L’expérienceur

RÔLES ÉMOTIONNELS :
L’
EXPÉRIENCEUR

L’expérienceur est désigné comme le “lieu psychologique” dans certains travaux sur la syntaxe des phrases d’émotion.

La question du qui, ou de l’expérienceur de l’émotion, n’est pas aussi évidente qu’il pourrait y paraître de prime abord. Les humains sont tous expérienceur potentiels (Gross, op. cit.); par extension, un cartésien dirait que pour désigner un “expérienceur” un substantif doit être marqué [+ Humain], que ce trait lui soit intrinsèque ou qu’il lui soit attribué par personnification.

Un même énoncé peut attribuer différents sentiments à différents personnages, à propos du même stimulus:

Cette joyeuse nouvelle laissa Paul indifférent

On attribue l’indifférence à Paul, et la joie à l’énonciateur. Le même énoncé produit plusieurs énoncés d’émotion.

1 — Qui sont les expérienceurs ?

Les animaux supérieurs peuvent éprouver des émotions: le chien est joyeux ou a peur, et ses sentiments entrent bien dans des structures d’expres­sion communiquante.
Certaines émotions sont attribuées stéréotypiquement à certains animaux: la fourmi est toujours  affairée, mais jamais triste. Le pinson est toujours gai, mais pas la sardine, et encore moins la langouste.
Il semble que l’on n’attribue d’émotions qu’aux êtres que l’on croit capables de souffrance (de plaisir / déplaisir), la frontière étant plus culturelle que naturelle. Si la langouste souffre lorsqu’on la plonge dans l’eau bouillante, alors elle doit sinon se réjouir franchement lorsqu’on la repose sur le fond marin où elle a toujours vécu, du moins ressentir un choc positif d’une certaine intensité.

Les inanimés ne peuvent être le siège d’émotions: le paysage est triste est un énoncé d’émotion, mais le paysage n’en est pas le lieu psychologique: soit la tristesse est accrochée au locuteur, qui la projette sur le paysage; soit il lit le paysage comme le rendant triste, le paysage est alors la source de l’émotion.
Il s’agit d’un énoncé d’émotion où le lieu psychologique est le locuteur.

2 — Expérienceurs potentiels et expérienceurs actuels

Les lieux psychologiques sont multiples, en principe autant que d’humains ou d’humanisables. Mais, dans un discours quelconque, tous les lieux psychologiques potentiels ne se voient pas attribuer des sentiments:

Pierre aperçut un passant

Pierre et le passant sont des lieux psychologiques potentiels, mais il faut attendre la suite du récit pour savoir s’ils deviennent des lieux psychologiques actuels (réels):

Le passant sursauta

En vertu du savoir stéréotypé sur les émotions, le sursaut est associé à la surprise. On peut donc attribuer au passant cette émotion reconstruite (voir plus loin “reconstruction des émotions par l’aval”):

[passant, /surprise/}

L’histoire continue:

Il avait aperçu notre héros. Une lueur de haine traversa son regard d’acier.

Ce sentiment de haine étant enregistré, on établit le “bilan émotionnel” de l’acteur en cumulant les deux émotions, qu’on les considère comme successives ou simultanées:

[passant: /surprise/, haine]

D’autre part, le texte peut évidemment attribuer des émotions à plusieurs acteurs, par exemple Pierre peut éprouver une émotion complémentaire de celle du passant:

Pierre eut peur

le lieu psychologique “Pierre” commence ainsi à se concrétiser :

[Pierre, peur]

Comme ces émotions se transforment au cours du récit, on peut établir, outre les bilans émotionnels, les parcours émotionnels des différents lieux psychologiques.

3 — Le locuteur comme lieu psychologique

Dans les définitions citées de Gross et Ruwet, le sujet psychologique est humain, il est explicitement désigné par un terme de l’énoncé d’émotion, et c’est à lui qu’est attachée l’émotion. Un énoncé comme

Luc est un répugnant personnage.

a une allure d’énoncé d’émotion, puisqu’il combine un lieu psychologique et un terme d’émotion. Luc est certainement, en tant qu’humain, un lieu psychologique potentiel, mais on voit immédiatement que Luc n’est pas le lieu psychologique réel du sentiment de répulsion; il n’éprouve pas de répulsion, il est la source de la répulsion. On peut enchaîner sans contradiction par “… qui s’estime beaucoup” (vs et il en souffre).

