Argumentation 2 : Carrefours et positions

L’explosion des interrogations théoriques autour de la notion d’argumentation (van Eemeren et al. 1996), la multiplicité des disciplines concernées, rendent réductrice et risquée toute définition globale et incitent plutôt à caractériser le domaine par le faisceau des problèmes qui le traversent et le structurent.

Les définitions de l’argumentation peuvent s’organiser à partir des questions de recherche qui donnent au champ son unité. On constatera que ce qui pouvait apparaître à première vue comme de la dispersion répond en fait à la nécessité de prendre en compte la gamme complexe d’objets et de situations où se manifeste l’activité argumentative.

1. Une carte du champ de l’argumentation : la question du langage

Le schéma suivant tente une cartographie des théories de l’argumentation. Les principales approches y sont présentées sous la forme d’une d’’arborescence. Les nœuds des branches sont des choix à opérer, des questions carrefours.
Les réponses qu’on donne à ces questions balisent différents cheminements correspondant aux choix théoriques qui structurent les différentes approches de l’argumentation. Ces chemins correspondent aux hypothèses internes caractérisant les théories (voir infra §2) figurant à l’extrémité des branches.
La carte suivante part de la question du cognitif au langagier dans l’argumentation. La discussion de ces questions-carrefours vient à la suite du schéma.
D’autres questions peuvent être prises comme points de départ (voir infra §2) chacune produisant une cartographie différente.

 

• (1) L’argumentation est-elle :

— une pure ACTIVITÉ DE PENSÉE, (2) ?
— une pratique
COGNITIVE-LANGAGIÈRE, (3) ?

Si l’argumentation est définie comme une pure activité de pensée, exprimée dans un langage parfaitement transparent, les études d’argumentation correspondent à une psychologie du raisonnement hors du langage ordinaire.
Mais, au même titre que l’argumentation quotidienne où les bonnes raisons sont nécessairement exprimées en langue naturelle, la pensée mathématique et le raisonnement scientifique utilisent des langages formels.

  • (3) : L’argumentation est une pratique cognitive-langagière.
    Est-elle :

— GÉNÉRALISÉE, (4) ?
RESTREINTE,  (5) ?

L’argumentation, considérée comme une activité linguistique et cognitive, doit-elle être considérée comme un phénomène GÉNÉRAL caractérisant l’activité de langage, ou comme un phénomène RESTREINT à certaines formes de dialogue ou de monologue ?

  • (4) : L’argumentation est une pratique cognitive-langagière GÉNÉRALISÉE.
    Est-elle attachée:

— à la LANGUE, (6) ?
— au DISCOURS, (7) ?

La première approche généralise le concept d’argumentation au niveau de la langue (au sens saussurien), tandis que la seconde effectue la même généralisation au niveau du discours.

  • (6) L’argumentation est “dans la langue” (10).

La théorie de l’argumentation dans la langue voit dans l’argumentation la forme de la signification linguistique. Comme pour les approches classiques, l’argumentation est bien considérée comme une combinaison d’énoncés (argument, conclusion) ; mais c’est un principe sémantique, liant en langue le prédicat de l’argument à celui de la conclusion, qui autorise et conditionne la dérivation de la conclusion à partir de l’argument : il est divorcé, donc il a été marié ; il est intelligent, il fera bien le travail. La conclusion est déjà dans la forme sémantique de l’argument. En conséquence, la rationalité attachée à l’étayage argumentatif est le reflet illusoire de la signification, V. Orientation argumentative.

  • (7) Tout discours est argumentatif : “Logique naturelle” (11)

Pour la théorie de l’argumentation dans la langue, l’argumentativité du discours est dérivée de celle de la langue. La logique naturelle de Grize considère l’argumentativité comme la propriété fondamentale caractérisant le discours. L’argumentation est vue comme une schématisation du monde opérée par la parole, dont les constructions jettent un éclairage subjectif sur la réalité ; argumenter c’est métaphoriquement, donner à voir, “orienter le regard”. Dans cette perspective, l’argumentation n’est pas forcément un ensemble d’énoncés ordonnés à la Toulmin, et ses éventuels effets persuasifs ne sont pas attachée à un type spécial de discours ni à l’emploi de techniques discursives spécifiques. Tout énoncé, toute succession cohérente d’énoncés (descriptive, narrative) construit un point de vue ou « schématisation », dont l’étude constitue l’objet de la logique naturelle.

