Sorite confucéen
Sorite confucéen, Sorite chinois
L’expression “sorite chinois” ou “sorite confucéen” est proposée par Masson-Oursel ([1912], p. 17) pour désigner,
[des] argumentations exprimant un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin » (1912, p. 20).
Á propos de cette forme d’argumentation dans un passage de Confucius, Graham (1989) parle de
the sorite form later so common (if A then B; if B then C…) (p. 24),
considérant sans doute que la qualifications “chinois” n’a pas lieu d’être, les phénomènes désignés par le mot “sorite” étant du même ordre dans la tradition chinoise et la tradition occidentale.
Nous utiliserons l’expression « sorite confucéen”, puisqu’il semble que Confucius a été le premier à utiiser cette forme argumentative, ou le terme sorite, lorsqu’il n’y a pas de risque de confusion.
Eno utilise l’expression “chain syllogism” (2016, p. 11) pour désigner le célèbre passage des Analectes où Confucius justifie la priorité donnée à la rectification des noms:
[Zilu] — Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
— A rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître.
— Est-ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. A quoi bon cette réforme des noms ?
Le Maître répondit :
— Que [Zilu] est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas.
« Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied.»
Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms il est très attentif. ((Analectes, VII.13.3)
Le processus de dégradation présenté dans ce sorite se déroule en cinq étapes, qui s’enchaînent en vertu d’une relation de type cause – conséquence, “si… (alors)…”. La première est celle où les noms sont employés n’importe comment; la dernière est le chaos social qui en résulte.
D’une façon générale, la progression du sorite peut être temporelle (avant > après) ou causale (cause > effet), ou logique (antécédent > conséquent) ou jouer sur une combinaison de ces relations (engendrement, fil narratif, etc.)
Zilu est un disciple senior de Confucius et un personnage yofficiel important de l’état de Lu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du Maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop de souci des prescriptions rituelles réglant les interactions Maître – Disciple, voir Zilu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop se soucier des prescriptions du rituel, voir Zilu.
Sorite progressif et régressif
Masson-Oursel (1912) [3] oppose le sorite progressif et le sorite régressif.
— Le sorite progressif part d’une première étape, d’un état initial où s’amorce le processus, et énumère les étapes de son développement menant jusqu’à un but ou un résultat ultime:
— Le sorite régressif part du but ou du résultat, et énumère les étapes à rebours, en remontant jusqu’à un état initial, source du développement qui vient d’être retracé.
Schème d’inférence temporel dans le sorite progressif:
E0 (État initial); après E0 = E1; après E1 = E2; … = Em (État final, Climax)
Dans le sorite régressif:
Em (état final, climax; avant Em = El; avant El = Ek; … = Eo (état initial)
Idem pour la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent., etc.
Selon que l’état final est désirable ou non, le sorite peut être dit positif ou négatif.
Le sorite positif progressif est pédagogique; il précise le plan de la tâche à accomplir, étude ou transformation de la personne. Le sorite positif régressif permet de magnifier quelque peu l’état final, il fixe l’objet du désir
Le sorite régressif négatif est dissuasif; il s’appuie sur un enchaînement d’événements négatifs de plus en plus graves. Le sorite régressif négatif peut servir à réfuter un désir.
Le processus du sorite repose sur l’explicitation d’un mécanisme par étapes.
— Le sorite progressif négatif procède comme l’argument de la pente glissante ou du petit doigt dans l’engrenage (slippery slope). La différence étant que la réfutation par la pente glissante se contente souvent d’évoquer la seconde étape et tout ce qui se passe avant que ne surgisse la catastrophe finale. Le sorite précise les étapes, mais se montre tout aussi discret sur les processus.
Les deux sorites de la Grande Étude
Le bref traité de Confucius intitulé La Grande Étude (Dàxué ,Great Learning) articule un premier sorite régressif suivi d’un sorite progressif sur un contenu identique.
Le sorite régressif va du désir suprême des anciens rois, l’exaltation universelle des vertus, et pose sa raison immédiate: pour cela, il leur a fallu et il faut d’abord gouverner leur pays; pour gouverner le pays, il leur a fallu et il faut faire régner l’ordre dans sa maison; et ainsi de suite, il remonte à la nature des choses.
