Études d’argumentation: Développements contemporains

ÉTUDES D’ARGUMENTATION
Développements Contemporains

L’histoire longue des études d’argumentation rejoint celle de la rhétorique, de la dialectique et de la logique.
Comme discipline aspirant à une certaine autonomie, les études d’argumentation n’apparaissent qu’après la Seconde Guerre Mondiale. Il est néanmoins possible de noter des inflexions au cours de cette histoire courte.

1. L’histoire longue : dialectique, logique, rhétorique

Antiquité gréco-latine

Du point de vue des disciplines classiques, l’argumentation est liée à la logique, “art de penser correctement”, à la rhétorique, “art de bien parler”, et à la dialectique, “art de bien dialoguer”, c’est-à-dire de bien articuler son intervention et sa pensée à celle des autres. Cet ensemble forme la base du système dans lequel l’argumentation a été pensée depuis Aristote jusqu’à la fin du XIXe siècle.

L’argumentation y est vue comme une théorie de la pensée inférentielle en langage ordinaire, dont l’exposé est capable de convaincre. Le cœur de l’argumentation est constitué par la théorie des types d’arguments, et d’une réflexion sur la question de la validité des argumentations. Cette validité dépend de la qualité des prémisses et de la fiabilité des lois qui permettent d’en dériver des conclusions.

Époque moderne

Elle est marquée, depuis la Renaissance, par la décadence des pratiques dialectiques comme instrument de recherche de la vérité (Ong 1958) et une critique de la logique aristotélicienne comme instrument exclusif ou essentiel de la pensée scientifique. De nouvelles méthodes fondées sur l’observation et l’expérimentation, faisant de plus en plus appel aux mathématiques, s’imposent. La rhétorique est ramenée aux figures de style et aux considérations de style littéraire.

Fin XIXe, début XXe siècle

À la fin du XIXe siècle, l’argumentation rhétorique est délégitimée comme source de savoir et rattachée aux seules belles-lettres ; la logique est formalisée et devient une branche des mathématiques. Les études d’argumentation restent vivantes en droit et en théologie.

Depuis le milieu du XXe siècle, s’élabore une réflexion autonome sur l’argumentation.

2. Un symptôme : les titres

Jusqu’à la parution du Traité de l’argumentation, les ouvrages intitulés Argumentation ne proposent pas de théorie de l’argumentation, mais des argumentations sur des sujets précis, comme le montrent leurs titres, par exemple :

1857 — Discussion sur l’éthérisation envisagée au point de vue de la responsabilité médicale, argumentation. Par Marie Guillaume, Alphonse Devergie.
1860 — Argumentation sur le droit administratif de l’administration municipale. Par Adolphe Chauveau.
1882 — La question des eaux devant la Société de médecine de Lyon. Argumentation en réponse au rapport de M. Ferrand. Par M. Chassagny. P.-M. Perrellon.
1922 — Argumentation de la proposition polonaise concernant la frontière dans la section industrielle de Haute-Silésie.

La nature de l’argumentation est précisée par un complément en sous-titre : argumentation à propos de, sur… Le titre Argumentation fonctionne en gros comme Essai ou Thèse dans la littérature actuelle, pour désigner un genre. Si tel est le cas, on doit constater que l’apparition du genre “[ouvrage théorique sur l’]Argumentation” est corrélative de la disparition du genre “Argumentation [sur –]”, du moins sous ce titre.

En anglais, il existe une tradition d’ouvrages intitulés utilisant “Argument” et “Argumentation” dans leurs titres. Certains de ces ouvrages proposent des argumentations en faveur d’une position, comme les suivants :

Yale C., Some Rules for the Investigation of Religious Truth ; and Some Specimens of Argumentation in its Support, 1826.

Dans la première moitié du XXe siècle, de nombreux ouvrages de formation à la composition ou au débat sont publiés, dans lesquels les objectifs pédagogiques se mêlent à des considérations plus théoriques. Aux États-Unis, ils sont liés aux pratiques des départements de Speech Communication ou des départements d’anglais.

Lever R., The Arte of Reason, Rightly Termed Witcraft; Teaching a Perfect Way to Argue and Dispute, 1573.
Brewer E. C., A Guide to English Composition : And the Writings of Celebrated Ancient and Modern Authors, to Teach the Art of Argumentation and the Development of Thought, 1852
Foster, W. T., Argumentation and Debating, 1917.
Baird A. C., Argumentation, Discussion and Debate, 1950.