  • (5) L’argumentation est une pratique cognitive-langagière RESTREINTE.
    Est-elle attachée :

— au MONOLOGUE, (8) ?
— au DIALOGUE, (9) ?

On considère dans cette hypothèse que tout discours n’est pas forcément argumentatif ; l’argumentativité caractérise certaines formes de discours, ayant la forme d’un monologue (argumentation monogérée par le locuteur) ou d’un dialogue (argumentation cogérée par les participants) Chacun de ces choix correspond à deux familles de théories.

  • (8) : L’argumentation est une pratique cognitive-langagière restreinte à certaines formes de monologue. Ces formes sont-elles :

— MONOLOGIQUES, (12) ?
—  DIALOGIQUES (13) ?

On distingue deux formes d’argumentation autogérées, selon qu’elles prennent en compte ou non la parole de l’autre.

La logique traditionnelle étudie les lois du discours qui assure la transmission correcte de la vérité. Le discours logique n’est pas adressé ; il se développe indépendamment de tout auditoire et de tout opposant, à qui il n’y a pas lieu de donner la parole.  Ce discours ne recherche pas la persuasion ; son caractère persuasif éventuel est dérivé de sa vérité.

  • (13) L’argumentation est un monologue dialogique :
    Cellule argumentative – Rhétorique du bien dire (17)

L’esclavage a été aboli, pourquoi pas la prostitution ? Les serpents sortent, il va pleuvoir :

L’essence de l’argumentation est dans discours où un énoncé, l’argument, appuie un autre énoncé, la conclusion. L’esclavage a été aboli, c’est certain ; les serpents sortent, on le constate ; en revanche, abolir la prostitution est un projet qui sera peut-être réalisé un jour ; et c’est l’avenir proche qui dira s’il pleut. On projette du non douteux, l’argument, vers l’incertain et le controversé, la conclusion.

Cette approche correspond à celle de Toulmin, qui définit l’épisode argumentatif comme une constellation structurée d’énoncés. L’argumentation part d’une donnée, pour en tirer une conclusion ; une loi générale garantit ce passage. La composante dialogique et les réserves qu’on peut faire sur cette inférence sont exprimées par un trait modal introduisant les conditions de réfutation de l’argumentation positive. Cette forme définit le discours rationnel raisonnable.

La rhétorique du bien dire est dialogique, c’est-à-dire qu’elle peut intégrer la parole de l’autre. Son discours se présente comme véridique ; il n’est pas adressé, au sens où il n’est pas structuré par l’intention persuasive. Son caractère persuasif éventuel est dérivé de sa véridicité.

  • (8) L’argumentation est une pratique cognitive-langagière restreinte à certaines formes de dialogue. Ces dialogues sont-ils :

SANS STRUCTURE D’ÉCHANGE, (14) ?
AVEC STRUCTURE D’ÉCHANGE, (15) ?

Les théories dialogales considèrent soit que le dialogue est la forme première de l’activité argumentative, soit que c’est sous la forme du dialogue que se manifestent le plus clairement les mécanismes de l’argumentation, en vertu du principe d’externalisation (van Eemeren & Grootendorst 1992, p. 10).

À l’intérieur de cet ensemble d’approches dialogales, on distingue selon que le dialogue ou non une structure d’échange (admet des tours de parole, donne à tous les participants la possibilité de prendre la parole dans les mêmes conditions). Le premier cas est celui de la rhétorique de la persuasion, le second correspond à deux familles de théories.

L’adresse rhétorique persuasive monogérée est un type de dialogue particulier, à structure dialogique. Les voix des autres, en particulier celle de l’adversaire, sont reconstruites dans le discours de l’orateur qui monopolise la parole. Le public ne donnera sa réponse sous un autre format, en tant que jugement de l’affaire ou décision politique.

