Ce chapitre présente les instruments et les concepts nécessaires pour l’analyse de la construction discursive des émotions. Nous discutons d’abord la distinction à la fois indispensable et problématique entre communication émotive et communication émotionnelle. La suite présente la notion d’énoncé d’émotion, liant un stimulus, source de l’émotion, un terme d’émotion ou de sentiment, et un lieu psychologique. Lorsque l’énoncé d’émotion est explicite, l’émotion est désignée. L’émotion implicite (donnée à inférer) peut être reconstruite à partir d’indices émotionnels tirés du formatage linguistique de la situation source (reconstruction par l’amont de l’émotion), ou à partir de l’état du lieu psychologique (reconstruction par l’aval); l’énoncé d’émotion n’est plus relevé dans la parole, mais reconstruit. Dans les deux cas, on doit tenir compte de l’attributeur d’émotion, selon que l’émotion est auto-attribuée (affichée en première personne) ou hétéro-attribuée (collée sur autrui).
1. Reconstruction de l’émotion: les trois voies
Nous ne recherchons pas ce que pourrait être l’organisation “en langue” d’un “système des émotions”, comme il existe un système linguistique du temps (Tempus vs Zeit) reposant sur les différents sous-systèmes de la morphologie verbale, des adverbes, des prépositions et des conjonctions temporelles.
Notre hypothèse est qu’il existe une structuration de l’affichage émotionnel qui n’apparaît qu’au niveau de la parole. Les principes de cette structuration valent pour le niveau verbal, et ses résultats sont à coordonner aux données vocales et mimo-gestuelles, soit en harmonie, soit en opposition (Pierre souffre beaucoup + sourire entendu). Le point de départ se situe dans l’émotion non pas connotée mais franchement dénotée, l’émotion déclarée, proclamée, telle qu’elle se dit par exemple dans je déteste la bière. Dans “Eeaa! Beuurk! j’ai horreur de la bière!”, le sentiment est à la fois déclaré et manifesté.
Nous faisons l’hypothèse qu’il n’y a pas contradiction, mais coordination entre les plans énonciatifs. L’importance attribuée aux phénomènes lexicaux et syntaxiques, repose sur un principe simple: si quelqu’un dit “ça me rend triste”, c’est une bonne hypothèse de considérer que, jusqu’à preuve du contraire, il se sent triste, plutôt que gai ou effrayé. Bien entendu, cette position est à composer avec les données issues de l’interprétation des indices sémiotiques émotionnels. Le détective fin physionomiste, le psychanalyste ou le psychiatre pourront, au terme de leurs enquêtes, conclure qu’il jouait la comédie ou qu’il doit redéfinir son émotion. De même, dans “bof quelle surprise + voix plate”, l’affichage explicite de la surprise est contredit par la valeur lexicale de l’interjection et la tonalité vocale, et comme, pour l’interprétant, le réactif prime sur le dénoté (comme l’acte l’emporte sur la parole), on en conclut qu’il n’y a pas de surprise. Mais toute analyse doit prendre en compte qu’il y a bien eu affichage d’une émotion. Nous nous intéressons à l’émotion non pas comme “émotion causalement manifestée”, mais comme “émotion signifiée” dans la perspective d’une organisation de la communication; la problématique de la sincérité ou de l’authenticité des émotions apparaît en conséquence comme tout à fait secondaire. Pour paraphraser le fragment 93 d’Héraclite, le discours émotionné ne reflète pas causalement l’émotion (il ne l’exprime pas), il ne la cache pas (il ne la manipule pas), il la signifie – à quelqu’un[5].
Notre objectif est d’établir les principes permettant de définir la structuration de l’émotion dans et par le discours, que cette émotion soit affichée ou non par tel ou tel acteur. Autrement dit, un discours peut véhiculer une émotion même si les acteurs de ce discours n’en explicitent aucune; mais s’ils en affichent une, ou en attribuent une ou plusieurs à tel ou tel partenaire ou personne évoquée, alors l’analyse doit prendre en compte cette attribution et s’interroger sur son retentissement général sur le texte ou le type de communication
Le programme proposé développe ces intuitions sur la base d’une technique de repérage des émotions selon trois voies:
– la voie directe: l’émotion est déclarée, affichée, dans un énoncé d’émotion explicite;
– les deux voies indirectes: lorsque l’émotion est affirmée indirectement, l’énoncé d’émotion doit être reconstruit. L’expression indirecte des émotions (émotions implicitées) se fait par deux voies, en exploitant:
(i) des “signaux aval” de l’émotion, c’est-à-dire les rapports sur les états physiques et des modes de comportements perceptibles caractéristiques d’une personne émotionnée (manifestations physiologiques, mimo-posturo-gestuelles ou comportementales). Ces signaux sont les vecteurs de l’empathie et fonctionnent selon différents codes sémio-linguistiques;
(ii) des “signaux amont” de l’émotion, c’est-à-dire des traits qui rapportent la situation sous un format narratif-descriptif propre à induire telle ou telle classe d’émotions.