1. Les anciens (rois) qui voulaient faire briller les brillantes vertus dans l’univers auparavant gouvernaient leur (propre pays).
2. Voulant gouverner leur pays, auparavant ils faisaient régner l’ordre dans leur maison.
3. Voulant faire régner l’ordre dans leur maison, auparavant ils se cultivaient eux-mêmes.
4 Voulant se cultiver eux-mêmes, auparavant ils corrigeaient leur cœur.
5. Voulant corriger leur cœur, auparavant ils rendaient sincère leur pensée.
6. Voulant rendre sincère leur pensée, auparavant ils tendaient à développer leur connaissance :
6. Tendre à développer sa connaissance, c’est saisir la nature des choses.
(Trad. Masson-Oursel, 1912, p. 20; notre présentation et numérotation)
Toujours selon Masson-Oursel, ce sorite régressif correspond au sorite progressif suivant, qui prend pour première étape la personne parfaite du Sage et parvient au monde parfait. Le premier sorite allait du monde à l’individu, le suivant va de la personne au monde.
Quand la réalité est atteinte, alors la connaissance est complète ; quand la connaissance est complète, alors les pensées sont sincères ; quand les pensées sont sincères, alors le cœur est rectifié ; quand le cœur est rectifié, alors le moi est cultivé ; quand le moi est cultivé, alors la famille est réglée ; quand la famille est réglée, alors l’État est bien gouverné ; quand l’État est bien gouverné, alors le monde est en paix .[3]
Les marqueurs du sorite progressif sont les suivants:
— La transition est marquée par l’expression tse, “alors” […] (Id., p. 19)
— Le schème du raisonnement est : « Ceci, alors cela ». Ainsi s’exprime en chinois le jugement hypothétique, rendu en français par si ou quand. […]
— La connexion peut également « s’affirmer très énergiquement par la formule: A ne peut pas aller sans B » (id.) ce qui définit A comme une condition suffisante de B, “A => B”
— « La condition première fait pour ainsi dire tache d’huile et se propage en des conditions nouvelles issues les unes des autres. Ainsi, dans Mencius IV, 1, 27, chaque terme s’unit au suivant par l’expression : “le principal fruit (chĕu) de A est B” ». (Id., p. 19).
La différence entre sorite progressif et régressif est purement dans l’organisation textuelle des étapes qui les composent. Ces étapes sont énumérées sous forme de parallélismes : “quand A, alors B”. Quand… appartient à la famille des connecteurs temporels comme à la famille “si… alors”, utilisée pour noter l’implication logique.
Masson-Oursel propose une seconde formulation exprimant la progression (ou la régression) caractéristique du sorite :
Chaque pas en avant représente une anticipation qui se justifie après coup, grâce à la formule: “en vue de B, il y a un moyen, une voie à suivre (yeou tao) ; A étant donné, alors (seu) B est donné” (Masson Oursel, 1912, p. 20).
Le sorite progressif répond à la question: quelle sera la conséquence de tel acte?, le sorite régressif à la question quelles sont les conditions qui permettent d’atteindre A?:
Le sorite progressif propose un chemin à suivre, une voie sur laquelle sont marquées des étapes successives. On est autant dans le registre de la méthode que de l’inférence logique. Le sorite régressif énumère les conditions sous lesquelles il est possible d’atteindre un but souhaité.
En somme, le sorite propose un chemin à suivre, une “Voie” sur laquelle sont marquées des étapes successives. On serait alors plus dans le registre de la méthode ou du parcours que de l’inférence.
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[1] Masson-Oursel, Paul 1912. Esquisse d’une théorie comparée du sorite.
Revue de Métaphysique et de Morale, 20e année, n° 6, novembre 1912. 810-824. Cité d’après
Études de philosophie comparée, p. 20. Chineancienne, Pierre Palpant 2006,
p.20.
http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html
[2] Confucius,Tseng-tseu
Ta Hio, ou La Grande Étude. Trad. par Guillaume Pauthier.
La Revue Encyclopédique, tome LIV, avril-juin 1832, pages 344-364. Cité d’après Chineancienne, P. Palpant www.chineancienne.fr
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