Ce discours est caractérisé de façon extra-discursive, par l’effet perlocutoire qui lui serait attaché, la persuasion unilatérale. La rhétorique est l’art de conduire les âmes. L’auditoire est là pour être guidé et persuadé, non pas pour proposer, son tour venu, un contre-discours.

  • (15), L’argumentation est un dialogue avec structure d’échange. Son format est-il :

— LOGIQUE, (19) ?
— INTERACTIONNEL, (20) ?

Depuis les années 1970, les théories de la logique informelle et de la pragma-dialectique ont réorienté les études d’argumentation en donnant la priorité à l’étude de l’argumentation en tant que dialogue.

Dans le cas d’un dialogue avec structure d’échange, l’étude peut se développer comme approche formelle des dialogues argumentatifs (19), ou comme une approche empirique de l’argumentation dans les interactions naturelles (20).

  • (15) L’argumentation est un dialogue avec structure d’échange ayant un format logique :
    Dialogue formelDialectique (19)

Les logiques dialectiques sont des dialogues formels dont les règles sont de type logique. L’argumentation dialectique est un dialogue, vrai, au sens où des partenaires alternent leurs tours de parole, et c’est un dialogue critique, évaluant la validité de l’argumentation. Les théories critiques de l’argumentation dialectique renforcent les contraintes sur le dialogue, soit au moyen d’un système de règles conçu pour incarner un standard rationnel, comme dans Pragma-Dialectique, soit au moyen d’un système de questions critiques, comme dans la Logique Informelle.

  • (15) L’argumentation est un dialogue avec structure d’échange au format interactionnel
    L’argumentation est une forme d’interaction ordinaire (20)

Le déclencheur de l’activité argumentative est la non-ratification et le doute jeté sur un point de vue, créant une stase, et conduisant l’interlocuteur à justifier ce point de vue. Selon la réaction des participants, le trouble de la conversation peut être rapidement résorbé dans la tâche en cours, sinon, l’échange peut évoluer vers des argumentations en bonne et due forme. La situation argumentative émergente est fondamentalement régie par lois de l’interaction. Ses développements ultérieurs peuvent la transporter sur d’autres sites, comme les terrains judiciaires, politiques ou scientifiques.

Ce développement de l’argumentation à partir d’une contradiction créant une question argumentative est théorisé dans la rhétorique ancienne sous le nom de théorie des questions ou “états de cause”, V. Question.

2. Autres cartographies possibles

Le tableau ci-dessus met au premier plan la question du langage dans l’argumentation. D’autres points de départ, par exemple l’opposition forme / fonction ou le statut de la rationalité argumentative déterminent d’autres trajets inter-théoriques.

2.1 Forme ou fonction ?

L’argumentation est-elle définie par sa fonction ou par sa forme ? Cette question oppose deux familles théoriques, l’une axée sur la persuasion et l’autre sur la description structurelle des épisodes argumentatifs. Ces deux points de départ donnent lieu à des questionnements symétriques classiques lorsqu’on traite de forme et de fonction : comment traiter des aspects fonctionnels dans ce dernier cas ? Dans le premier cas, quels sont les critères structurels garantissant l’adéquation descriptive ?

2.2 Quel type de rationalité ?

Certaines théories mettent au premier plan l’argumentation, comme instrument de la rationalité au service de l’action. Vérité et rationalité peuvent être considérées :

(i) Comme l’attribut d’un type de discours monologique dont la meilleure illustration est fournie par le syllogisme. Différentes approches de l’argumentation prennent en charge les notions de vérité et de rationalité associées au discours logique.

(ii) Dans la perspective d’une rhétorique de la persuasion, le rationnel social est ce sur quoi se réalise le consensus de l’auditoire universel convenablement constitué.

(iii) La rationalité d’un échange peut être vue comme une production sociale, produit d’un dialogue critique bien organisé.

