Métaphorisation de l’émotion

MÉTAPHORISATION DU PROCESSUS ÉMOTIONNEL

Dans les énoncés d’émotion de forme Sujet-Verbe-Objet tels qu’ils ont été définis précédemment, l’indication de l’état émotionnel est portée par le verbe dans le cas des Vψ1, Vψy2 et Vψ3; par l’adjectif ou le nom dans les autres cas. La prédication est assurée par le Vψ, par être ou avoir.

L’attribution d’émotion se fait également par des constructions où c’est un verbe d’action, non psychologique, qui lie le terme d’émotion au lieu psychologique (avec ou non mention de la source de l’émotion):

La nouvelle remplit Paul de joie
Une grande joie envahit Paul
Paul bouillait de rage

Ces énoncés ont la forme d’énoncés d’émotion, on y trouve l’expérienceur, la source et le nom de l’émotion,qui est donc exprimée ndépendamment du verbe.
La prédication est effectuée par un verbe qui n’est ni être ni avoir ni un Vψ, mais un verbe d’action a priori quelconque.

Remplir de joie fonctionne comme réjouir, verbe psychologique du second type (type dégoûter, focalisation sur la source en position sujet).
Remplir n’est pas un verbe psychologique, mais il transforme l’expérienceur en récipient, et la joie est vue comme un liquide, la source comme un agent menant à son terme l’action de verser.

La seconde construction correspond à la construction  être joyeux, Paul est joyeux.
Elle transforme l’expérienceur en territoire, focalise sur l’émotion elle-même (position sujet), sur son action progressive, analogue à un envahissement. On note que l’envahisseur est ici un bienfait, mais on pourrait dire qu’ailleurs il serait un méfait, la tristesse envahit Paul. Envahir est donc neutre, alors qu’il ne l’est pas dans ses usages ordinaires.
Envahisseur n’hérite pas de la capacité d’envahir qui lui permet de fonctionner dans le registre de l’émotion.

La troisième correspond à Paul enrage ou Paul est en colère. Paul lui-même est un liquide, la source qui n’est pas mentionnée ici un feu qui le porte à ébullition, jusqu’à l’explosion (voi rPlantin  2017 La dissémination de colère dans le lexique français).

On voit que la métaphorisation opérée par le verbe introduit à un nouveau monde et à un nouveau langage de l’émotion.

Les verbes concernés sont “émotion compatibles”, mais n’opèrent avec n’importe quelle émotion. On peut ainsi comparer la sensibilité des noms d’émotion aux différentes verbes métaphoriques.

Lorsque de tels verbes apparaissent seuls, il est possible d’utiliser la contrainte qui les caractérise pour récupérer un nom de sentiment. Ainsi, dans “Achille bouillait”, comme en français, on bout de rage ou d’impa­tience [1], il est légitime d’attribuer provisionnellement l’un ou l’autre de ces sentiments à Achille:

[Achille: /rage ou impatience/]

en attendant que le contexte vienne spécifier l’émotion.


SENSIBILITÉ À LA MÉTAPHORE DES TERMES D’ÉMOTION

Balibar-Mrabti s’est intéressée aux constructions semi-figées, métaphoriques, où apparaît «un nom abstrait de sentiment, très contraint par le choix lexical du verbe» (1995, p. 89), et dont elle propose une liste (1995, p. 94-95). Le phénomène peut être mis en relation avec la question des métaphores émotionnelles (Lakoff et Johnson 1980; Kövecses 1990).

A titre d’exemple, considérons une famille de noms d’émotions classiques (peur, colère, joie, tristesse, fierté, honte) combinés avec les verbes monter (“l’émotion vient d’en bas”), envahir (“l’individu ne résiste pas à l’émotion”), remplir et être plein (“l’individu ému est un récipient, l’émotion est un liquide qui s’y déverse”), et examinons leur degré d’acceptabilité dans les contextes suivants:

(1) il sentit la – monter en lui
(2) il sentit la – l’envahir
(3) la nouvelle le remplit de –
(4) il est plein de –

  monter (1) envahir (2) remplir (3) être plein (4)
peur + +
colère +++ + ? ++
joie + +++ ++
tristesse ? + ? +++
fierté ++ ++
honte +

Qu’on soit ou non d’accord avec le détail de ces jugements, il reste le fait qu’il y a bien une sélection opérée sur les noms d’émotion par les verbes de ce type.

Considérons l’ensemble suivant de substantifs liés au domaine de la peur, et une série de verbes dont ces substantifs peuvent être objets directs, toujours avec un sens dit “métaphorique”.

  faire – provoquer – jeter – répandre – semer –
peur +++ + ?
frayeur ? ?
effroi + +++ + ?
épouvante ?
panique +++ +++
terreur + +++ +
anxiété ++

Semer se dit plus volontiers de la panique, que de l’anxiété; provoquer convient à la panique plus qu’à la terreur. Ces phénomènes touchent ainsi la question du stimulus et de l’agent responsable de l’émotion (voir Chapitre 9).

De même le lexique permet d’afficher différents degrés de contrôle de l’émotion par le sujet:

(1) Psy ne parvient pas à surmonter sa peur, sa colère, son angoisse
(2) Psy est submergé par (Nom d’émotion)
(3) Psy est inondé par (Nom d’émotion)
(4) Psy s’engage dans des actions dictées par (Nom d’émotion)
(5) Psy lutte contre (Nom d’émotion)

  surmonter (1) submerger (2) inonder (3) dicter (4) lutter contre (5)
peur +++ + ? + +++
colère + + + +
joie + ++ +
tristesse + + ? +
fierté ?
honte ? ++

 


[1] Même si on peut trouver des occurrences de ces syntagmes sur internet, les locuteurs consultés refusent bouillant de honte, de joie, d’angoisse hors contexte.