Schématisation en Logique Naturelle

L’étude des schématisations est l’objet central de la logique naturelle développée par Jean-Blaise Grize. Cette logique est dite naturelle par opposition à la logique formelle. D’une part, c’est une « logique des objets » (1996, p. 82) et une « logique des sujets » (Grize 1996, p. 96) ; d’autre part, elle porte sur des processus de pensée, dont le discours nous fournit les traces. Ces processus obéissent à des mécanismes spécifiques, que la logique naturelle se propose d’étudier au moyen des concepts de schématisation et d’organisation raisonnée.

Selon Grize, le discours est essentiellement argumentatif, ce qui signifie que tous les énoncés cadrent le monde ou la situation, selon des lignes inter-subjectivement pertinentes, pour construire une « schématisation » significative. « Schéma » a ici un sens totalement différent de « schéma d’argument », qui correspond à une « organisation raisonnée », dans le vocabulaire de Grize. L’organisation raisonnée est un phénomène de second niveau, celui de la combinaison des énoncés, tandis que la schématisation est un phénomène de premier niveau, celui de la production de l’énoncé.

1. Donner à voir

Selon la métaphore favorite de Grize, celle de l’éclairage, argumenter, c’est montrer à un auditoire une situation telle qu’elle est « éclairée » par le discours de l’orateur. Les schématisations ont pour fonction « de faire voir quelque chose à quelqu’un » (1996, p. 50) :

schématiser […] est un acte sémiotique : c’est donner à voir. (ibid., p. 37).

L’objet de la logique naturelle est l’étude des modalités de construction de ces images.

Dans les termes de Perelman & Olbrechts-Tyteca, cette opération d’éclairage consiste à donner de la « présence » à certains objets (Perelman & Olbrechts-Tyteca, [1958], p. 154 sv.). Comme chaque discours jette un éclairage subjectif sur le monde, l’argumentation est inhérente à la parole. L’étude contrastive des objets de discours montre comment les locuteurs éclairent différemment les objets sur lesquels ils s’opposent. Dans cette perspective, une argumentation n’est pas nécessairement un ensemble d’énoncés organisés selon un schéma comme celui de Toulmin. La capacité persuasive d’un argument et sa rationalité ne sont pas liées à un type particulier de discours, ni à l’utilisation de telle et telle « technique discursives », comme le suggèrent Perelman & Olbrechts-Tyteca.
Tout énoncé, toute succession cohérente d’énoncés, qu’elle soit traditionnellement considérée comme descriptive, narrative, explicative ou argumentative, est, de fait, argumentative, dans la mesure où elle construit un schéma d’une réalité quelconque. La logique naturelle est définie comme l’étude de telles schématisations, qui sont la contrepartie cognitive des constructions langagières.

Ce concept d’argumentation sous-tendant description, narration ou explication évoque notamment à la vision de l’argumentation comme “storytelling”, présentant le monde de façon globale, cohérente et possiblement très détaillée. Elle a la même valeur transversale que la notion d’orientation pour l’argumentation dans la langue.
Cette approche peut être réconfortants pour les étudiants découragés par la difficulté de donner un compte rendu dense de textes ou d’interactions en termes de schémas d’argumentation, même lorsque ceux-ci sont complétés par un vaste répertoire de figures de style, V. Objet de discours.

2. L’argumentation dans l’énoncé

L’argumentation est définie de façon classique comme une combinaison d’énoncés. La logique naturelle de Grize développe une vision de l’argumentation comme un processus de construction du sens de l’énoncé, la combinaison d’énoncés n’intervenant que dans un second temps :

Agir sur [l’interlocuteur], c’est chercher à modifier les diverses représentations qu’on lui prête, en mettant en évidence certains aspects des choses, en en occultant d’autres, en en proposant de nouvelles, et tout cela à l’aide d’une schématisation appropriée.
Grize 1990, p. 40 ; je souligne

L’argumentation ne surgit pas avec l’enchaînement des énoncés dans un discours, elle émerge progressivement à toutes les étapes de la production de l’énoncé, dès la première opération qui aboutira à la construction d’un discours signifiant, donc « raisonné ». Tout énoncé, ni plus ni moins que toute succession cohérente d’énoncés (qu’elle soit argumentative au sens traditionnel, descriptive, ou narrative) est une argumentation en ce qu’elle construit un point de vue ou « schématisation », dont l’étude constitue l’objet de la logique naturelle. Cette conception aboutit à reconsidérer toute information comme argumentative ; c’est une façon de faire intervenir l’argumentation dès les processus de construction de l’énoncé, V. Argumentation (1): Définitions; Argumentation (2): Carrefours et positions.