L’idée est d’exploiter tous les indices indirects d’émotions (on pourrait également parler de traits d’émotion, de marqueurs d’orientation émotionnelle ou encore, si l’on aime ce genre de vocable, “pathèmes” (Plantin 1998)) pour reconstruire l’émotion[6].
Les énoncés d’émotion désignent des émotions, et les indices indirects permettent de les inférer. L’émotion peut ainsi être cernée par trois voies différentes:
Schéma 5: Accès direct et indirects à l’émotion
3. Reconstruction des énoncés d’émotion par l’aval et par l’amont
L’émotion peut être attribuée directement au lieu psychologique par l’énoncé d’émotion “Léa éprouva une grande joie’. En grammaire générative ou dans la théorie du lexique grammaire, sentiment et lieu psychologique sont toujours désignés explicitement. Nous étendrons la notion pour parler encore d’énoncé d’émotion lorsque l’émotion est reconstruite sur la base de données langagières décrivant la situation et l’état d’une personne objet de discours (voir plus haut, schéma 5). Les données exploitées sont de l’ordre des stéréotypes langagiers, l’émotion est atteinte indirectement, par inférence. Nous prendrons ici essentiellement l’exemple de la peur, et nous reviendrons au Chapitre 9 sur la question générale du formatage cognitif-émotionnel de la situation.
Reconstruction par l’aval: signifier la composante mimique-posturale-comportementale
La composante expressive s’analyse en traits discontinus, par exemple “rougeur de la face”, “sécheresse de la bouche”, “transpiration augmentée”. Ces traits correspondent à la composante organique de l’émotion. Ils peuvent être définis causalement par le physiologiste, capable de les discriminer, de les mesurer, de les caractériser et de les catégoriser sur des bases qui n’ont rien à faire des questions de langage, pour finalement les nommer selon les exigences de son domaine.
Certaines formes langagières plus ou moins stéréotypées et figées, désignent, ou prétendent désigner, de tels traits, dans une culture donnée. L’émotion peut donc être reconstruite à partir de ces formes reçues attachées à la composante mimo-posturo-gestuelle-comportementale de l’émotion, par exemple:
Pierre courba le dos
Le cheval bondit
On peut courber le dos pour des raisons physiologiques, parce qu’on a une crise de lumbago, ou pour se protéger un peu de la pluie; le cheval peut bondir parce qu’on l’éperonne. Mais il est parfois possible, en fonction du contexte, de récupérer une émotion inférée à partir de tels énoncés purement descriptifs:
[Pierre, /accablement ou résignation ou …/ ]
[le cheval, /joie ou surprise ou …/]
Si on ne peut pas proposer de désignation précise, on utilisera les “termes de base” du champ lexical ou simplement on indique une localisation approximative dans l’espace des émotions schématisé au Chapitre 7. Cette reconstruction est évidemment tributaire des lieux communs associés aux émotions dans telle langue, par telle culture.
En naturalisant ces lieux communs descriptifs, on dira que les émotions ont des manifestations physiologiques et comportementales qui font partie du savoir des locuteurs sur le monde; il est possible de remonter de l’effet de l’émotion (“le dos courbé”, “le bond”) à l’émotion corrélée elle-même.
Certains termes de couleur permettent ainsi d’accéder à des termes d’émotion, par exemple:
Pierre verdit.
Si on a de bonnes raison de penser que Pierre n’est pas gravement intoxiqué, comme en français, on est vert de peur ou de rage, on doit attribuer l’un ou l’autre de ces sentiments à Pierre. Si, comme c’est le cas ici, plusieurs émotions sont associées à l’expression, on enregistre les différentes possibilités comme suit:
[Pierre, /peur ou rage/]
Le contexte permettra d’opérer les discriminations nécessaires.
Une même forme peut être attachée à une famille d’émotions. Du point de vue de la sémiologie langagière, certaines émotions se lisent dans le regard de la personne émotionnée, et d’autres moins. Le tableau ci-dessous propose une première liste d’intuitions:
– se lit dans son regard | |
la peur | +++ |
la colère | ? |
la joie | +++ |
la tristesse | +++ |
la fierté | + |
la honte | + |
Ces phénomènes de stéréotypisation peuvent se cumuler: l’étincelle qu’on lit dans le regard peut être signe de joie, de cupidité… mais pas de tristesse.
