ANCIEN TEXTE
Les ressources multimodales
L’intérêt des gestes dans la communication a été largement étudié (Efron, 1941 ; Greimas, 1968 ; Mahl, 1968 ; Ekman & Friesen, 1969 ; Scheflen, 1973 ; etc.) et de ces différents travaux, Cosnier (1977) retire trois grandes remarques.
- D’une part, un langage gestuel de nature différente du langage parlé existe dans la communication interindividuelle et présente un grand intérêt sémiotique.
- D’autre part, des facteurs environnementaux et socio-culturels peuvent influencer ce langage gestuel.
- Enfin, ce dernier accompagne le langage parlé et se révèle d’une grande importance dans les processus d’interaction (Cosnier, 1977 : 2057).
En effet, les interactions en présentiel — dites face-à-face — sont par nature des interactions de corps à corps et la corporéité des interactants y intervient autant en terme de « corps statique » que de « corps dynamique » (Cosnier, 2004 : 1).
- Le corps statique renvoie au corps contextuel doté de marques et marqueurs (sexe, âge, morphologie, ethnicité ainsi que parures, coiffures, décorations etc.) et joue un rôle certain dans le cadrage de l’interaction.
- Le corps dynamique relève du corps co-textuel de la posturo-mimo-gestualité (mimiques faciales, gestes, changements posturaux). Le corps dynamique nous rappelle en effet que « l’échange interlocutoire est spectaculairement multicanal et multimodal : il y a du verbal (du « textuel ») mais aussi du posturo-mimo-gestuel qui avec la voix constitue du « co-textuel » » (Ibid.).
Les gestes du corps dynamique remplissent ainsi des fonctions particulières au cours de l’interaction : fonction énoncive, fonction énonciative, et fonction de co-pilotage de l’échange (Cosnier, 2004).
- La fonction énoncive renvoie au fait que la posturo-mimo-gestualité contribue à la constitution de l’énoncé multimodal ou « énoncé total » ; on parle de gestes « co-verbaux ».
- La fonction énonciative introduit le fait que les gestes induisent une dynamogénie énonciative : le travail énonciatif parolier s’associe nécessairement à une activité motrice corporelle. Les gestes facilitent l’expression orale et au-delà « la mise en corps de la pensée servirait d’intermédiaire nécessaire à sa mise en mots ».
- La fonction de co-pilotage se rapporte à la contribution de la gestualité à la maintenance et à la coordination de l’échange. Cette fonction a valeur de coordination en ce que les gestes ne favorisent pas uniquement l’émission d’énoncé, ils permettent de surcroît de s’assurer que l’énoncé est bien reçu, évaluer la façon dont il est compris et interprété par l’interlocuteur, et partager le temps de parole entre les interactants (notamment par les regards et hochements de tête).
La posturo-mimo-gestuelle mise en oeuvre par les interactants cherche à faciliter la « synchronie interactionnelle » incluant :
- l’auto-synchronie (« la synergie chez le locuteur des événements paroliers et des mouvements des divers segments corporels enregistrés »);
- l’hétéro-synchronie (« la synergie chez l’allocutaire d’activités segmentaires synchrones des événements paroliers produits par son partenaire-locuteur ») (Condon & Ogston, 1966).
La « félicité interactionnelle » consiste alors en ce que le locuteur puisse exprimer sa pensée, la faire comprendre voire être approuvé, partager une opinion, etc. (Cosnier, 1996). Elle est conditionnée par la réponse aux « quatre questions du parleur » :
- M’entend-on ?
- M’écoute-t-on ?
- Me comprend-on ?
- Qu’en pense-t-on ?