Grize définit la logique naturelle comme « l’étude des opérations logico-discursives qui permettent de construire et de reconstruire une schématisation » (1990, p. 65) ; « elle a pour tâche d’expliciter les opérations de pensée qui permettent à un locuteur de construire des objets et de les prédiquer à son gré » (1982, p. 222).

La notion de schématisation définie comme une « représentation discursive » « orientée vers un destinataire de ce que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité » (1996, p. 50), « de ce dont il s’agit » (1990, p. 29). Une schématisation est un discours qui présente à l’auditeur un « micro-univers » se donnant pour « un reflet exact de la réalité » (ibid., p.36), qui construit, « aménage » (ibid., p.35) une signification synthétique, cohérente, stable.

Cette notion est d’un grand intérêt pour l’étude de l’argumentation, dès le stade de la confrontation discours / contre-discours :

L1 : — Ces remplaçants, vous allez les payer avec l’argent des grévistes !
L2 : — C’est pas l’argent des grévistes, c’est l’argent des contribuables !

3. Opérations construisant les schématisations

La logique naturelle postule l’existence de « notions primitives », de nature pré-langagière (Grize 1996, p. 82), liées à la fois à la culture et à l’activité des sujets parlants. Ces notions correspondent aux « préconstruits culturels », aux idées reçues et au pré-jugé (sans connotations péjoratives). La langue « [sémantise] » ces notions primitives pour en faire « [des] objet[s] de pensée » associés aux mots (Grize 1996, p. 83).

Les schématisations s’ancrent dans ces « notions primitives » (ibid., p. 67) et se construisent par une série d’opérations. Le petit texte :

Il est regrettable que le bord de l’image soit tout à fait flou, et cela doit être corrigé

est construit, à partir des notions primitives associées à image et à flou, notées /flou/ et /image/, par la succession d’opérations suivantes.

(i) Opération de constitution des notions primitives en objets de discours ou classes-objets, que le discours va enrichir d’éléments liés culturellement ou linguistiquement à l’élément de base de la classe-objet (1982, p. 227). La classe-objet correspond au faisceau d’objet pour un texte donné (1990, p. 86-87). Le texte construit la classe-objet (image, bord de l’image), ainsi que le couple prédicatif (être flou, ne pas être flou).

(ii) Opérations de caractérisation, qui produisent des « contenus de jugements » ou prédications, et sont accompagnées de modalisations, opérées sur les classes-objets. Le contenu de jugement correspondant est “[que le bord de l’image] [être] tout à fait flou”. Ce contenu de jugement pourra être ensuite asserté ou nié.

(iii) Opérations d’énonciation, le contenu de la prédication est pris en charge par un sujet et produit un énoncé. Ici : “il est regrettable que le bord de l’image soit tout à fait flou”.

(iv) Opération de configuration, ou de liaison de plusieurs énoncés, au niveau de l’enchaînement discursif. L’opération d’étayage est une opération de configuration particulière. L’énoncé  (iii)  est coordonné par et avec un second énoncé, produit selon un mécanisme similaire, “cela doit être corrigé”.

Les objets ainsi schématisés vont évoluer au fil du discours. Les opérations dites de « configuration », c’est-à-dire de composition d’énoncés où la tradition voit l’essence logique de l’argumentation, interviennent en dernier lieu (1990, p. 66). Le grand intérêt de cette approche est de souligner que toutes les opérations que l’on peut distinguer dans la production de l’énoncé ont également valeur argumentative. L’argumentation est autant une affaire de construction de l’énoncé que d’enchaînement des énoncés.

Ces différentes opérations du langage ou de l’esprit peuvent être mises en relation avec des notions de logique classique :

(i) L’opération de constitution des notions primitives en objets de discours construit des termes et des prédicats.
(ii) L’opération de caractérisation produit des contenus propositionnels non assertées.
(iii) L’opération d’énonciation correspond à l’assertion.
(iv) L’opération de configuration correspond à l’insertion de l’énoncé dans un discours.

