Cohérence, Arg. de la –

Arg. de la COHÉRENCE

Le principe de cohérence du discours monologal correspond au principe de non contradiction en logique. De nombreuses formes argumentatives, ad hominem ; absurde ; dialectique … exploitent la contradiction à des fins de réfutation. Le principe de cohérence sert à réfuter et à confirmer une position. La loi repose sur la stabilité des objets de loi et sur la cohérence du système légal.

Le principe de cohérence est explicité dans le topos n° 22 de la Rhétorique d’Aristote, sur les incohérences relevées dans le discours de l’opposant. Il sous-tend le topos n° 5, selon lequel une promesse qu’on aurait sûrement faite vaut une promesse effectivement faite, et le topos n° 18, sur le rejet des choix inconséquents.

1. Réfutation fondée sur l’incohérence de la position

L’exigence de cohérence est exprimée a contrario par la possibilité de la réfutation fondée sur les « incohérences qu’il est possible d’extraire des lieux, des dates, des actions ou des discours » (1400a15 ; Chiron, p. 397), ou des incohérences dans le plan d’action qu’on attribue au suspect :

L1 : — C’est à vous que le crime profite, vous l’avez assassiné pour hériter !
L2 : — À ce moment-là, j’aurais dû assassiner aussi son autre légataire.

L’accusateur devra répondre à cette objection, ou trouver un autre mobile. Le défenseur part de la ligne d’action proposée par l’accusateur pour montrer que ses actes n’entrent pas dans ce scénario ; que le récit accusatoire comporte des failles ou des contradictions. C’est un cas particulier d’argumentation ad hominem.
L’accusé peut réfuter le récit accusatoire en montrant que, d’après ce récit, il aurait agi de manière chaotique, maladroite, peu rusée :

Vous dites que je suis l’assassin. Mais il a été prouvé que, juste avant le crime, j’ai passé une heure au café en face du domicile de la victime, tout le monde m’a vu. Ce n’est pas une conduite cohérente de la part d’un assassin que de s’afficher ainsi sur les lieux de son futur crime.

L’argument de l’incohérence ou de l’inconséquence du récit exploite les ressources de la rationalité comme adéquation d’une conduite à un objectif. Il exploite également les lois de la rationalité narrative ou descriptive : tous les récits, tableaux et comptes-rendus mêlés à de l’argumentation sont vulnérables à ce type de réfutation.
Réciproquement, l’argumentation paraît vraisemblable parce que l’histoire et les tableaux sur lesquels elle se fonde sont cohérents et bien coorientés avec le raisonnement.

L’accusation d’incohérence peut elle-même être réfutée s’il est possible de rétablir la cohérence du récit, par exemple, dans le cas précédent, en montrant que l’assassin présumé a agi de façon cohérente en s’affichant sur les lieux du crime pour se préparer un alibi.

2. L’argument de la cohérence

2.1 L’exploit et la récompense

Le topos n° 5, « tiré de la considération du temps » (Rhét., II, 23, 1397b25 ; p. 382-3) n’est pas énoncé en tant que tel, mais seulement présenté par deux exemples :

Si avant d’agir, j’avais demandé qu’on m’accorde une statue en cas de succès, vous me l’auriez accordée, et maintenant que j’ai réussi, vous ne me l’accorderiez pas ? (Rhét, II, 23, 5 ; Chiron, p. 362-3).

La situation est la suivante :

    1. X accomplit un exploit.
    2. Après coup, il demande une récompense.
    3. Argument : si, avant d’agir, il avait demandé avant qu’on lui promette une récompense en cas de réussite, on lui aurait fait la promesse.

La demande présuppose que l’exploit accompli est du type de ceux pour lesquels on promet une récompense. En conséquence, on le lui doit comme si on le lui avait promis : “Quand on a bien fait, on mérite une récompense” ; sous-topos du topos “Toute peine mérite salaire”. Tout se passe comme si la définition du mot exploit avait intégré le topos “mérite une récompense” :

L1 : — Si tu fais, tu auras…
L2 : — J’ai fait et bien fait, donc tu me donnes…

Ce topos explique la déception de celui qui rapporte le portefeuille trouvé et ne reçoit pas de récompense. L’argument est fondé sur le fait que la plupart des gens publient la perte de leur portefeuille et promettent une “récompense à celui qui le trouvera”. L’argument correspond au topos proverbial “une bonne action trouve toujours sa récompense” (vs “une bonne action ne demande pas de récompense”)

2.2 Cohérence comme fidélité à soi-même

Le topos n° 18 est illustré par l’enthymème suivant, présenté sous forme d’une question rhétorique :

Alors que, quand nous étions en exil, nous nous sommes battus pour revenir, une fois revenus, nous exilerons pour ne pas nous battre ? (Aristote, Rhét, II, 23, 18 ; Chiron, p. 394).