Un des plus connus est sans doute :

Whately R., Elements of Rhetoric Comprising an Analysis of the Laws of Moral Evidence and of Persuasion, with Rules for Argumentative Composition and Elocution, 1828.

Malgré son titre, l’ouvrage de Toulmin The Uses of Argument (1958) ne relève pas de cette tradition. Aucun livre de ce genre ne figure dans sa bibliographie, et il ne cite aucun ouvrage de rhétorique.

3. 1958 et après : les champ des études d’argumentation

Une date clé, 1958

1958 est une date clé, où sont parus deux ouvrages fondamentaux :

Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, 1958, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique.
Stephen E. Toulmin, 1958, The Uses of Argument [trad. fr. 1993, Les usages de l’argumentation].

Ces titres sont les plus connus d’une constellation d’ouvrages qui tous contribuent à définir la nouvelle thématique de l’argumentation.

Les “Public Relations” : un point de vue non rhétorique et non argumentatif sur la persuasion:

Vance Packard, 1957, The Hidden Persuaders [trad. fr. 1958, La persuasion clandestine]

Spin doctors : les nouveaux éthologuesAccord

— Sur le langage de la propagande :

Serge Tchakhotine, 1939, Le viol des foules par la propagande politique.
Jean-Marie Domenach, 1950, La propagande politique.

— En droit :

Theodor Viehweg, 1953, Topik und Jurisprudenz [Topique et jurisprudence].

— Pour la rhétorique comme fondement de la littérature et de la culture occidentale :

Ernst Robert Curtius, 1948, Europäische Litteratur und Lateinisches. Mittelalter [trad. fr. 1956, La littérature européenne et le Moyen Âge latin]

— Pour une reconstruction historique systématique du champ de la rhétorique :

Heinrich Lausberg, 1960, Handbuch der literarischen Rhetorik [Manuel de rhétorique littéraire].

— Pour une histoire des aventures de la dialectique autour de la Renaissance :

Walter J. Ong, 1958, Ramus. Method and the decay of dialogue.

Des théories généralisées de l’argumentation

Ces théories ont été développées, essentiellement en français, dans une perspective logico-linguistique à partir des années 1970 :

Oswald Ducrot, 1972, Dire et ne pas dire ; 1973, La preuve et le dire.
Oswald Ducrot et al. 1980, Les mots du discours.
Jean-Claude Anscombre & Oswald Ducrot, 1983, L’argumentation dans la langue.

Jean-Blaise Grize, 1982, De la logique à l’argumentation.

La tendance dialectique–critique

Les travaux de Perelman & Olbrechts-Tyteca s’inscrivent dans la tradition de l’argumentation rhétorique, issue de la Rhétorique d’Aristote. Dans le même ordre d’idées, Hamblin a repris la vision de l’argumentation comme pensée dialectique et critique, fondée sur le concept de fallacie, issue des Réfutations Sophistiques d’Aristote :

Charles L. Hamblin, 1970, Fallacies [Paralogismes, Sophismes].

Cet ouvrage a particulièrement influencé les courants de la pragma-dialectique et de la logique informelle, qui ont également relancé la recherche sur les types d’arguments.

Le courant pragma-dialectique

L’approche pragma-dialectique a été développée à partir des années 1980 par Frans van Eemeren et Rob Grootendorst. Elle refonde les études d’argumentation sur les actes de langage, la pragmatique linguistique et une nouvelle conception de la dialectique. Ils ont élaboré un puissant système de règles pour l’évaluation des arguments permettant la résolution rationnelle des divergences d’opinion, V. Norme, Règles, Évaluation.

Frans H. van Eemeren & Rob Grootendorst, 1984, Speech acts in argumentative discussions: A theoretical model for the analysis of discussions directed towards solving conflicts of opinion, 1984.
Frans H. van Eemeren & Rob Grootendorst, 1992, Argumentation, communication, and fallacies.
Frans H. van Eemeren et Rob Grootendorst, 2004, A systematic theory of argumentation : The pragma-dialectical approach.

En français, l’ouvrage suivant propose une introduction à la pragma-dialectique :

Frans H. van Eemeren & Rob Grootendorst, 1996, La nouvelle dialectique (trad. de Argumentation, communication, and fallacies, 1992).

