Stases sur les questions argumentatives

STASES sur les QUESTIONS ARGUMENTATIVES

Il y a stase sur une question argumentative lorsque les personnes potentiellement intéressées sont en désaccord sur l’opportunité historique, politique, sociale ou morale  d’ouvrir un débat sur cette question.

1. Peut-on argumenter à propos de tout ?

La définition et la formulation de la question mise en discussion sont des enjeux argumentatifs fondamentaux. Les positions des participants peuvent ne pas s’accorder sur l’interprétation de la question, alors même qu’ils s’affirment d’accord pour discuter. En outre, la question peut être restructurée au cours de la rencontre.
Dans le cas le plus radical, le désaccord se manifeste sur le fait même de traiter telle ou telle question. Il y a alors stase sur la question argumentative.
Cette opposition peut se manifester ouvertement, ou indirectement, par l’usage de stratégies de fait dilatoires. On peut s’affirmer d’accord pour discuter de telle question, tout en repoussant la discussion en mettant en avant les difficultés pratiques de son organisation : Où va-t-elle se tenir ? Quand ? Qui va présider ? Qui va parler ? Comment seront réglés les tours de parole ? etc. V. Topique politique.

L’existence de la question repose sur la possibilité de soutenir sérieusement deux réponses divergentes. D’une part, le principe de libre expression veut que toutes les opinions puissent être librement affirmées ou contestées, soit en réponse à une question, soit afin d’en ouvrir une. D’autre part, on peut soutenir que certaines questions, pour des raisons très diverses, n’admettent en fait qu’une seule réponse, que cette réponse est évidente, et qu’en conséquence, la question ne se pose pas et n’a pas à être posée.
La confrontation entre ces deux positions définit une stase sur les questions elles-mêmes.

2. Maximisation du droit d’expression et de discussion

Il est très facile de se débarrasser d’une question gênante en soutenant qu’elle n’admet pas d’alternative ; ou, ce qui revient au même, qu’il y a consensus sur la réponse ; que l’opinion opposée au consensus est de toute évidence absurde et perverse, donc insoutenable.
C’est pourquoi il est utile de poser comme un principe que toute affirmation peut être affirmée ou rejetée, donc discutée. Selon van Eemeren et Grootendorst (2004), le premier des « Dix commandements pour une discussion raisonnable (Ten commandments for reasonable discussants) » est la règle de liberté (freedom rule), selon laquelle :

Les partenaires ne doivent pas faire obstacle à l’expression ou à la mise en doute des points de vue. van Eemeren & Grootendorst 2004, p. 190)

C’est également la position de Stuart Mill :

Si toute l’humanité sauf une personne était d’un seul et même avis, il ne serait pas plus justifié pour l’humanité de faire taire cette personne qu’il ne le serait pour cette personne de faire taire l’humanité. (John Stuart Mill, On Liberty [1859]) [1]

V. Règles – Normes

3 Conditions sur le droit d’expression et de discussion

Ces prises de position font cependant abstraction des conditions concrètes de disputabilité d’une question donnée. Par exemple, le principe de la chose jugée, pose qu’il est impossible de revenir sur une cause jugée à moins de produire un fait nouveau. De même, lorsqu’on considère que la question a été amplement discutée et/ou a été suivie d’une décision, il faut une sérieuse raison pour rouvrir tout le processus.
L’existence d’un paradoxe de la situation argumentative fait que la simple mise en discussion d’une opinion opère déjà une légitimation de la position discutée. Qui souhaite ouvrir une question sur l’existence des chambres à gaz ou la dépénalisation de l’inceste ?

Une liberté d’expression absolue laisserait libre cours aux discours racistes, aux discours de haine, à la persécution verbale collective des individus choisis comme boucs émissaires. Chacun est libre de discuter en privé de tout et de rien, à condition toutefois de trouver un partenaire disposé à lui renvoyer la balle ; mais les législateurs soumettent à certaines conditions l’expression publique. V. Respect.

Le bon fonctionnement d’un groupe argumentatif se caractérise en particulier par le fait qu’on n’y met pas en question à tout moment, tout et n’importe quoi. Selon Érasme, quand on parle de questions théologiques,

Il est permis de dire le vrai, mais il ne convient pas de le dire devant n’importe qui, à n’importe quel moment et de n’importe quelle manière. (Désiré Érasme, Du libre arbitre[2], p. 470)

À propos de questions argumentatives, on pourrait ajouter n’importe quoi et n’importe où. Perelman & Olbrechts-Tyteca sont également très sensibles au “n’importe qui” :

Il y a des êtres avec qui tout contact peut sembler superflu ou peu désirable. Il y a des êtres auxquels on ne se soucie pas d’adresser la parole ; il y en a aussi avec qui on ne veut pas discuter mais auxquels on se contente d’ordonner. ([1958], p. 20)

Aristote limite la discussion légitime aux endoxa, et rejette rondement les débats mettant en question “n’importe quoi”, c’est-à-dire des affirmations que personne ne songe à mettre en doute :

Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse ni tout problème : c’est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d’arguments, et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert ou qu’il suffit d’ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non, n’ont qu’à regarder. (Top., 105a ; Tricot, p. 28)

L’indisputable considéré ici porte sur trois types d’évidences, l’évidence sensible, “la neige est blanche”, l’évidence religieuse, “on doit honorer les dieux”, et l’évidence sociale “on doit aimer ses parents”. Ces déclarations sont in-discutables car il est inconcevable que quiconque élabore un discours soutenant leurs contraires, dans la société athénienne d’Aristote pour les deux dernières. Pour qu’une opinion soit digne d’être mise en doute, il faut qu’elle relève de la doxa, c’est-à-dire qu’elle soit défendue sérieusement par quelque membre ou groupe honorable de la communauté. Il faut, en outre,  que celui qui la met en doute le fasse sérieusement, et, pour cela, qu’il s’appuie sur des raisons de douter ; en d’autres termes, il supporte une charge de la preuve plus ou moins forte.


[1] Harmondsworth, Penguin Classics, 1987, p. 76
[2] Érasme, Désiré Du libre arbitre. in Luther, Du serf arbitre [1525], suivi de Érasme, Du libre arbitre [1524]. Présentation, trad. et notes par Georges Lagarrigue, Paris, Gallimard, 2001, p. 470.