FOI – SUPERSTITION
La foi au sens de “confiance” est le résultatif de la persuasion accomplie. Thomas d’Aquin a organisé le rôle de l’argumentation dans la prédication de la foi.
La superstition est le nom que les athées donnent à la foi, et que les croyants donnent aux autres croyances.
1. Foi et argumentation
1.1 Foi en rhétorique ancienne et contemporaine
Foi vient du latin fides, “foi, confiance, force persuasive”. Fides et foi appartiennent au lexique rhétorique du latin comme du français contemporain, où ils désignent la confiance, le résultatif de l’acte de persuader, “faire foi”, persuadé “avoir foi en …” [1]
1.2 Les contenus révélés comme arguments
Les vérités révélées peuvent être utilisées comme arguments condamnant ou justifiant une certaine conduite ; nous suivons la Loi parce que notre Dieu nous l’a donnée ; parce que nous l’aimons ; parce qu’Il récompensera ses fidèles, les bons, et punira les méchants ; nous nous abstenons de telle nourriture parce qu’Il l’a voulu ainsi.
Les appels aux croyances religieuses peuvent être rejetés comme des appels à la superstition.
1.3 Les contenus révélés comme vérités
Certains théologiens opposent la foi à la raison et à l’argumentation. Selon saint Ambroise, cité par Thomas d’Aquin, « qu’on rejette les arguments là où c’est la foi qu’on cherche » [2] (V. Paradoxe, §1). Les vérités révélées ont la préséance sur toutes les autres formes de vérité ; essayer de démontrer une vérité révélée serait la dégrader.
Par ailleurs, pour un croyant, les arguments fondés sur la foi ne doivent pas être confondus avec les arguments fondés sur l’autorité ; la première est d’origine divine, la seconde humaine. Savoir si la tradition religieuse est d’origine humaine ou divine est une question qui divise les théologiens. En tout cas, la foi est autre chose que la soumission à l’autorité.
Mais la préséance de la foi n’invalide pas la nécessité de l’argumentation ; Thomas d’Aquin distingue trois types de situations argumentatives, selon que le prédicateur ou le missionnaire s’adresse à des chrétiens, à des hérétiques ou à des incroyants.
— Vis-à-vis d’un auditoire chrétien, l’argumentation est utile dans deux cas, d’une part pour mettre en relation deux articles de foi, dont on montre que l’un est logiquement déductible de l’autre, par exemple, si l’on croit à la résurrection du Christ, on doit croire à la résurrection des morts.
D’autre part, elle permet d’étendre le domaine de la foi à des vérités secondes, dérivées des vérités premières. L’argumentation permet la manifestation de ces vérités secondes.
Ces argumentations renforcent la cohérence du corps de doctrine.
— Face aux hérétiques qui sont d’accord sur un point du dogme, l’argumentation permet de montrer qu’ils doivent aussi accepter les autres. On retrouve le premier des cas précédents. C’est une argumentation par la cohérence du dogme.
Pour les hérétiques comme pour les croyants, l’argumentation de la foi est fondée sur des arguments postulés comme vrais parce que tirés du corpus des vérités révélées.
— Face aux incroyants, l’argumentation par la cohérence du dogme ne fonctionne pas, puisqu’il n’y a pas de connaissance partagée.
L’argumentation est alors essentiellement ad hominem. On montre par l’argumentation que leurs croyances sont contradictoires (Trottman 1999, p. 148-151).
On voit que le Docteur Angélique n’excluait pas du champ de l’argumentation les situations de désaccord profond, V. Désaccord.
2. Ad superstitionem, “Appel à la superstition”
Lat. arg. ad superstitionem, de superstitio, « superstition ; observation trop scrupuleuse ; objet de crainte religieuse ; vénération » (Gaffiot, Superstitio).
Un croyant légitime certaines de ses actions par ses croyances :
Je ne travaille pas le dimanche, parce que Dieu l’a ordonné ; parce que lui-même s’est reposé le dimanche.
Je suis contre le mariage homosexuel, parce que Dieu a créé l’homme homme, et la femme, femme, n’est-ce pas?
Un libre penseur considère que ces croyances sont des superstitions et que ces justifications sont fallacieuses.
L’étiquette “appel à la superstition” a été introduite par Bentham de façon bien précise, en lien avec les institutions politiques. Si l’on croit que ces institutions sont fondées sur la loi divine, alors elles sont tout aussi intouchables que la Parole qui les a établies : le Régime existant est sacré, et nous avons juré de le maintenir.
Bentham considère que ce genre de justification de l’immobilisme est sophistique, V. Topiques politiques :
Sophisme des serments ; ad superstitionem : “Mais nous avons juré !”
Sophisme des lois irrévocables : “Mais cela nous obligerait à changer la loi !” ([1824], p. 402)
Il soutient que les institutions et les lois doivent évoluer, et qu’en conséquence, il n’y a pas d’engagement irrévocable (irrevocable commitment).
Dans une conception religieuse du pouvoir, les engagements politiques pris sous serment engagent la divinité ou quelque pouvoir surnaturel sacré. Les Pères fondateurs “qui en savaient plus que nous”, et “à qui nous devons tout” sont des demi-dieux. Manquer à cet engagement constituerait non seulement un manque de respect vis-à-vis des Puissances fondatrices, mais aussi une faute religieuse ou morale susceptible d’attirer une vengeance surnaturelle.
On peut supposer que ces menaces sont la contrepartie de promesses récompensant la soumission à la Loi surnaturelle. Dans ce cas, l’argument représente une version quelque peu matérialiste de l’argument de la foi.
Les citoyens ordinaires, non cyniques, considèrent que les politiciens doivent honorer leurs engagements électoraux. Il serait difficile pour les politiciens défaillants d’invoquer le sophisme d’engagement irrévocable pour justifier perpétuellement leurs renversements d’alliance et de programmes.
[1] Exemples de Gaffiot:
fidei causa Sall. J. 85, 29, “pour inspirer confiance ”?
res quæ ad fidem faciendam valent Cic. de Or. 2, 121, “les ressorts qui servent à emporter l’adhésion (persuader)”.
imminuere orationis fidem Cic. de Or. 2, 156, “affaiblir la (confiance dans un discours) force persuasive d’un discours”.
[2] (Thomas d’Aquin, Somme, Part. 1, Quest. 1, Art. 8 Cette doctrine argumente-t-elle ?)