“Le bras de la balance”: Une métaphore alternative ?
L’argumentation occidentale est “controversielle”, mot qui n’est pas reçu en français. Elle est fondée sur le fait qu’il est possible que deux locuteurs honnêtes et impliqués dans leurs paroles et leurs actes développent, sur un thème donné, deux discours, bien construits, bien informés, plausibles, relativement raisonnables, mais aboutissant à des conclusions (des visions, des opinions…) incompatibles, produisant ainsi une question argumentative.
Nous partons ainsi de l’argumentation occidentale, définie comme une activité mixte, cognitive et langagière, dont l’étude systématique s’est développée à partir d’Aristote, sur la base de données principalement fournies par les discours judiciaires, discours tenus au tribunal, par les discours délibératifs, discours d’assemblée, ainsi que par les épisodes épidictiques qui entrent dans ces discours. S’y sont ajoutés les discours politico-religieux, les discours publicitaires, etc. Ces discours sont prototypiques de ce que la tradition occidentale entend par argumentation. C’est dans ces contextes dialogaux, ouvertement argumentatifs que les phénomènes se présentent le plus clairement et sont, par conséquent, plus faciles à étudier, là où les concepts et méthodes qui lui sont propres sont le plus productifs. Ce qui n’empêche évidemment pas l’argumentation de se manifester dans d’autres contextes ; si on la définit, par exemple, comme la mise en œuvre d’un effort de persuasion, alors elle devient une propriété universelle de la parole humaine. Par ailleurs, on sait que l’intension d’un concept (son contenu définitionnel) se réduit alors que son extension augmente (on l’applique à des objets ne relevant pas de son domaine fondamental). La généralisation perpétuelle d’un concept à de nouveaux objets entraîne une dilution de sa signification, voir ce qui est arrivé avec le concept de structure.
A.C. Graham, dans un ouvrage de référence intitulé Disputers of the Tao – Philosophical Argument in Ancient China (1989), remarque que la philosophie confucéenne a beaucoup à dire sur les problèmes du choix et de l’action à entreprendre, et qu’elle sait contourner les écueils des alternatives :
Confucius is of course very much concerned with choice in the most general sense of the word, as settling after due consideration on a particular course of action,
If you don’t say “What shall I do about it, what shall I do about it ?” there is nothing I can do about you (Analects 15/16)
But choice in this general sense does not necessarily imply even the posing of alternatives. It might be the contemplation of one’s situation, and the examples of the sages in similar situations until inclination spontaneously settles in a certain direction. (1989, p. 27)[1]
Cela suggère que le domaine des études sur l’argumentation peut abandonner la métaphore du carrefour (id.), c’est-à-dire l’idée d’alternative, et la remplacer par celle du bras de la balance,
The overriding imperative is to learn and arrive at knowledge; once you know, orientations towards action may be left to take care of itself as confused inclinations sort themselves out. To apply the metaphor of weighing which Confucius does not use, the agent is not the weigher but the arm of the balance itself. (1989, p. 28)
La métaphore du bras de la balance est présente dans le modèle occidental, elle est très appropriée pour décrire le rôle du Tiers et, précisément, celui du Juge[2] (Plantin 2021, Rôles Argumentatifs). Mais pour que le bras de la balance se stabilise et indique clairement une tendance, deux conditions doivent être réunies, d’une part, que l’on soit “parvenu à la connaissance”, et, d’autre part, que l’on dispose de tout le temps nécessaire pour que les orientations et les inclinations finissent par s’organiser elles-mêmes, ce qui suppose que la décision ne soit pas extrêmement urgente.
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Des cultures de l’argumentation
Selon moi, les théories occidentales n’ont pas épuisé leurs capacités à éclairer leurs champs de données traditionnels, et ces données en constante évolution continuent d’apporter de nouveaux défis théoriques.
Il reste qu’il y a dans notre monde des discours mondialisés enracinés dans leurs propres histoires et cultures, développant leurs propres concepts de bonnes raisons et de bonne vie. Nous sommes habitués à penser l’argumentation et à argumenter dans notre zone de confort, même si nous savons très bien que la culture occidentale ne peut être définie comme « la » culture de la rhétorique et de l’argumentation, mais seulement comme « l’une » de ces cultures. Amartya Sen nous a présenté The Argumentative Indian (2005), on peut aussi parler de l’argumentation musulmane[1] ou de l’argumentation chinoise, sans oublier l’argumentation inuit (Plantin & Tersis 2021). Il nous faut inventer une autre façon de présenter et de penser notre domaine, qui ne soit pas uniquement fondée sur ce qu’ont dit nos grands ancêtres grecs et latins.
On se heurte immédiatement au problème de Babel, mais l’Occident est aussi un petit Babel synchronique et diachronique. Certains spécialistes de l’argumentation qui ne sont pas des spécialistes des langues grecques et latines accèdent couramment à la littérature grecque et latine par le biais de textes traduits ; pourquoi ne ferions-nous pas de même avec les textes chinois ? L’analogie est peut-être risquée : le concept occidental d’argumentation a été façonné par des millénaires de cultures latine et grecque, pas par des millénaires de culture chinoise.
Néanmoins il est relativement facile de trouver des passages de textes classiques chinois traduits qui correspondent à ce que la tradition occidentale considère comme des faits argumentatifs, y compris des schémas d’argumentation parmi les plus courants. Par exemple, on rencontre des épisodes de discours en contradiction, amorçant des situations argumentatives, ainsi que des schèmes considérés comme des formes classiques d’argumentation, par exemple des argumentations a fortiori ou par les termes opposés, sans parler de l’usage de l’analogie ou de l’exemple.[2]
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[1] J’ai tenté de faire une présentation de l’argumentation théologico-juridique dans le monde musulman à l’aide du grand livre de Khallâf Les fondements du droit musulman, (1942), qui peut être mis sur le même plan que le Traité d’argumentation (1958) de Perelman et Olbrechts-Tyteca ; voir Plantin 2005, chap. 7.
[2] À plus long terme, nous nous proposons de constituer ainsi une collection de passages traduits du chinois qu’il serait possible d’intégrer au Dictionnaire de l’argumentation en ligne (2022)
[1] Pour des raisons d’homogénéité, nous avons maintenu la langue originale des citations et des traductions du chinois
[2] Voir Plantin 2016 – 2022, Rôles argumentatifs (version papier – version en ligne) Dictionnaire de l’argumentation ou la version anglaise, Dictionary of argumentation, (idem)