4. Opérations d’étayage

La notion d’étayage, développée en logique naturelle, est définie comme

Une fonction discursive consistant, pour un segment de discours donné (dont la dimension peut varier de l’énoncé simple à un groupe d’énoncés présentant une certaine homogénéité fonctionnelle), à accréditer, rendre plus vraisemblable, renforcer, etc. le contenu asserté dans un autre segment du même discours.
Apothéloz & Miéville 1989, p. 70

Avec cette notion, la logique naturelle rejoint les problématiques de l’argumentation comme composition d’énoncés, un ou des énoncé-argument soutenant un énoncé-conclusion, V. Argumentation: Définitions

Pour désigner le résultat du processus d’étayage, la logique naturelle emploie le terme d’organisation raisonnée :

De nombreux énoncés ne servent en fait qu’à appuyer, à étayer l’information donnée. Ceci relève de l’ordre général de l’argumentation et permet d’envisager des blocs plus ou moins étendus de séquences discursives comme des organisations raisonnées. (Grize 1990, p. 120)

L’étude des organisations raisonnées est un instrument pour l’étude des représentations, définies comme « un réseau de contenus articulés entre eux » (Grize 1990, p. 119-120).
Grize parle de représentation pour focaliser sur le contenu cognitif du discours argumentatif.

Pour la logique naturelle, ce qui est raisonné ne se limite pas à la combinaison d’énoncés mais inclut tout le processus dynamique de production et de structuration de l’énoncé, qu’il soit argument ou conclusion.

5. Schématisation et situation de communication

Les schématisations sont construites en dépendance de la situation de communication. Elles sont le produit de « l’activité de discours [qui] sert à construire des objets de pensée » (1990, p. 22) ; en cela elles relèvent d’une logique des objets, ces objets entrant dans un dialogue où ils « [servent] de référents communs aux interlocuteurs » (ibid.). En tant que logique des sujets, la logique naturelle envisage une relation d’interlocution strictement analogue à celle de l’adresse rhétorique. Elle est « de nature essentiellement dialogique » (1990, p. 21) :

J’entends par là non l’entrelacs de deux discours, mais la production d’un discours à deux : celle d’un locuteur (orateur) […] en présence d’un locuté (auditeur) […]. Il est vrai que, dans la quasi-totalité des textes examinés, [l’auditeur] reste virtuel. Cela ne change toutefois rien au problème de fond : [l’orateur] construit son discours en fonction des représentations qu’il a de son auditeur. Simplement, si [l’auditeur] est présent, il peut effectivement dire “Je ne suis pas d’accord’” ou “Je ne comprends pas”. Mais si l’auditeur est absent, [l’orateur] doit bel et bien anticiper ses refus et ses incompréhensions. (1982, p. 30)

Les schématisations sont construites en situation d’interlocution, selon le schéma suivant (Grize 1990, p. 29) :

A = Locuteur ; B = Interlocuteur ; T = Thème ;
PCC = Préconstruits culturels Im(A),
Im(T), Im(B) = Image de A, du Thème, de B

Im(A), Im (T), Im(B) : le locuteur construit dans son discours son image, celle de son interlocuteur et celle de la situation. Il y a une construction stratégique de tous les « objets de discours », pour reprendre la terminologie de Grize : images de l’opposant, du juge, du public, du suspect, des témoins, de tous les protagonistes de la cause. La thématique de l’éthos correspond à celle de la « schématisation de soi » et des autres partenaires de l’interaction.
Ce schéma est profondément rhétorique, mais avec un renoncement à la persuasion, au profit de la monstration :

L’orateur ne fait jamais que construire une schématisation devant son auditoire sans la lui “transmettre” à proprement parler. (1982, p. 30).

Les modes d’interaction entre les schématisations respectives des participants restent à déterminer.

5. Logique, Logique naturelle, Logique substantielle et Argumentation dans la langue

Grize définit la logique naturelle par opposition à la logique formelle :

À côté d’une logique de la forme, d’une logique formelle, il est possible d’envisager une “logique des contenus”, c’est-à-dire une logique qui se préoccupe des procédés de pensée qui permettent d’élaborer des contenus et de les relier les uns aux autres. La logique formelle à base de propositions rend compte des relations entre concepts, la logique naturelle se propose, elle, de mettre en évidence la façon dont se construisent les notions et les liens qui les unissent. (Grize 1996, p. 80)

La notion de « logique des contenus » peut rappeler la « substantial logic » du modèle de Toulmin. Mais, à la différence de Toulmin qui caractérise l’argumentation par un agencement d’énoncés sur la structure interne desquels il ne s’interroge que secondairement, Grize travaille en priorité sur les opérations de production de l’énoncé lui-même.

Comme la théorie de l’argumentation dans la langue, la logique naturelle généralise l’argumentation mais, alors que l’argumentation dans la langue généralise l’argumentation sur des caractéristiques de langue, la logique naturelle généralise sur des caractéristiques de discours : la logique naturelle est une théorie généralisée de l’argumentation qui fait confiance au discours.