On peut supposer la situation suivante. Dans le passé, des exilés ont combattu pour revenir dans leur pays, et ils y sont rentrés. Maintenant, ils sont suspectés de refuser de se battre et de préférer l’exil, accusation qu’ils réfutent par l’enthymème précédent.
Ce topos de la fidélité à soi-même est une revendication de cohérence ; il peut couvrir l’argumentation suivante :

Tu t’es battu pour obtenir ce poste, et maintenant tu accepterais qu’on t’en chasse comme ça?

Il est donc à rapprocher de l’argument ad hominem positif (argument ex datis). L’enthymème semble présupposer une forme de gradualité : “si on s’est battu pour retrouver sa patrie, à plus forte raison on se battra pour ne pas en être chassé”.

Dans un troisième tour, ceux qui suspectent les anciens exilés de préférer maintenant l’exil au combat répondent : “On ne fait pas toujours le même choix”.
Les deux opinions, les humains sont constants / inconstants sont également probables. Cette réplique correspond au topos « les mêmes hommes ne choisissent pas toujours les mêmes choses après et avant » (Ibid.). Cette réplique est utilisée non pas par ceux qui sont accusés de vouloir s’exiler, mais par leurs accusateurs, dans un troisième tour de parole, V. Ad hominem ; A fortiori.

3. Cohérence du système légal et stabilité des objets de loi

Le principe de cohérence des lois (a cohærentia) et le principe de stabilité du sujet de la loi (in pari materia) [1] portent sur la cohérence d’un système légal, ou d’un règlement bien fait.

3.1 Principe de cohérence des lois

Ce principe de droit pose que, dans un système légal, deux normes ne peuvent entrer en contradiction ; on dit que le système ne connaît pas d’antinomies. En pratique, ce principe exclut la possibilité qu’un même cas soit réglé de deux façons différentes par la justice.

Une ligne argumentative peut donc être rejetée si elle conduit à considérer que deux lois sont contradictoires ; c’est une forme d’argumentation par l’absurde.

Par application de ce principe, si deux lois entrent en contradiction, on dit qu’elles ne le font qu’en apparence, et qu’en conséquence elles doivent être interprétées de façon à faire disparaître la contradiction. Si l’une d’elles est obscure, elle doit être éclairée par une autre moins douteuse.

L’argument a cohærentia est invoqué lorsqu’il s’agit de résoudre les conflits de normes. Pour prévenir ce genre de conflit, le système juridique prévoit des adages, qui sont des méta-principes interprétatifs, comme “la loi la plus récente l’emporte sur la plus ancienne” (lex posterior derogat (lex) priori).

3.2 Principe de stabilité de l’objet de la loi

L’argument a cohærentia porte sur la non-contradiction formelle des normes légales dans un système juridique. L’argument in pari materia, ou argument du même sujet, exploite une forme substantielle de la cohérence : il demande qu’une loi soit comprise dans le contexte des autres lois portant sur les mêmes êtres (personnes, choses, actes), ou ayant un même but, un même “sujet”.

La définition du sujet de la loi doit être stable et cohérente. Seule la stabilité des catégories légales permet à l’argumentation a pari de fonctionner, V. Classification.

Le principe de cohérence pousse le législateur à harmoniser le système des lois sur un même thème ; la question de la délimitation de ce qui constitue “un même sujet” et “l’ensemble des lois sur un même sujet” peut se poser. Par exemple, les lois antiterroristes forment un ensemble pour lequel il est nécessaire de s’assurer que son objet reste constant. Le terrorisme étant visé par différentes dispositions légales, sa définition doit rester la même dans chacun des passages qui métantentionnent le terme. Si ce n’est pas le cas, ces lois demandent à être rendues cohérentes, ce qui suppose qu’elles sont sous-tendues par une politique constante et, elle-même, cohérente.

La cohérence est un des éléments qui conditionnent la systématicité, V. Systématique.

4. Rejet de l’impératif de cohérence

Le rejet de l’impératif de cohérence correspond au rejet du principe logique de non contradiction, qui est soit redéfini (contradiction hégélienne) soit revendiqué et élaboré en système poétique ou religieux, V. Non contradiction.


Accord Cohérence, Ad hominem, Contradiction


[1] Lat. arg. a cohærentia, de cohærentia, “formation en un tout compact”. Ang. arg. from coherence.
Lat. in pari materia : de par, “égal, pareil” ; materia, “thème, sujet”.
Ang. in a like matter, upon the same subject, similarly.