ANCIEN TEXTE
La notion d’interaction recouvre cependant des définitions plus ou moins restreintes en fonction de l’attitude portée à son égard. Goffman, linguiste et sociologue figurant parmi les fondateurs de l’analyse des interactions, explique que :
« Par interaction (c’est-à-dire l’interaction face à face), on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ; par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres ; le terme « une rencontre » pouvant aussi convenir. »
(Goffman, 1973 : 23).
Kerbrat-Orecchioni précise, quant à elle, que pour qualifier une situation d’interaction « il faut et il suffit que l’on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d’un objet modifiable mais sans rupture » (1990 : 216). Dans une acception plus large, Vion affirme que le terme interaction « intègre toute action conjointe, conflictuelle et/ou coopérative mettant en présence deux ou plus de deux acteurs. » (1992 : 17). Joseph, dans une orientation sociologique, définit l’interaction comme:
« un système interactif comportant au moins quatre composantes : un ensemble d’unités qui interagissent les unes avec les autres ; un code ou un ensemble de règles qui structurent aussi bien l’orientation de ces unités que l’interaction elle-même; un système ou un processus ordonné de l’interaction ; enfin un environnement dans lequel opère le système et avec lequel ont lieu les échanges systématiques »
(Joseph, 1998 : 27).
Recipent design principle
Que l’interlocuteur soit immédiatement physiquement présent ou non, l’activité de parole implique nécessairement une adaptation à son auditoire correspondant au recipient design principle. Ce concept implique que « tout au long de son travail de production l’émetteur tient compte projectivement de l’interprétation qu’il suppose que l’auditeur va faire de ses propos » (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 16).
- En développant cette notion de recipient design, Sacks Schegloff et Jefferson font référence aux multiples ressources, visibles dans le tour de parole d’un locuteur, qui témoignent d’une orientation manifeste vers les coparticipants.
- Ce procédé s’inscrit dans la sélection des unités lexicales et thématiques, dans la manière d’ordonner les séquences, et également dans les obligations et alternatives retenues pour ouvrir et clore une interaction (Sacks et al., 1974 : 727).
- L’ensemble de ces procédés interactionnels permet aux participants d’assurer une coordination continue durant l’échange en s’orientant manifestement vers leurs partenaires, projetant une action coordonnée de leur part.
Ces procédures locales, « bien qu’hétérogènes et mobilisées en des niveaux très divers de la structure interactionnelle, participent dans leur ensemble d’un procédé d’organisation générale de l’échange » (Denouël, 2008 : 107). Le principe de recipient design permet aux interactants de structurer leurs ressources linguistiques de manière à créer un foyer d’attention conversationnel commun, construire et contrôler conjointement le cours de l’interaction, garantir l’intelligibilité des éléments qui leur semblent pertinents et préserver la stabilité du lien interactionnel (Ibid.).
Néanmoins, les coparticipants n’occupent pas nécessairement la même position dans l’interaction selon qu’il s’agisse d’une interaction symétrique ou d’une interaction complémentaire (Maingueneau, 1996 : 19).
- Dans le premier cas, les participants à l’interaction se positionnent de façon égale.
- Dans le second, une différence entre eux est fortement marquée ; l’un des participants occupe la position haute et l’autre la position basse. Cette différence de position dans l’interaction complémentaire peut être imposée par la nature du genre de discours ou faire l’objet de négociations (Ibid. : 20). Une interaction complémentaire n’est pas nécessairement inégalitaire.
Gestion des faces
Le face work (Goffman, 1974) au cours de l’interaction permettra ou non de sauver sa face et celle des autres participants. Cette notion de face introduite par Goffman (1974) est réinterprétée par Brown et Levinson (1978) qui distinguent :
- la face négative ou « territoire » : corps, biens, espace privé, information intime, parole
- la face positive ou « façade » : image positive que l’on s’efforce de donner de soi
Au cours de l’interaction, quatre faces sont alors en jeu et sont menacées par les actes verbaux et non verbaux. Brown et Levinson parlent de Face Threatening Acts (actes menaçants pour la face) dont les FTA pour la face positive de l’énonciateur et celle du coénonciateur et les FTA pour la face négative de l’énonciateur et celle du coénonciateur. L’énonciateur doit donc faire en sorte de ménager les faces de son partenaire pour ne pas menacer les siennes propres (Maingueneau, 1996 : 41). Ces ménagements conduisent à de subtiles et constantes négociations dans l’interaction (Ibid.).