Et la réponse à ces questions appelle des indices rétroactifs verbaux ou kinésiques de la part de l’interlocuteur. De surcroît la quatrième question implique un cadrage affectif consistant pour les locuteurs à gérer leurs émotions et l’expression de leurs sentiments réels ou affichés ainsi qu’à percevoir celles de leurs interlocuteurs. Cette communication affective est de deux ordres :
- émotionnelle (manifestations spontanées des états internes telles que les rires, pleurs, etc. : on parle d’indices)
- émotive (résultat d’un travail affectif permettant la mise en scène contrôlée des affects réels, potentiels ou non réels, on parle d’indicateurs).
Dans ce dernier cas, la communication émotive, deux types d’affects se distinguent :
- des affects toniques qui varient peu au cours de l’interaction (humeurs, timidité, embarras, etc.)
- des affects phasiques — états passagers — qui fluctuent au cours de l’échange.
Ces états seront alors communiqués notamment par la posturo-mimo-gestuelle (Cosnier, 1996).
Par ailleurs, en plus d’être communiqué par un locuteur, ces affects gestuellement codifiés peuvent faire l’objet d’un phénomène d’échoïsation conduisant à un accordage affectif (Cosnier, 1996). L’échoïsation consiste en une extériorisation en miroir des mimiques, gestes et postures du locuteur par l’interlocuteur : « le sourire et les rires appellent le sourire et les rires, les pleurs, les pleurs ou du moins une mimiques compassionnelle etc.… » (Ibid. : 5). Cette échoïsation corporelle faciliterait alors la perception des affects d’autrui au cours de l’interaction et ferait naître ces mêmes affects chez soi. En effet, par un système d’ « analyseur corporel » (Lipps, 1903), l’interactant « a tendance à échoïser le comportement de son partenaire (modèle effecteur) et cette imitation non verbale induit chez lui par un processus de rétroaction interne un état affectif correspondant à celui dudit partenaire » (Cosnier, 2004 : 2). Cette induction émotionnelle introduite par la posturo-mimo-gestuelle serait fondamentale dans l’instruction de la convergence communicative ou à l’inverse sa divergence (Ibid.). Ainsi, selon Cosnier (2004) « si l’énonciateur pense et parle avec son corps, l’énonciataire perçoit et interprète aussi avec son corps ».
Ainsi, à partir de travaux antérieurs et de ses propres travaux, Cosnier a pu établir une classification des gestes communicatifs que nous résumons schématiquement dans l’arbre suivant :
Classification des gestes à partir des travaux de Cosnier (1977, 1982, 1996, 1997, 2004, etc.) (Ibnelkaïd, 2016)
Quelques définitions des catégories employées dans la classification des gestes communicatifs :
Gestes communicatifs
Quasilinguistiques (ou emblèmes) : gestes pouvant être produits sans parole concomitante et peuvent être substituables à la parole.
Syllinguistiques (ou co-verbaux) : gestes employés en co-occurrence avec la production verbale.
Synchronisateurs (ou coordinateurs) : gestes réalisés par le locuteur ou l’interlocuteur pour assurer la coordination de l’interaction.
Gestes quasilinguistiques
Les conatifs : gestes destinés à influencer autrui (ex : stop, silence, venez ici, etc.)
Les phatiques : rituels de contact, appels, déictiques d’interaction.
Les opératoires : gestes qui transmettent une information
Gestes syllinguistiques
Les illustratifs : gestes liés au contenu propositionnel du discours, équivalents verbaux pouvant être utilisés seuls ou en illustration.
Les déictiques : ils désignent un référent présent ou symbolique.
Les iconiques : gestes représentant les formes des objets
Les expressifs : ils connotent le discours ou situent métacommunicativement la position des locuteurs, la plupart sont des mimiques faciales.
Les idéographiques ou métaphoriques : ils représentent des objets abstraits.
Les spatiographiques : gestes illustrant la disposition spatiale.
Les bâtons ou battements ou intonatifs : mouvement en deux temps de la tête ou des mains, ce sont des marqueurs pragmatiques.
Gestes synchronisateurs
Les phatiques : activité du locuteur destinée à vérifier ou entretenir le contact (regard, intonation, ou contact physique).
