Le travail de terrain et la collecte sont des moments importants pour la recherche et les relations qui vont être créées avec les informateurs, et ils soulèvent deux types de considérations : les unes relatives aux contraintes juridiques ; les autres concernant les exigences éthiques.
Au cours des dernières décennies, ces questions éthiques, jusque-là peu traitées pour les corpus linguistiques, ont fait l’objet de réflexions plus nombreuses (Baude 2006, Ginouvès et Gras 2018, Descamps 2018) et (par exemple le groupe Ethique et droit en shs, voir Ginouvès et Gras 2018, ou le groupe Questions éthiques et cadre juridique (QuECJ) dans le consortium Corli, voir Badin et al. à paraître).
On peut synthétiser les questions qui se posent en les rapportant à deux temps différents de la recherche.
D’une part, les questions éthiques se posent sur le terrain proprement dit, et on peut en énumérer de nombreuses :
– comment expliquer et faire accepter aux participants à l’enquête sa présence sur le terrain, les finalités de la recherche et de la constitution de corpus : comment faire réellement passer l’information quand on ne partage pas la même langue ou que la personne est sourde ou analphabète, comment convaincre les personnes vulnérables ayant bien d’autres préoccupations prioritaires, de l’intérêt de participer à une étude, quel dosage dans l’information et sa précision, quelle nécessité d’une complète transparence relativement aux questions de recherche lorsqu’elles touchent par exemple à la description d’aspects très spécifiques, comme un marqueur discursif, une construction syntaxique, ou un type donné de geste, etc., ou quand on pense que cela pourrait entraîner une modification des comportements naturels des participants ;
– comment comprendre ce que la présence du chercheur provoque sur le terrain et les enjeux (parfois inattendus) qui peuvent s’y attacher ; et parallèlement comment éviter que l’enquête nuise aux participants (en termes de réputation, d’image, voire d’informations qui seraient enregistrées et pourraient être utilisées par d’autres contre les personnes concernées) ; comment gérer les relations entre les personnes enregistrées et leur hiérarchie (qui peut utiliser l’enquête pour obtenir des informations sur les personnes) ; comment concevoir le partage du corpus avec les personnes sur le terrain (ce qui est souvent considéré comme faisant partie d’une recherche éthique), quand elles ont des intérêts pour les données et qu’elles sont susceptibles d’en faire des usages contradictoires.
Il convient de garder en tête que ces questions n’ont pas de réponse univoque et universelle. Chaque cas nécessite réflexion et prise en compte de la situation, de ses spécificités et de ses enjeux, parce que chacune est différente et que les choix à faire mettent souvent les chercheurs face à des dilemmes (voir des discussions dans Cefai et Costey 2009 ; Divoux 2018, Traverso 2020, Jouin et Ticca, à paraître).
D’autre part, les questions éthiques concernent aussi l’exploitation des données, ce que l’on montre et que l’on partage. Il peut arriver que, sur un terrain, on choisisse d’arrêter la caméra à tel ou tel moment pour des raisons éthiques. Il peut aussi arriver que l’on ne conserve pas, ne partage pas ou n’exploite pas telle ou telle partie d’un corpus enregistré ou même d’une interaction, pour des raisons éthiques. On comprend bien à partir de là que les chercheurs se trouvent à nouveau devant des injonctions contradictoires et des dilemmes, s’ils veulent respecter à la fois leurs propres principes éthiques et les exigences juridiques, ainsi que les attentes d’une science ouverte, qui préconise la mise à disposition et le partage de toute donnée collectée.
Bibliographie
- Badin F., Cance C. , Dugua C., Kanaan-Caillol L., M. AA.-L. , Ploog K. (à paraître), Questions éthiques et cadre juridique autour des données orales : perspectives pour QuECJ, le nouveau groupe thématique CorLI, Sonorités.
- Baude O., Blanche-Benveniste C., Calas M.-F. , Cappeau P., Cordereix P., et al. (2006), Corpus oraux, guide des bonnes pratiques 2006. CNRS Editions/Presses Universitaires Orléans.
- Cefai, D., Costey, P. (2009) “Codifier l’engagement ethnographique ? Remarques sur le consentement éclairé, les codes d’éthique et les comités d’éthique”, La Vie des idées, http://www.laviedesidees.fr/Codifier-l-engagement.html
- Descamps, F. (2018) “Les archives orales. Introduction à Véronique Ginouvès; Isabelle Gras. La diffusion numérique des données en SHS – Guide de bonnes pratiques éthiques et juridiques”, Presses universitaires de Provence. https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-01903040/document
- Divoux A. La linguiste et les menuisiers, éthique et prise en compte du facteur humain dans une enquête sociolinguistique en entreprise. In Déléant, L., Filet, J. et Jeanson, L. (dir.). Questionner la recherche. Contributions des jeunes chercheurs aux systèmes complexes, Éditions Universitaires de Lorraine, p.277-291, 2018. ⟨halshs-01844853⟩
- Fassin, D. (2008). L’éthique, au-delà de la règle. Réflexions autour d’une enquête ethnographique sur les pratiques de soins en Afrique du Sud. Sociétés contemporaines 71, 117-135. https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2008-3-page-117.htm
- Ginouvès V., Gras I. (2018). La diffusion numérique des données en SHS – Guide de bonnes pratiques éthiques et juridiques, Presses universitaires de Provence, 2018, Digitales, 9791032001790. https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-01903040/document
- Jouin E., Ticca A.C. (à paraître), Le dilemme de la recherche : composer avec les questions déontologiques et éthiques dans l’enquête de terrains multilingues en santé, Sonorités
- Traverso, V., (2020). Sans-voix, sans parole, sans ressources : que peut dire la perspective interactionniste ?, revue MediAzioni 26 (numéro spécial), Celotti N., Falbo C. (eds), La parole des sans-voix. Questionnements linguistiques et enjeux sociétaux http://www.mediazioni.sitlec.unibo.it/index.php/no-26-special-issue-2019/119-articoliarticles-no-26-2019-/399-sans-voixsans-parole-sans-ressources–que-peut-dire-la-perspective-interactionniste-.html