VERBES ET ADJECTIFS d’ÉMOTION
1. Terminologie
En français, on parle de verbe psychologique ou de verbes de sentiment ou de verbes d’émotion.
En anglais, « a psych verb is a verb (such as bore, frighten, please, anger, and disappoint) that expresses a mental state or event »; les psych verbs sont des « verbs that express a psychological state and assign the role ‘experiencer’ (of that psychological state) to one of its arguments ».
On dit également psychological verb, mental verb, experiencer verb, and emotive verb.
Nous parlerons de verbe d’émotion, et de prédicat d’émotion, pour couvrir à la fois les verbes d’émotion et les adjectifs d’émotion qui en dérivent.
Fondamentalement, le prédicat d’émotion attribue une émotion un être, l’expérienceur de l’émotion (ou lieu psychologique)
2. Syntaxe des verbes d’émotion
Les prédicats d’émotion ont été étudiés notamment par Nicolas Ruwet dans le cadre de la grammaire générative (2) et par Maurice Gross, dans le cadre de la théorie du lexique-grammaire (3).
On distingue ainsi trois types phrases mettant en jeu des termes d’émotion:
— Construction impersonnelles
— Constructions en être et avoir
— Constructions à verbe psychologique, VΨ
Les prédicats d’émotion correspondent à différents types de constructions, selon que s’y expriment ou non l’expérienceur et la source de l’émotion. Le terme d’émotion est obligatoire.
(i) Le substantif d’émotion est prédiqué par un verbe impersonnel
[Verbe impersonnel + Substantif d’émotion]
C’est le cas de constructions impersonnelles comme il est agréable de –.
Le lieu psychologique est dit absent, mais on peut néanmoins, à partir ce tels énoncés projeter une émotion sur le locuteur (voir plus loin, “Lieu psychologique”).
Ça craint : le verbe craindre attache une émotion du type [peur, appréhension] à un lieu, une atmosphère qu’elle caractérise.
(ii) Le terme d’émotion est prédiqué de l’expérienceur par le verbe être ou avoir
[Expérienceur + (être, avoir) + Substantif d’émotion]
Construction adjectivale “N° est Adj”: N° est heureux, joyeux
Construction “N° est en N”: N° est en colère
Construction “N° a Adj”: N° a peur
Sur ces constructions, voir Leeman 1995.
Dans les constructions suivantes, la prédication est effectuée par un verbe d’émotion.
(iii) Un verbe d’émotion est prédiqué de l’expérienceur
[Expérienceur, Verbe d’émotion]
Paul enrage
Paul s’ennuie, s’emmerde, se morfond
S’emmerder, se morfondre n’ont pas de correspondants substantifs morphologiquement apparentés.
Emmerdement n’est pas le substantif d’émotion correspondant à s’emmerder, ni à emmerder.
(iv) Le verbe d’émotion lie l’expérienceur à la source de l’émotion
Ces constructions sont de deux types principaux, selon le rôle syntaxique, sujet ou objet, du lieu psychologique et de la source de l’émotion.
Les verbes de type mépriser focalisent sur le lieu psychologique, qui est en position sujet, alors que pour les verbes de type dégoûter c’est la source de l’émotion qui est mise en en position sujet.
(i) Verbes de type mépriser (Vψ1)
[Expérienceur + Verbe d’émotion + Situation]
Dans “Pierre méprise l’argent” « Pierre est le “lieu” d’un certain processus psy qui a pour thème l’argent » (Ruwet 1972, p. 187).
L’expérienceur est en position sujet et la source de l’émotion (être, situation), en position objet direct.
Les verbes suivants sont des Vpsy1: mépriser, aimer, adorer, admirer, détester, déplorer, supporter, redouter, regretter, estimer, apprécier… (id., p. 189).
