Charge de la preuve

CHARGE DE LA PREUVE

 

La charge de la preuve [1] joue un rôle fondamental en argumentation générale. C’est un principe conservateur, comme le principe d’inertie en physique, qui vaut dans la vie ordinaire comme dans la vie professionnelle. De même que la pierre roule sur la pente, “Je continue à faire la même chose à moins que vous ne me donniez une bonne raison de changer” — ou que vous m’obligiez à changer.

1. Un handicap qui pèse sur une des parties

1.1 En argumentation générale

La charge de la preuve est relative à une question et à une proposition. Si l’opposant avance une contre-proposition, il supporte la charge de la preuve sur ce point.
La charge de la preuve varie avec le groupe ou le site sur lesquels a lieu le débat. Si la doxa du groupe veut qu’aucun interdit ne doit frapper la consommation du cannabis, alors, dans ce groupe, c’est le partisan de l’interdit qui supporte la charge de la preuve, V. Question argumentative.

La notion de charge de la preuve permet de définir le rôle de proposant, comme celui du partenaire qui supporte la charge de la preuve.
Elle permet également de définir la doxa : un “endoxon” (une proposition de la doxa), plus qu’une croyance “probable”, est une croyance sur laquelle ne pèse pas la charge de la preuve, et qui est, en conséquence, considérée comme “normale” dans un groupe donné.

Hamblin a redéfini la charge de la preuve dans un jeu de langage comme la détermination du joueur à qui revient l’initiative du premier coup. Cette définition peut être transposée aux interactions plurilocuteurs fortement argumentatives, où l’on constate que le premier tour de parole est généralement alloué à la personne qui fait la proposition dont on va discuter. Ainsi, dans un débat sur la légalisation de la drogue, l’animateur adresse la première question à un partisan, et non pas à un opposant à la légalisation.
Dans un jeu dialectique, la charge de la preuve est attribuée au Questionneur : s’il n’arrive pas à mettre en contradiction le Répondeur, il a perdu la partie.
Elle permet également de définir la doxa : un “endoxon” (une proposition de la doxa), plus qu’une croyance “probable”, est une croyance sur laquelle ne pèse pas la charge de la preuve, et qui est, en conséquence, considérée comme “normale” dans un groupe donné.

La charge de la preuve pèse traditionnellement sur l’innovation, c’est-à-dire sur celui qui conteste une proposition admise comme sur celui qui avance une proposition nouvelle. L’un et l’autre doivent fournir de bonnes raisons. C’est pourquoi, lorsque Descartes met en doute toutes ses croyances, il justifie cette opération radicale par une hypothèse tout aussi radicale, celle du Malin Génie (Descartes [1641]).

Dans les débats informels, il n’y a pas de règle générale décidant de qui supporte la charge de la preuve, et chacun des partenaires peut essayer de la transférer à l’autre : “C’est vous qui devez prouver que…”. La charge de la preuve devient un enjeu du débat.

1.2 Dans le domaine politique

Mill rappelle l’anecdote des habitants de Locres qui concrétise bien la lourdeur de la charge de la preuve imposée par une société conservatrice, V. Tranquillité :

Selon ce point de vue, celui qui défend une vérité nouvelle devrait être légalement tenu de s’avancer comme celui qui proposait une nouvelle loi à la ville de Locres : avec une corde au cou et prêt à être garrotté, si, après l’avoir écouté, l’assemblée, n’adoptait pas immédiatement ses propositions. Ceux qui traitent ainsi leurs bienfaiteurs ne doivent pas tenir leurs bienfaits en grande estime. Il me semble que cette vision des choses est propre à ceux qui pensent qu’autrefois on a pu rechercher des vérités nouvelles, mais que maintenant nous en sommes suffisamment pourvus. [2]
John Stuart Mill, On Liberty [1859] [3]

1.3 En droit

En droit, l’attribution de la charge de la preuve détermine légalement qui doit prouver quoi.
Dans une procédure civile, la charge de la preuve incombe au demandeur (au plaignant), par exemple celui qui demande que la clause de garantie sur tels travaux soit honorée par l’entreprise qui les a réalisés. Dans une procédure judiciaire, la charge de la preuve incombe au Procureur de la République.
La charge de la preuve est liée à la présomption d’innocence. Le prévenu a le droit de garder le silence, et, pour obtenir sa condamnation, l’accusation doit fournir des preuves allant au-delà de tout doute raisonnable.
L’existence d’une charge de la preuve se manifeste dans l’organisation du débat judiciaire où le dernier mot est laissé au défendeur.

2.Charge de la preuve soutenant l’innovation

La charge de la preuve est un handicap imposé à une partie, dans sa version traditionnelle elle pèse sur l’innovation. Mais elle peut s’inverser, et peser sur la coutume, et non plus sur l’innovation : “c’est nouveau, ça vient de sortir !” est un argument publicitaire classique. On a besoin de bonnes raisons pour ne pas acheter le nouvel IPhone, ne pas adopter la nouvelle théorie, et ne pas voter pour l’homme nouveau, V. Progrès.


[1] Lat. onus probandi, de. onus “charge, fardeau” ; probandi, de probare “rendre croyable, faire accepter, prouver”. Ang. burden of proof
[2] L’anecdote est rapportée par Démosthène, Harangue contre Timocrate.
https://remacle.org/bloodwolf/orateurs/demosthene/timocrate.htm
J
e vais vous raconter en quelle forme on porte les lois dans la Locride ; car il est bon que vous soyez instruits des usages d’une République bien policée. Les Locriens sont tellement dans le principe qu’ils doivent se gouverner d’après les lois anciennes, maintenir les réglements de leurs pères, sans établir des lois au gré de chacun, pour assurer au crime l’impunité ; les Locriens, dis-je, sont tellement dans ce principe, qu’ils ont voulu qu’on ne portât chez eux de loi nouvelle, qu’ayant le cou passé dans une corde ; de sorte que, si la loi est jugée utile, celui qui l’a proposée se retire avec la vie sauve sinon, il est étranglé sur-le-champ. [140] Aussi, les particuliers de ce pays, fidèles à observer les lois anciennes, n’osent point en porter de nouvelles ; et l’on dit que, dans un long intervalle de temps, il n’y en a eu qu’une seule de portée.
[3] Harmondsworth, Penguin Classics, 1987, p. 88-89.