Kerbrat-Orecchioni ajoute que « si de nombreux actes de langage sont en effet potentiellement menaçants pour les faces des interlocuteurs, il en est qui sont plutôt valorisants pour ces mêmes faces, comme le compliment ou la congratulation, le remerciement ou le vœu » (2005 : 196). À ce titre, Kerbrat-Orecchioni introduit dans le modèle théorique de Brown et Levinson le pendant positif des FTA : les Face Flattering Act (FFA : actes flatteurs pour les faces). Tout acte de langage peut se trouver être un FTA, un FFA ou un acte mixte (Ibid.).
Tous ces procédés induisent des positions spécifiques à chaque locuteur au cours de l’interaction qui sont négociées en temps réel.
Cadre participatif
Goffman argumente que « l’énonciation ne découpe pas le monde autour du locuteur en précisément deux parties, récipiendaires et non-récipiendaires, mais ouvre au contraire tout un éventail de possibilités structurellement différenciées, posant ainsi le cadre participatif au sein duquel le locuteur dirige sa production » (1987 : 147).
Concernant le locuteur, Goffman distingue trois niveaux :
- L’animateur est la machine parlante, l’individu qui tient activement le rôle de producteur d’énonciations.
- L’auteur est celui qui sélectionne les sentiments qu’il souhaite exprimer ainsi que les mots pour les encoder.
- Le responsable représente le rôle social dans lequel l’individu agit.
Ce format de production révèle que ces différents niveaux peuvent ne pas être tous en corrélation avec un même individu au même moment mais au contraire être liés à d’autres individus. Cette complexification du traditionnel modèle dyadique locuteur-auditeur se révèle également dans l’étude des participants à l’échange. Aussi Goffman rappelle-t-il avant tout que les participants à l’échange ne doivent pas seulement être physiquement présents mais aussi « en état de parole ouvert » dans le sens où ils « sont dans l’obligation de maintenir une certaine absorption dans ce qui se dit » (1987 : 140).
Il distingue alors différentes positions au sein des auditeurs que l’on peut résumer par le schéma suivant :
Format de réception à partir de Goffman (1987)
Précisons qu’un participant ratifié est un individu auquel on attribue un statut officiel de participant à la rencontre. Différents éléments posturo-mimo-gestuels en plus des indices linguistiques permettent de réguler le cadre participatif dans lequel s’inscrit l’interaction en cours (regard, orientation du corps dans l’espace,…). Reste que le cadre participatif n’est pas statique mais dynamique et complexe. L’ensemble des différents statuts de participants peut prendre la forme d’un continuum rendant complexe l’analyse du cas de figure précis à un instant précis (Kerbrat-Orecchioni, 2010 : 339). L’étude du cadre participatif permet néanmoins d’appréhender les positions que peuvent prendre les participants dans l’échange.
Formes nominales d’adresse
L’organisation de la structure de l’interaction entre les participants est également régie par les choix de dénomination des interlocuteurs entre eux : ce que Kerbrat-Orecchioni (2010) théorise sous le terme de « formes nominales d’adresse »
- Les FNA jouent « un rôle important dans le fonctionnement des interactions, entre autres pour marquer la relation interpersonnelle et construire l’espace social de l’interaction : ce sont de puissant « relationèmes » »
- La FNA se définit comme « une forme linguistique désignant explicitement l’allocutaire (ou « destinataire direct », en anglais addressed recipient ou addressee) »
- Les FNA fonctionnent comme des « relationèmes » en ce sens qu’elles marquent un certain type de relation interpersonnelle, qu’elles peuvent confirmer et consolider voire reconfigurer. Elles construisent les identités contextuelles des interactants en rendant saillantes certaines de leurs facettes
C’est dans l’interaction que ces syntagmes nominaux deviennent véritablement des formes d’adresse. Ces FNA sont alors susceptibles de désigner l’allocutaire (valeur allocutive), le délocuté (valeur délocutive), et le locuteur lui-même. Quelle que soit sa valeur, la FNA est sémantiquement chargée et permet d’exprimer des valeurs sociales et relationnelles fines et diversifiées. Il est possible de distinguer sept formes de FNA : nom personnel (« Jean »), forme Monsieur/Madame/Mademoiselle, titre (« capitaine »), nom de métier/de fonction (« Garçon ! »), terme relationnel (« maman »), label (« les gars »), terme affectif (« chéri ») (Ibid. : 21-22). Elles peuvent assurer une fonction organisationnelle, relationnelle ou intermédiaire (entre organisationnel et relationnel).