(ii) Verbes de type dégoûter (Vψ2)
[Situation + Prédicat d’émotion + Expérienceur]
Dans “L’argent dégoûte Pierre”, Lieu et Situation permutent leurs places syntaxiques par rapport aux Vpsy1 :
La source de l’émotion est en position sujet et l’expérienceur en position objet direct.
Les verbes suivants sont des Vpsy2: dégoûter, amuser, intéresser, agacer, ennuyer, effrayer, gêner, terrifier, horrifier, humilier, surprendre, étonner, impressionner, préoccuper… (id., p. 189).
(iii) Verbes de type plaire (Vψ3)
[Situation + Prédicat d’émotion + Prép + Expérienceur)]
Pour les verbes de type plaire (dits Vpsy3), “Pierre plaît à Paul”, l’expérienceur est objet prépositionnel.
Comme pour les Vpsy2, la source est en position sujet.
***
La notion de verbe psychologique étend considérablement le champ des termes d’émotion qu’on limiterait indûment à une série de substantifs de base. Un verbe comme agacer prédique une émotion qui n’est désignée par aucun substantif de base, mais seulement par le substantif dérivé, agacement.
(v) Nom d’émotion dans les phrases exclamatives
Outre ces phrases prédicatives, on trouve des noms d’émotion sans mention d’expérienceur dans des tournures exclamatives :
Quelle horreur !
PHRASES D’ÉMOTION À STRUCTURE COMPLEXE
Dans les phrases élémentaires exprimant un terme d’émotion en lien avec une source et un expérienceur, le terme d’émotion exprime directement l’émotion, comme dans :
Léa ressent une grande joie
Le lien entre le terme d’émotion et le lieu psychologique peut aussi être établi indirectement, dans des énoncés résultant d’opérations syntaxiques complexes:
Luc perçut une étincelle de joie dans le regard de Léa (Gross 1995, p. 77)
Dans les deux cas, on a affaire à la même attribution d’émotion, mais dans le second énoncé, l’attribution est indirecte, elle est inférée de deux indices.
— D’une part, elle exploite un indice stéréotypiquement lié à l’expression de la joie, qui “se lit dans le regard” de l’expérienceur.
— D’autre part, un indice plus sélectif, qui touche à la modalité d’apparition du symptôme, l’étincelle. On parle d’étincelle de joie, peut-être d’étincelle de colère, mais pas d’étincelle de peur de tristesse ou de honte.
L’interprétation doit prendre en compte ces indices, ou ces façons de dire caractéristiques de l’expression de l’émotion dans une langue et une culture donnée.
VERBES PSYCHOLOGIQUES ET AGENTIVITÉ
Les énoncés à verbe psychologique mettent en relation l’émotion, sa source et son siège. Certains Vpsy2 peuvent recevoir une interprétation agentive (“active”, Gross 1995, p. 75), c’est-à-dire que le sujet du verbe est à la fois “thème” et “agent” conscient et délibéré du processus aboutissant à l’état dont est affecté le lieu psychologique.
La question est donc celle de la nature exacte de la relation sémantique entre le sujet et l’objet du verbe psychologique, selon que le sujet contrôle ou non l’état de l’objet (selon que le sujet a ou non l’intention de produire cet état dans l’objet). Les thèmes non humains interdisent la lecture agentive; certains adverbes comme délibérément l’imposent:
Le manège amuse Pierre
Jean amuse Pierre (volontairement ou involontairement)
Jean a délibérément amusé Pierre
Tous les Vpsy2 ne sont pas susceptibles de recevoir une interprétation agentive (*Jean a délibérément touché Pierre).
Les tests d’agentivité reposent sur la possibilité d’introduire une relation de type faire entre le sujet et l’objet de Vpsy2:
Qu’est-ce que Max a fait?