Bien entendu, il est possible que les recherches sur la physiologie des émotions découvrent un jour que la peur influe sur le regard d’une manière toute différente de la fierté. Alors on aura découvert que ce tableau, qui jusqu’à nouvel ordre manifeste un ordre langagier-culturel, a en fait valeur référentielle.
Une série d’expressions stéréotypées décrivent des attitudes, des comportements, des réactions comme convenant typiquement à telle ou telle émotion, en sélectionnant notamment les zones corporelles affectées par cette émotion. Les coutumes langagières lisent la peur sur le corps selon le code suivant:
– Sur tout le corps: trembler de peur, trembler comme une feuille, et plus particulièrement sur les jambes et les dents: les jambes (les genoux) flageolent, les dents claquent.
– Le cœur: le cœur cesse de battre (alors que le cœur battant renvoie à l’attente du plaisir), on se sent défaillir (mais on se pâme seulement de plaisir).
– La couleur du visage: vert de peur, blanc de peur, blanc comme un linge (mais pas *pâle de peur).
– Les réactions cutanées: avoir la chair de poule, suer de peur.
– La température corporelle: glacé d’effroi, tout mon sang se glaça dans mes veines.
– Les cheveux: ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
– La bouche et la voix: la bouche sèche, muet d’effroi, mais hurlant de peur.
– Les viscères: son estomac se nouait, il faisait dans son froc, malade de peur.
Ces réactions se traduisent sur le comportement; paralysé par la peur, cloué sur place, pétrifié, mort de peur; il semble que ce n’est pas la fuite mais la paralysie qui est langagièrement associée à la peur; la fuite serait plutôt de l’ordre de l’action délibérée.
Ces descripteurs stéréotypés entrent dans le repérage des émotions. Si un discours signale que telle personne a la chair de poule, alors on peut légitimement attribuer à cette personne une émotion qui se trouve dans le champ de la peur (notée /peur/) – et pas quelque chose de l’ordre de la fierté, puisqu’en français, la fierté ne donne pas la chair de poule. L’émotion est ainsi reconstruite d’aval en amont, sur la base des indices verbaux disponibles
Reconstruction par l’amont: Le formatage émotionnel des situations
La peur se déclenche dans certaines situations également stéréotypées, dans des conditions langagières identiques à celles qui ont été évoquées pour les réactions expressives. Ces situations ont été typifiées par Aristote dans le premier ouvrage traitant non pas de psychologie des émotions mais de l’usage social des émotions endoxales, la Rhétorique (voir Chapitre 2). La colère est définie en relation avec sa cause: «définissons la colère (orgè) comme l’appétit (orexis) accompagné de souffrance (lupè) de ce qui apparaît comme une vengeance à cause de ce qui apparaît comme un acte de dépréciation (oligôria) atteignant nous-mêmes ou nos proches, quand cette dépréciation n’est pas justifiée. Si c’est bien cela la colère, il s’ensuit nécessairement: que l’homme en colère le soit toujours contre un individu particulier, Cléon par exemple, et non contre l’homme en général; que, d’autre part, cette personne ait fait ou se soit apprêtée à faire quelque chose à soi ou à l’un des siens; que toute colère soit suivie d’un certain plaisir inspiré par l’espoir de la vengeance» « (Rhét. 1378a31-b1; trad. Chiron, p. 264-265. Voir aussi Greimas 1983, p. 229). Aristote propose ici une définition relativement abstraite des sources de la colère, tout à fait opératoire, comme on le verra avec les Études 1, 4 et 5. D’une façon générale, des émotions sont stéréotypiquement attachées à des situations: on attribue a priori de l’angoisse à l’étudiant à la veille de son examen et “au gardien de but au moment du pénalty”. Nous verrons au Chapitre 9 selon quelles lignes générales se construisent les situations émotionnantes.
4. Prolongements
Il est donc possible de reconstruire des énoncés d’émotion non seulement lorsqu’une émotion est explicitement (auto– ou hétéro-) attribuée à un actant de la parole, mais également lorsqu’elle est inférée, soit par l’amont, à partir des représentations langagières des situations dans laquelle il se trouve (si un actant est dans telle situation, il éprouve une émotion de la classe /X/); soit par l’aval, à partir d’une sémiologie des manifestations émotionnelles représentées (s’il est dans tel état physique, il éprouve une émotion de la classe /Y/).
Ce modèle simple peut être enrichi à l’aide d’indices de second degré exploitables pour déterminer la conformation émotionnelle d’une situation.
