’argument sur les limites mêmes de notre possibilité de savoir. À la différence de l’argument par l’ignorance, l’argument ad vertiginem serait donc valide dans la mesure où l’impossibilité sur laquelle il se fonde n’est pas une impossibilité subjective, liée à telle ou telle personne ou groupe, mais une impossibilité objective et rationnelle concernant l’humanité en tant que telle.

Leibniz ajoute à cela un développement intéressant les preuves convenant « à nos doctrines reçues et à nos pratiques » :

Mais quand on s’est fait certains principes et quand on les veut soutenir, parce qu’autrement tout le système de quelque doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos connaissances, et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la déposition d’autres accusés du même crime ; car on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? Et quelquefois en matière criminelle certains auteurs prétendent que dans les faits ou la conviction est plus difficile, des preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut employer plus de soin, et non pas qu’on doit croire plus légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux, comme, par exemple, en matière de haute trahison où cette considération est de poids, non pas pour condamner un homme, mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la condamnation et le renvoi dans les jugements où la loi et la coutume l’admettent. (Ibid. p. 511-512).

Leibniz distingue entre les situations épistémiques où notre pouvoir de connaître est en jeu, « ce qui est nécessaire pour maintenir nos connaissances », et les situations sociales traitant des affaires humaines et de l’idéologie, qui « [servent] de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques ». Le raisonnement démonstratif ne pouvant s’appliquer dans ce dernier cas, le « raisonnement probable » doit y être réhabilité faute de mieux. Mais devoir se contenter de preuves plus faible (comme le témoignage) dans le domaine pénal implique qu’une personne peut être condamnée sur la base de preuves insuffisantes, ce que Leibniz juge indésirable. Ainsi, dans une manœuvre intéressante, il propose de rééquilibrer la faiblesse des preuves motivant la condamnation en adoucissant la condamnation elle-même.