– Il a cuit le poulet, amusé les enfants
– *Il a préoccupé Paul, *frappé Jules par sa beauté
La possibilité d’introduire un adverbe de type prudemment est une indication d’agentivité:
Paul a prudemment cuit le poulet
*Paul a prudemment préoccupé Max
Ces notions rendent compte d’oppositions comme terroriser / terrifier. Terroriser est agentif, impliquant forcément une intention de faire peur de la part du Pierre, alors que terrifier n’implique pas forcément cette intention (Ruwet 1995):
Paul terrifie Pierre (Paul a ou non l’intention de faire peur)
Paul terrorise Pierre, c’est très méchant de sa part
le feu d’artifice terrifie Pierre vs * le feu d’artifice terrorise Pierre
La source humaine de l’émotion, peut agir intentionnellement ou non :
Pierre amuse Paul
– soit involontairement: Pierre n’a pas l’intention d’amuser Paul.
– soit volontairement: Pierre fait des choses que Paul trouve amusantes. [7]
Par ailleurs, d’autres verbes sans contenu émotionnel particulier, permettent d’exprimer l’émotion dans le cadre sémantique et syntaxique qui leur est propre.
On parle alors de métaphore émotionnelle,
[1] D’après https://www.thoughtco.com/psych-verb-definition-1691550
[2] Dans son analyse des « verbes psychologiques», Ruwet distingue, outre le verbe psychologique ou verbe d’émotion, l’expérienceur et la situation source ou déclencheur de l’émotion. L’étude des verbes psychologiques s’intéresse aux relations syntaxiques liant ces trois entités en une “phrase d’émotion” (Ruwet 1994, p. 45).
[3] La théorie du lexique-grammaire « localise les éléments de sens dans des phrases élémentaires et non pas dans des mots » :
La description de la formulation des sentiments [consiste] en une grammaire locale, et non pas en un simple lexique des termes de sentiments. En conséquence, on considère qu’un lexique de noms de sentiments n’a pas d’autonomie, et donc que les noms doivent être entièrement intégrés aux familles de phrases présentées ici sous forme de grammaire. Ce point de vue a une traduction sémantique claire et quasi tautologique: un sentiment est toujours attaché à la personne qui l’éprouve. On peut formaliser cette association en la notant par un prédicat sémantique: “Sent (h)”, où le sentiment Sent est une fonction d’une variable h, qui correspond à des humains. Il existe alors autant de fonctions que de sentiments (Gross 1995, 70).
UN CLASSEMENT SÉMANTIQUE DES VERBES PSYCHOLOGIQUES
De même qu’on situe les noms d’émotion sur un axe plaisir / neutre / déplaisir, les verbes psychologiques peuvent se répartir en trois classes, “agréable”, “désagréable” ou “indifférent”.
Comme le verbe étonner, le substantif étonnement n’a pas d’orientation plaisir / déplaisir.
Dans son étude des « verbes psychologiques », Mathieu part des recherches de Jackendorf (1990), qui considère une liste de 390 verbes psychologiques, classés en trois catégories « selon que le sentiment éprouvé est négatif, positif ou neutre » (Mathieu 1996/77, p. 117).
Une liste de verbes psychologiques français (Mathieu 1996-1997, p. 117-118)
Verbes “désagréables”
— type EFFRAYER
faire peur provoquer de la frayeur affoler alarmer angoisser apeurer |
effaroucher effrayer épeurer épouvanter glacer horrifier |
inquiéter intimider paniquer terrifier terroriser |
— type ATTRISTER
faire de la peine rendre triste affecter affliger assombrir |
atteindre attrister chagriner chiffonner contrarier |
contrister désoler navrer peiner rembrunir |
Verbes “agréables”
— type ÉMOUVOIR
rendre plus sensible affecter bouleverser chambouler |
chavirer émotionner émouvoir remuer |
renverser toucher tournebouler troubler |
— type ÉPATER
causer un étonnement admiratif éblouir |
émerveiller épater époustoufler |
étourdir souffler |
Verbes “indifférents” : type ÉTONNER
causer de la surprise abasourdir ahurir asseoir confondre ébahir ébaubir ébouriffer |
époustoufler estomaquer étonner frapper interdire interloquer méduser renverser |
saisir scier sidérer souffler stupéfier surprendre |
Soit un total de 73 verbes.