Les dispositions émotionnelles de Psy
L’énoncé “Pierre est craintif” (timoré, timide, pusillanime… vs confiant, hardi, assuré…) n’est pas un énoncé d’émotion. Il n’affecte pas une émotion actuelle, la peur, à Pierre, mais il fait référence aux réactions potentielles de Pierre face à des situations qui, même si elles ne sont que faiblement formatées pour la peur, lui inspirent de la peur. Les énoncés de ce type “sur-déterminent” les situations dans le sens d’une émotion particulière.
Lâche et courageux ne sont pas analysables sans référence à la capacité d’affronter les difficultés, et plus spécifiquement la peur et le danger. D’une façon générale, l’analyse des émotions n’est pas dissociable de l’analyse des vertus[11].
La fonction déclencheur
Dans “N° donne l’alerte”, N° (Humain ou non) est dans le rôle non pas de source mais de déclencheur; le lieu psychologique est indéterminé. De “N° alerte Pierre au sujet de X”, on peut extraire l’énoncé d’émotion [Pierre, /inquiétude/, X].
Les fonctions Opposant/Adjuvant et Obstacle
De “N° rassure N1”, on peut extraire une sorte de double énoncé d’émotion [N1, /inquiétude à calme/]: ce verbe condense un parcours émotionnel. (Dé-/en-)courager, décontenancer, s’enhardir… partagent cette propriété.
RESTE
Exprimer son émotion / Signifier son émotion aux autres participants
Notre objectif est de proposer un modèle permettant de reconstruire le développement des émotions en parole. Nous entendons par modèle une représentation schématique, cohérente, compacte et systématique d’une classe d’objets ou de phénomènes par le moyen de concepts définis le mieux possible, de règles internes articulant ces concepts et de règles externes (méthodologiques) d’opération sur les objets qu’on souhaite modéliser. Un modèle est un outil d’intégration, qui sert au démêlage d’un donné foisonnant, apparemment chaotique, et à sa reconstruction ordonnée sur un plan théorique. Il doit au minimum rendre compte de ce qui se passe pour un cas quelconque de la classe concernée (adéquation descriptive) et être ouvert au traitement de cas nouveaux. Il doit en outre améliorer la compréhension ordinaire du phénomène, compréhension qui peut remettre en cause l’intuition ordinaire, pré-analytique (adéquation explicative).
Il revient au psychologue de définir le concept d’émotion et de dire ce que sont la colère, la honte, la peur, la joie, … dans leur vécu psychique et leurs manifestations psychologiques, physiologiques et comportementales.
[1] Les processus physiologiques ou neurovégétatifs parallèles aux transformations de ces “Gestalten” verbales, mimo-posturo-gestuelle et comportementale sont inaccessibles par les méthodes linguistiques.
[2] «Wir nennen die semantische Relation des Lautzeichens zum Täter der Sprechakt, den Ausdruck und die semantische Relation des Lautzeichen zum Adressaten den Appell» (1933/1976, p. 102).
[3] «Denn “der sprachliche Ausdruck” und “der sprachliche Appell” sind Teilgegenstände der ganzen Sprachforschung, die nicht nur eigene Bemühungen und Methoden erfordern, sondern auch eigene Strukturen aufweisen. Die Lyrik kurz gesprochen und die Rhetorik haben jede etwas Eigenes an sich, was sie unter sich und von der — sagen wir einmal Epik, um nicht aus dem Konzept zu fallen — unterscheidet…» (1933/1976, p. 104).
[4] Le trait émotivité était utilisé en caractérologie pour désigner un des trois traits de base du caractère, les deux autres étant l’activité, et le retentissement (personnalités primaires / secondaire). La combinaison de ces trois traits permettrait de décrire le “caractère” ou la “personnalité”. Cette théorie rénovait la problématique des humeurs en définissant huit personnalités types: colérique – passionné – nerveux – sentimental – sanguin – flegmatique – amorphe – apathique (Wikipedia, art. Caractérologie).
[5] Héraclite, fragment 93 : «Le dieu dont l’oracle est à Delphes ne révèle pas, ne cache pas, mais il indique». (Provient de Plutarque, Sur les oracles de la Pythie 397 A).
[6] Ces émotions inférées seront notées entre barres obliques.
[7] Voir Annexe “Verbes pyschologiques et agentivité”.
[8] Un dictionnaire est un compendium des discours associés à un terme. Il explicite les orientations émotionnelles, autrement dit les topoï qui règlent les inférences émotionnelles linguistiquement légitimes à partir de ce terme.
[9] Voir Annexe 2 “Sensibilité à la métaphore des termes d’émotion”.
[10] Même si on peut trouver des occurrences de ces syntagmes sur internet, les locuteurs consultés refusent bouillant de honte, de joie, d’angoisse hors contexte.
[11] Le courage (capacité à surmonter la peur) peut être mis au service de causes condamnables; est-il réellement une vertu?