Le sentiment de répugnance ayant pour source Luc a pour siège le locuteur, qui s’auto-attribue cette répugnance et UI par effet de suite préférée, la transfère à son interlocuteur . Mais l’émotion est attribuée à tous les expérienceurs possible, à un expérienceur générique, “on” dont la portée dépend du cadre situationnel.
La notion d’expérienceur sera étendue à ce type d’expérienceur générique, incluant le locuteur et ses partenaires. On tient compte ainsi du fait que l’énoncé caractérise Luc absolument (à la différence de, par exemple, “je trouve que Luc est un répugnant personnage”). Nous retiendrons pour énoncé d’émotion:

[On, répugnance].

On a donc trois types d’expérienceurs, les expérienceurs individuels désignés, le locuteur, et l’expérienceur on qui englobe le locuteur.  On rencontre ici la question particulièrement difficile de la transmission des émotions dans l’interaction. Le problème de l’empathie recoupe, si l’on peut dire, celui de l’extension du “on”.
Du point de vue psychologique, on suppose que, sous certaines conditions d’identification, ce sentiment de répugnance peut se transmettre par empathie à l’interlocuteur (Cosnier 1994). Du point de vue linguistique, cette transmission correspond au cadrage émotionnel imposé à l’interlocuteur; la suite préférée est “Moi aussi!”. Si l’interlocuteur trouve Luc cordial et sympathique, il ouvre une situation de conflit émotionnel.

Moïse abandonné

Introduire le locuteur dans la problématique des énoncés d’émotion permet d’intégrer une observation d’Ortony, Clore, et Foss, qui soulignent que

«“being angry” is an emotion, but “being abandoned” is not […]. We should emphasize that we do not want to deny that “feeling abandoned” refers to some kind of emotional state. Our point is that “being abandoned” does not. Moses was abandoned, but this was not a fact about a psychological state of Moses at all, let alone about an emotional one» (1987, p. 346).

Le jeune Moïse peut en effet éprouver n’importe quel sentiment à se sentir voguer au fil de l’eau, à la rencontre de la fille de Pharaon, de la joie aussi bien que de la peur, du moins pendant un certain temps. Il est évidemment un expérienceur potentiel, mais il n’est pas le seul expérienceur possible attaché à l’énoncé utilisant le prédicat “être abandonné”.

C’est le locuteur qui connaît l’histoire et s’inquiète pour lui qui est le lieu psychologique à qui sera attribué l’émotion éprouvée par empathie: quelque chose comme de la pitié. L’énoncé d’émotion attaché est [Le locuteur – éprouve de la pitié – devant le spectacle].

Mais il n’est pas le seul lieu psychologique possible attaché à l’énoncé utilisant le prédicat “être abandonné”. Considérons que “se sentir abandonné” correspond à un affect du type /détresse/, auto-attribué au locuteur par les énoncés “je suis abandonné, vous m’avez abandonné”. Il détermine, par empathie, un affect complémentaire du type /pitié/. C’est cet affect qui est linguistiquement affiché par l’énonciateur de “Moïse a été abandonné”. La prise en compte, même à minima, du processus de communication des émotions permet donc de récupérer sous ce dernier énoncé un énoncé d’émotion: [locuteur, /pitié/].

 

4 — L’expérienceur est divisé

On peut sans contradiction attribuer à l’expérienceur des sentiments relativement contradictoires.
Il peut être à la fois joyeusement exalté par la neige qui tombe et inquiet à la perspective de devoir prendre sa voiture.

En interaction, le réglage de l’émotion n’est pas forcément le même vis-à-vis des divers participants (respectueux et calme vis-à-vis du juge et furieux vis-à-vis de l’adversaire): en fait on doit parler, en termes goffmaniens, de footing émotionnel.