Homonymie des verbes d’émotion
« Ces classes ont une intersection vide ; si un verbe est ambigu, il est considéré comme recouvrant des verbes différents (non ambigus). Par exemple ennuyer, qui a trois interprétations possibles, est analysé comme trois verbes distincts (ibid.) :
ennuyer = lasser — Le discours fleuve de l’orateur (ennuie + lasse) l’assistance
ennuyer = tracasser — Que son fils lui mente (ennuie + tracasse) Paul
ennuyer = déranger — l Le bruit des pelleteuses (ennuie + dérange) Paul ».
Puisqu’ennuyer renvoie à trois émotions différente, il doit figurer trois fois fois dans la liste des 590 verbes.
Verbe D’ACTION et D’ÉMOTION
Frapper : avec un poignard / par sa clairvoyance
Dans les constructions mettant en jeu l’émotion, l’indication d’émotion est portée
— par un verbe d’émotion,
— par un adjectif ou un substantif d’émotion, la prédication étant alors assurée par être, avoir ou par un verbe impersonnel.
Par ailleurs, certains verbes d’action matérielle, sans contenu psychologique, comme frapper peuvent fonctionner comme des verbes d’émotion au sens plein du terme.
Paul a frappé (touché, blessé, ébloui, troublé, …) Pierre
On a affaire à une construction correspond à celle d’un VΨ2 :
Source — frappe, touche— Expérienceur
Tous les termes de la famille morpho-lexicale du verbe d’émotion sont des termes d’émotion :
éblouir, ébloui, éblouissant, éblouiissement…
Du point de vue sémantique, on peut considérer que le verbe d’émotion est une métaphore du verbe d’action matérielle.
Cependant, du point de vue syntaxique, le verbe d’action frapper et le verbe d’émotion frapper entrent dans des constructions bien distinctes, ce qui pousse à les considérer plutôt comme des homonymes :
— la préposition introduisant l’instrument est de, avec dans le cas du verbe indiquant l’action physique; dans le cas du verbe psychologique, la source du sentiment est introduite par la préposition par:
Pierre a frappé Paul de /avec son poignard (*par son poignard)
Pierre a frappé Paul par son intelligence (*de / *avec son intelligence)
– seul frapper action physique peut être mis à l’impératif:
Frappe-le de / avec ton poignard! (*par ton intelligence!)
– seul frapper verbe psychologique peut être modifié par les adverbes très ou si:
Pierre a été très / si frappé par l’intelligence de Paul
*Pierre a été très / si frappé du / avec le poignard de Paul
Problème de reconstruction de l’émotion
La reconstruction des énoncés d’émotion correspondant à ces emplois doit expliciter le plus clairement possible de quelle émotion il s’agit. A partir de l’énoncé “Pierre a blessé Paul” on pourrait reconstruire l’énoncé d’émotion [Paul, blessé] en attendant la spécification qu’apporte le contexte actuel dans lequel est prise cette affirmation. On peut également proposer une classe d’énoncés d’émotion en s’appuyant sur le dictionnaire.[8] Ainsi, pour blesser, le TLFi mentionne désagrément, inquiétude – offenser, choquer, déplaire – faire du mal importuner, déplaire (art. blesser) soit une orientation vers la classe des émotions négatives d’intensité faible et moyenne, en attendant que le contexte précise si Paul est se sent méprisé ou humilié.
Si Pierre est ébloui par l’intelligence de Paul, on peut reconstruire un énoncé d’émotion [Pierre, /admiration/], simplement en se conformant à la sous-entrée «Éblouir … Frapper la vue, l’esprit d’admiration» (TLFi, art. éblouir). Les barres obliques indiquant qu’il s’agit d’une reconstruction sont peut-être superflues ici.