 (iv) Comme une construction progressivement élargie, qui s’effectue sous le guidage de la pensée et de la méthode scientifique.

Contrastant avec ces perspectives, les théories généralisées de l’argumentation maintiennent une perspective agnostique sur la rationalité et remettent en question la possibilité même de l’exprimer dans le discours ordinaire.

2.3 Quels objets ?

2.3.1 Hypothèses internes et hypothèses externes

Les différentes approches de l’argumentation sont caractérisées par la nature des hypothèses qu’elles font,
— d’une part sur le plan de leur organisation théorique et conceptuelle : les hypothèses internes.
— d’autre part, sur le plan de la définition de leurs objets, les hypothèses externes.

Les branches de l’arborescence présentée supra représente une série de décisions théoriques hiérarchisés, qui correspondent à l’organisation des hypothèses internes de différentes théories de l’argumentation.
Les extrémités des branches de ces arbres proposent des théories dans lesquelles ces hypothèses se matérialisent dans l’étude de certains types de données, réunies en fonction des hypothèses externes de la théorie.

2.3.2 Principaux couplages

Hypothèses externes et internes sont liées. Par exemple,
— considérer que le dialogue est la situation argumentative prototypique,
ou prendre comme discours argumentatif de référence le discours syllogistique, c’est chaque fois mobiliser un couple hypothèses externes – hypothèses internes spécifique pour étudier l’argumentation.
On trouve par exemple les couples suivants :

— Théorie logique de l’argumentation et discours monologal – monologique
— Théorie rhétorique de l’argumentation et discours dialogique monogéré planifié.
— Théories dialectiques et dialogue normé.
— Théorie des orientations argumentatives et paire d’énoncés.
— Théorie de l’argumentation interactive et interaction plurilocuteurs.
— Théorie de l’argumentation comme schématisation et texte.

2.3.3 Objets centraux et périphériques

Pour satisfaire à l’exigence d’adéquation descriptive, chaque théorie doit non seulement rendre compte correctement de ses objets centraux, mais affronter la question de son “reste”, c’est-à-dire des autres objets qu’elle pose comme objets périphériques (dérivés, secondaires).
Les décisions concernant ce qui doit être considéré comme central et périphérique relèvent des hypothèses externes. Par exemple, l’analyse de mais argumentatif a été menée d’abord sur les mais coordonnants dans des textes monogérés. Or mais est couramment utilisé en tête de tour de parole, même lorsque les deux interventions sont alignées. Dans quelle mesure l’analyse du mais argumentatif coordonnant peut-elle être étendue a au mais tête de tour de parole ? (Cadiot & al., 1979), V. Connecteurs.

Chaque théorie choisit ses données privilégiées, et il n’existe pas de théorie sans “reste”. Cela ne signifie pas que les faits et les données de second niveau, problématiques, sont exclus, mais que tous les phénomènes ne peuvent pas être traités au même niveau. Il ne s’agit pas de rejeter, mais de choisir des priorités.
En pratique, le problème consiste à déterminer comment, et dans quelle mesure, les résultats établis sur la base de faits centraux peuvent être étendus aux données périphériques.

2.3.4 Nouveaux objets

Les objets servent à déstabiliser et à relancer les théories. Dans les définitions précédentes, l’argumentation est seulement considérée comme une pratique discursive verbale.

La prise en compte de l’image, fixe et animée, conduit à s’interroger sur une signification argumentative, capable d’investir des supports multimodaux non verbaux. L’analyse de ces données mixtes demande que l’on considère le langage ordinaire parmi les autres systèmes sémiotiques et symboliques. Les données prises en compte dans les travaux sur l’argumentation en situation d’apprentissage des sciences sont de ce type.

La recherche sur l’argumentation en situation de travail demande que soit prise en compte l’intention signifiante qui oriente à la fois l’action et l’argumentation. L’argumentation peut être alors analysée comme une simple modalité de l’action (non-linguistique) dont elle tire son sens.
On n’est pas loin de la position de Bitzer (1968), V. Rhétorique.