ANCIEN TEXTE
Les recherches sur les corpus d’interactions, notamment celles réalisées au Laboratoire ICAR de Lyon, sont sensibles à deux perspectives :
D’une part, elles sont issues d’une perspective qui vient de l’analyse des interactions au sens large et qui a développé un regard particulier sur les corpus :
• Une approche plutôt fonctionnelle dans le sens où les analyses d’interactions en linguistique s’attachent davantage aux fonctions des ressources langagières utilisées par les participants dans l’interaction qu’à des formes isolées et considérées en tant que telles ;
• Une focalisation sur l’étude des usages. Cette étude conduit à construire en objet de recherche l’influence mutuelle de l’ordre de la langue et de l’ordre de l’interaction, le premier fournissant des ressources à l’organisation du second et le second fournissant un « habitat naturel » au premier.
• Une recherche qui porte sur les « productions situées » des interlocuteurs:
– des productions qui s’inscrivent dans une temporalité et ont donc un caractère émergent que les travaux sur les tours de parole notamment ont largement documentée,
– des productions qui prennent sens dans une situation donnée pour des participants donnés. Ce point conduit à questionner les points de vue des analystes relativement à ceux des participants et à prendre en compte ces derniers,
– des productions qui sont construites collectivement par les interlocuteurs (et non successivement par un locuteur puis par l’autre),
– des productions qui sont multimodales, i.e. qui exploitent, outre les ressources linguistiques, les regards, les gestes, les postures, les mouvements, la spatialité, les manipulations d’objets, etc.
• Une démarche comparative à différents niveaux :
– dans la constitution de collections ou de sous-corpus,
– dans le traitement de la spécificité de formes en contexte et à travers les contextes (par exemple dans des conversations ou dans des interactions institutionnelles),
– dans le traitement de la diversité linguistique abordée par l’étude de formes ou de séquences (par exemple étude de « bon », « well », « gut », « Tajjeb », etc. dans différentes langues ; étude du chevauchement dans différentes langues), y compris dans des cas de code-mixing ou code-switching.
D’autre part, ces recherches tiennent compte du développement de la linguistique de corpus, mettant à profit les possibilités nouvelles d’interroger des masses de données considérables :
« The essential characteristics of corpus-based analysis are :
– it is empirical, analyzing the actual patterns of use in natural texts ;
– it utilizes a large and principled collection of natural texts, known as a « corpus », as the basis for analysis ;
– it makes extensive use of computers for analysis, using both automatic and [human-computer] interactive techniques ;
– it depends on both quantitative and qualitative analytical techniques »
(Biber et al., 1998, 4)
Les deux approches, linguistique de corpus et linguistique interactionnelle, historiquement distinctes, présentent des différences bien qu’il soit possible d’envisager des convergences.
Parmi les différences, relevons :
– le cumul de la plus grande masse possible de données linguistiques pour la linguistique de corpus ; le recueil des données dans leur contexte naturel de production avec une attention particulière pour les procédures de fabrication du corpus pour les analyses d’interaction ;
– traditionnellement, la linguistique de corpus a d’abord travaillé sur l’écrit, plus facilement cumulable que l’oral, ce qui l’a conduite à développer des outils efficaces surtout pour les textes ; la linguistique interactionniste de son côté s’est spécialisée sur des données orales, moins facilement accessibles, ce qui l’a conduite à mettre l’accent sur les spécificités de l’oral dans son développement de catégories ou d’outils d’exploitation ;
Les deux points précédents nous permettent de comprendre pourquoi historiquement la première tradition s’est orientée vers l’analyse quantitative, la seconde vers l’analyse qualitative.
Toutefois, des convergences sont envisageables :
– Les analyses interactionnistes peuvent travailler sur la base de sous-corpus ou de « collections » (Schegloff, 1996), c’est-à-dire de séries d’extraits d’interactions qui présentent le même phénomène dans le même environnement séquentiel. Leur constitution est un travail de généralisation et de systématisation, même si celles-ci s’expriment souvent par une quantification informelle.
– La quantification n’est pas ignorée des approches interactionnistes. Cependant la tradition d’analyse qualitative fine conduit à une extrême exigence/vigilance quant aux conditions dans lesquelles la quantification peut être effectuée (voir notamment Schegloff 1993 sur les questions préalables qu’il faut résoudre par une analyse qualitative : identifier et reconnaître les occurrences visées, leurs environnements, les domaines d’activités où elles sont pertinentes).