Les régulateurs : ils désignent l’activité de l’interlocuteur en réponse aux phatiques (hochement de tête, sourires, etc.)
Gestes extracommunicatifs
Les extracommunicatifs regroupent les gestes qui paraissent étrangers à la fois à la communication et à la stratégie de l’interaction.
Les autocentrés : gestes tels que grattages, tapotements, onychophagie, bâillements, etc.
Les ludiques : gestes de manipulation d’objet ou d’activités ludiques (plier du papier, dessiner automatiquement, fumer, etc.
Les mouvements de confort : croisement de jambes ou de bras, changement de position, etc.
Cette classification des gestes communicatifs nous révèle que le corps constitue un outil essentiel dans l’interaction. Les gestes induisent en effet tant la compréhension mutuelle que la coordination interactionnelle et le cadrage affectif durant l’interaction sociale.
LES RESSOURCES Plurisémiotiques
Les opérations symboliques
Par ailleurs, au cours des interactions technologisées, la nécessaire corporéisation numérique est rendu possible par des opérations symboliques : graphies, codes, affects. Comme l’explique Sauvageot « les jargons, les détournements de caractère, l’alphabet « smiley » tirent le texte vers le geste pour instaurer le contact, créer la proximité, abolir la distance » (1996 : 216). Ces marqueurs symboliques font office de substituts et de prolongements de « l’individu-substrat » et rendent possible, par-delà et au travers de l’écran, une coprésence à distance à la fois sociale et symbolique (Frias, 2004 : 10). C’est ce que Casilli nomme un « régime de métaphores corporelles » (2009 : 2). L’écran est touché par le corps qui lui-même est inspiré par l’écran et la corporéité postmoderne se vit dans cet dialectique entre la technique et les sens. Le numérique « impose une nouvelle écoute du corps, il engage à une recherche originale de sensations et de formes de l’apparence. » (Casilli, 2009 : 2). Le corps est finalement au centre exact de la société numérique (Ibid.), il est l’instrument d’une hybridation entre le réel et le virtuel (Flichy, 2009 : 12). De ce fait,
« Ce qui survient avec le numérique, c’est une hybridation complexe entre la pensée et le geste, entre l’objet-ordinateur et le sujet-utilisateur qui déploie un savoir-faire habile et non systématique, relevant du flou, de l’à-peu-près, du bricolage créatif autant que des routines. Voisinent ainsi deux ontologies : un corps somatique et un corps virtuel. Étant en résonance, comme peuvent l’être le réel et l’imaginaire, ils constituent de ce fait deux modalités du même « moi » aux contours labiles. Loin de disparaître, le corps se virtualise en redéployant ses lignes, ses limites et son mode d’être social. »
(Frias, 2004 : 10).
Ainsi, les contraintes liées à la communication écrite associée la modalité quasi-synchronique proche de l’oralité conduisent les interactants à développer « un certain nombre de procédés destinés à indiquer leur subjectivité, fondés sur l’emploi de signes graphiques, reproductibles aisément grâce à un clavier » (Halté, 2013 : 5). Par ces signes les locuteurs en ligne expriment instantanément leurs émotions et modalisent leur énoncé. La subjectivité des interactants réalisée hors écran par la posturo-mimo-gestualité et la prosodie se trouve moins aisée à exprimer en ligne à l’écrit. Les néologismes sémiotiques viennent alors pallier la non-visibilité du corps par l’autre. Ils sont apparus dans les tchats avant de se systématiser et se répandre aux autres formes de communication écrite numérique (forums, mails, sms, rsn, etc.). Les manifestations de subjectivité en interaction écrite numérique sont de plusieurs ordres :
- les interjections,
- les signes de ponctuation,
- les lettres capitalisées ou redoublées,
- les séquences animées,
- les émoticônes.
Les émoticônes sont définies par Halté comme « l’ensemble des icônes s’intégrant aux énoncés verbaux lors d’une communication médiée par ordinateur, quelle qu’elle soit (chat, sms, etc.), et dont la fonction est d’être l’indice d’une émotion ou d’une attitude subjective portant sur l’énonciation d’un contenu » (2013 : 28).