Depuis 1986, The International Society for the Study of Argumentation organise un colloque de référence, The ISSSA Conference on argumentation. On peut considérer que ses Proceedings proposent un état de l’art de la discipline, renouvelé tous les quatre ans depuis 1987 (Eemeren et al. [ISSA]).
Le Handbook of Argumentation theory (2014) de van Eemeren & al présente un état de la recherche en argumentation.

La Logique informelle (informal logic)

La logique informelle d’Anthony Blair, Ralph Johnson et Douglas Walton lie l’argumentation à une logique et à une philosophie qui prennent en compte les dimensions ordinaires du discours et du raisonnement. La notion de schème argumentatif est redéfinie de façon à intégrer les contre-arguments correspondants, ce qui permet de renouveler la méthode d’évaluation des arguments, au service du développement de la pensée critique (critical thinking).

Howard Kahane, 1971, Logic and Contemporary Rhetoric: The Use of Reason in Everyday Life.
Ralph H. Johnson et J. Anthony Blair, 1977, Logical Self Defense.
Ralph H. Johnson, 1996, The Rise of Informal Logic.

Anthony Blair, Ralph H. Johnson, 1980, Informal Logic : The First International Symposium.
John Woods & Douglas Walton, 1989, Fallacies. Selected Papers 1972-1982.
Douglas Walton, Chris Reed, Fabrizio Macagno, 2008, Argumentation Schemes.
Anthony Blair, 2012, Groundwork in the Theory of Argumentation.

En français, l’ouvrage suivant propose une traduction d’études qui se rattachent à ce courant :

John Woods et Douglas Walton, 1992, Critique de l’argumentation. Logiques des sophismes ordinaires.

L’argumentation dans les interactions ordinaires

Ces différentes écoles ont construit des théories articulées du champ de l’argumentation, qui accordent une importance particulière au dialogue. Certaines approches s’ouvrent aux problématiques de l’interaction ordinaire. Les premières études faites dans cette perspective se trouvent dans :

Robert Cox et Charles A. Willard éd., 1982, Advances in Argumentation Theory and Research.
Frans van Eemeren et al. éd., 1987, Proceedings of the Conference on Argumentation 1986.
Scott Jacobs, Sally Jackson, 1982, “Conversational argument: a discourse analytic approach”.
Bilmes 1988, “Preference for disagreement”

Le concept d’argumentation développé dans la théorie de l’argumentation dans la langue est appliqué à l’analyse de la conversation dans :

Jacques Moeschler, 1985, Argumentation et Conversation.

Ouvrages d’introduction en français

Les ouvrages suivants proposent des visions globales du champ de l’argumentation, en français:

Pierre Oléron, 1983, L’argumentation.
Gilles Declerq, 1993, L’art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires.
Jean-Jacques Robrieux, 1993, Éléments de rhétorique et d’argumentation.

Christian Plantin, 1995, L’argumentation.
Philippe Breton, 1996, L’argumentation dans la communication.

Georges Vignaux, 1999, L’argumentation – Du discours à la pensée.
Ruth Amossy, 2000, L’argumentation dans le discours.
Mariana Tutescu, 2003, L’argumentation. Introduction à l’étude du discours.
Emmanuelle Danblon, 2005, La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique.
Christian Plantin, 2005, L’argumentation. Histoire, théories, perspectives.
Michel Dufour, 2008, Argumenter – Cours de logique informelle.
Marianne Doury, 2016. Argumentation. Analyser textes et discours

Parmi les ouvrages d’introduction à la rhétorique, en français :

Antelme-Édouard Chaignet, 1888, La rhétorique et son histoire.
Roland Barthes, 1970, “L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire”.

Michel Patillon, 1990, Éléments de rhétorique classique.
Olivier Reboul, 1991, Introduction à la rhétorique.

4. Liens aux disciplines voisines

Les principales écoles d’argumentation entretiennent des relations très diverses avec l’héritage rhétorique, dialectique, logique et grammatical, philosophique et pédagogique. Le tableau ci-dessous peut donner une idée de ces liens.

Nouvelle rhétorique

Argumentation dans la langue Logique naturelle  

Fallacy Theory Hamblin

 

Pragma- dialectique

Logique informelle

Rhétorique

+++

+ + o ++ +
Dialectique + o o +++ +++ +++
Logique traditionnelle o o +++ +++ ++ +++
Grammaire, Linguistique o +++ ++ o ++ +
Philosophie +++ + + ++ +

+++

Pédagogie ++ o o o +

+++

o : pas de lien significatif
+ : le nombre d’étoiles indique l’importance du lien

5. Liens ou filiation entre les grandes écoles

Les flèches représentent les liens de solidarité ou de filiations entre les différentes écoles (flèches pleines : lien essentiel ; flèches pointillées : lien secondaire). Pour plus de lisibilité, le tableau a été divisé en deux.

6. Argumentation : Nommer un objet, un domaine et des spécialistes

On parle de l’émergence du champ de l’argumentation dans les années cinquante. L’expression est ambiguë : on ne parle évidemment pas du champ de l’argumentation comme ensemble des pratiques argumentatives. Il s’agit non pas du langagier, mais du métalangagier, d’un ensemble de réflexions articulées sur ces pratiques, cherchant à se définir de manière autonome, notamment par rapport à la logique et à la rhétorique. Elle est aussi trop rapide : la réflexion articulée sur l’argumentation ne date certes pas d’un demi-siècle, mais de plus de deux millénaires. On veut donc simplement dire par là que, depuis les années cinquante, s’est constituée une communauté d’étude, appuyée sur des enseignements à tous les niveaux, qui se réclame non plus de la logique ou de la rhétorique, mais simplement de l’argumentation tout court.

Comment désigner un champ d’étude, un objet d’étude, des spécialistes ? La situation est claire lorsque chacune de ces réalités bien distinctes est désignée par un terme spécifique. C’est le cas par exemple de la sociologie, science des sociétés, prise en charge par les sociologues. La situation est déjà plus compliquée avec économie, le terme désignant à la fois l’économie réelle (production et consommation des biens et des services ; en anglais, economy) et l’économie comme science étudiant cet objet (en anglais, economics) ; les spécialistes sont appelés économistes (anglais economists). Le terme argumentation désigne à la fois l’objet de l’étude et l’étude elle-même, ou “théorie de l’argumentation”. Un ouvrage intitulé Argumentation peut très bien n’en contenir aucune, de même que, selon la plaisanterie traditionnelle, on peut ouvrir un ouvrage intitulé Fallacies sans craindre que ce titre ne soit une description adéquate du contenu.

L’apparition spectaculaire d’ouvrages titrant sur le mot argumentation masque une réalité plus profonde, liée au changement de statut de la logique. Au fond, on parle actuellement d’argumentation pour désigner un domaine ou un ouvrage théorisant ce domaine parce que le mot logique n’est plus disponible depuis la révolution formelle de la fin du xixe siècle. Tous les anciens ouvrages intitulés Logique, reprenant la logique aristotélicienne considérée comme art de penser, sont réellement des théories, des traités de l’argumentation.

Mais, depuis la mathématisation de la logique à la fin du xixe siècle (Auroux 1995), l’intitulé Logique ne peut convenir qu’à un ouvrage de logique formelle. Font exception de rares ouvrages comme les Éléments de logique classique de Chenique (1975, t. I : L’art de penser et de juger ; t. II : L’art de raisonner), ou surtout la Petite Logique de Maritain ([1923]), qui est peut-être un des derniers ouvrages en français proposant sous l’intitulé simple Logique un art de penser (néo-) aristotélicien. Cette logique est en un sens la première de la série de logiques “non formelles”, “substantielles”, “naturelles”… qui ont fleuri à la fin du siècle dernier ; c’est un traité de l’argumentation comme théorie de la pensée naturelle, en langue naturelle.

On reste donc avec un problème de la dénomination du champ par un terme unique non ambigu ; on pourrait, en suivant l’exemple de la polémologie et de la didactologie, penser à argumentologie. Quant au nom des spécialistes de l’argumentation, la même logique appellerait argumentologue, figure bien distincte de l’argumentateur. Les termes risquent d’apparaître inutilement jargonnants, voire ridicules, alors qu’ils seraient bien nécessaires. Quoi qu’il en soit, le dernier mot restera à l’usage et personne ne semble en ressentir actuellement le besoin urgent d’une nouvelle terminologie. Le terme argumentology ne figure pas dans les monumentaux et fondamentaux Proceedings on the Fourth International Conference of the International Society for Study of Argumentation de 1999 ; une seule occurrence en 2003, une également en 2007 ; il n’y a aucune occurrence d’argumentologue ou d’un nom dérivé pour le spécialiste (van Eemeren et al. éd. 1999, 2003, 2007).