Les émoticônes courantes (Halté, 2013)
L’environnement technodiscursif
De surcroît, les interactions par écran implique une hybridation du langagier et du technique. Proposant de faire émerger un champ d’ « analyse du discours numérique », Paveau (2015) introduit la notion de « technologie discursive », à savoir « l’ensemble des processus de mise en discours de la langue dans un environnement technologique. C’est un dispositif au sein duquel la production langagière et discursive est intrinsèquement liée à des outils technologiques en ligne ou hors ligne (ordinateurs, téléphones, tablettes, logiciels, applications, sites, blogs, réseaux, plateformes, etc.). La technologie discursive implique une nature composite des productions langagières. » (Paveau, 2015). Cette nature composite tient au fait que les productions des locuteurs sont constituées d’un assemblage entre du langagier et du technique formant un tout hybride. Émergent alors des formes technolangagières (Ibid.) telles que :
- le technomot : mot cliquable
- le technogenre de discours : genres de discours natifs du web et relevant du composite discursif
- le technosigne : segment iconique ou verbo-iconique cliquable permettant la diffusion et le partage de technodiscours, l’expression d’affect, la demande d’affiliation, etc.
La co-construction du langagier et du technique est constitutive des « discours natifs du web ». La production native du web relève du geste de « technécriture », lequel par son hétérogénéité discursive introduit une délinéarisation du fil du discours – autant dans la production langagière que dans sa réception. Se manifeste par ailleurs une « imprévisibilité technodiscursive » en ce que le geste de production peut donner lieu à un produit de forme divergente notamment de par l’intervention des algorithmes de la plateforme dans le processus scriptural (Paveau, 2013).
Aussi l’analyse des technodiscours ne doit pas être logocentrée – porter son attention sur les seuls observables verbaux écrits – mais doit prendre pour objet l’ensemble de l’environnement technodiscursif plurisémiotique (Paveau, 2013). Il s’agit d’intégrer, dans leur étude, leur nature hybride, dans la mesure où la technique ne relève pas du simple « support » de production verbale mais constitue un composant structurel des discours.
Décrire la conversation en ligne
Dès lors, « décrire la conversation en ligne » revient à décrire « la frontière entre nouvelles pratiques et structures normatives, et l’appropriation par les acteurs humains à la fois des outils et des pratiques discursives ou sémiotiques qu’ils induisent » (Develotte et al., 2011 : 19). Les contributeurs à l’ouvrage « décrire la conversation en ligne » (2011) s’inscrivent également dans un renouvellement des analyses traditionnelles centrées sur le texte, et proposent d’identifier et d’adapter les méthodes d’analyse des interactions en intégrant leur multimodalité – voco-posturo-mimo-gestualité – et leur plurisémioticité – notamment le graphisme, l’audio, la vidéo, les hyperliens.
Des conditions de possibilité de l’analyse des interactions numériques sont ainsi énoncées par Develotte et al. (2011).
- En premier lieu les cadres d’analyse doivent souligner l’interrelation entre les composantes du discours et la matérialité de l’environnement (notamment les affordances communicatives).
- En deuxième lieu, les cadres doivent se fonder sur une théorie du discours n’attribuant pas les effets de sens à la seule linguistique mais intégrant également un rôle dans la semiosis aux conditions de production, distribution et design de l’environnement numérique.
- Enfin, les cadres doivent, par une théorisation des actes des usagers, rendre compte des valeurs et représentations à travers lesquels ils vivent l’espace numérique
Émergent désormais de ces fondements, des recherches sur les interactions multimodales par écran visant à appréhender de manière pluridisciplinaire les « expériences écraniques » des usagers à partir de comportements observables (captures d’écran dynamiques, enregistrements vidéo, etc.), notamment au sein du Laboratoire ICAR de Lyon.
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